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Dossier

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

19-12-2019

Propos recueillis par Valérie de St-Do, journaliste et autrice

 

Ethnologue et anthropologue, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Michel Agier est un chercheur engagé. Observateur de longue date des déplacements de population et des conditions de regroupements des réfugié·es et exilé·es, il est l’auteur de multiples ouvrages sur ce qu’il désigne comme les marges de la mondialisation. Partisan de l’ouverture des frontières, il était conseiller scientifique de l’exposition Habiter le campement présentée à l’été 2015 à la Cité de l’architecture de Chaillot à Paris. Ce texte a été initialement publié dans la revue Archipels en 2016. Vu l’importance des travaux de Michel Agier autour des camps, il nous a semblé intéressant de remettre à l’honneur cet entretien, dans lequel il aborde la question de l’accueil, des frontières, mais aussi la notion d’encampement.

Le discours sur les migrant·es est envahi par le vocabulaire de la « crise », comme si seul ce mot pouvait qualifier des déplacements de population. Quel est votre regard sur cette notion en lien avec l’histoire des migrations ?
On peut relativiser la notion de « crise migratoire » dans le temps et l’espace. À la suite de ce qu’on a nommé les « printemps arabes », des déplacements importants ont effectivement lieu depuis la Syrie et l’Irak. À l’échelle de la Syrie, on peut parler de « crise » avec 8 millions de déplacements forcés, dont 4 à l’extérieur du pays, sachant que la majorité de ces déplacé·es va vers les pays limitrophes. Il y a 1 million de Syrien·nes au Liban, soit une proportion importante pour un pays de millions d’habitant·es.

Mais c’est une crise à relativiser dans le temps. Cette hausse du chiffre de déplacements par rapport à la situation normale – si tant est qu’une situation normale puisse exister – ne s’est pas manifestée d’un coup ! Depuis 2012, les organisations internationales, notamment le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), ont alerté les pays européens sur la nécessité d’instaurer des programmes de réinstallation, qui ont été refusés. Nous sommes donc face à une situation créée par les goulets d’étranglement. En empêchant les gens de passer, c’est l’Europe qui manifeste sa crise vis-à-vis des mouvements de population.

Sachant que sur le plan démographique, on ne peut pas parler de « crise des réfugié·es » en Europe : même en s’appuyant sur les statistiques les plus élevées, les migrant·es ne représentent pas même 0,1 % de la population européenne ! Et dans l’espace, les mouvements de population en direction de l’Europe restent relativement modestes comparés à ceux observés à l’intérieur du continent africain ou au Moyen-Orient, voire en Amérique latine dans les années 1980 ou 1990.

L’idée de crise caractérise les États-nations européens et ne se rapporte pas aux migrant·es : on le voit avec la Grèce et les relents nationalistes au Royaume-Uni !

Et les crises réelles sont celles vécues par les arrivant·es, Syrien·nes, Irakien·nes du Kurdistan, Afghan·nes, Érythréen·nes, Libyen·nes, confronté·es à des ruptures et bifurcations dans leur existence.

En remontant l’histoire, ne serait-ce qu’au XXe siècle, peut-on dater le discours qui voit en l’immigration un danger, alors même que la France, par exemple, a initié une politique volontariste d’ouverture des frontières dans l’après-guerre pour œuvrer à sa reconstruction ?
Ce discours n’est jamais très stable. La figure de l’étranger·ère indésirable apparait au début du XXe siècle avec les Tsiganes, parmi les premier·ères à être placé·es dans des camps, puis avec les réfugié·es espagnol·es après la guerre civile – qui ont pourtant vu des élans de solidarité sur le territoire. Ce sont des situations qui ont vu l’État traiter une partie de la population comme indésirable.

La France est marquée par la singularité du contexte post-colonial ; les entreprises françaises sont allées puiser de la main-d’œuvre dans les anciennes colonies, profitant d’une relation de dépendance. Mais l’idée d’une population étrangère dangereuse était répandue dans l’administration territoriale dès les années 1960. À la fin des Trente Glorieuses, en 1974, le patronat ne souhaitait pas l’arrêt de l’immigration, c’est l’administration qui l’a voulue. Le contexte post-colonial est doublement marqué par le besoin économique de faire venir des travailleur·ses et par l’inquiétude de l’administration face à l’arrivée d’ancien·nes colonisé·es. Toutes les anciennes métropoles ont un rapport avec l’étranger·ère, marqué par cette expérience coloniale.

Vous êtes l’auteur de La condition cosmopolite, condition aujourd’hui paradoxale. Nos sociétés occidentales ont fait mine d’encenser le cosmopolitisme, la mobilité – réservés certes à une certaine classe sociale – pour se crisper aujourd’hui sur le repli identitaire et le rejet. On vantait par exemple le modèle multiculturel de Londres juste avant que la campagne du Brexit ne se joue sur une xénophobie décomplexée. Comment analysez-vous cette tension ?
Quelles que soient nos postures envers la mondialisation, nous sommes tou·tes de plus en plus cosmopolites, y compris celles et ceux qui souhaitent vivre replié·es sur eux·elles-mêmes ! Une part de plus en plus importante de notre quotidien nous confronte aux situations de frontières, à l’inconnu, au non-familier. Nous sommes tenu·es de découvrir l’étranger·ère, au sens de stranger plutôt que de foreigner : l’autre dans ce qu’il ou elle a d’étrange.

Cette diffusion accrue d’un cosmopolitisme banal est un constat anthropologique. En 1994, Zygmunt Bauman établissait une distinction entre les « locaux », n’ayant pas les moyens de se déplacer, et les « globaux », représentants d’une élite mondialisée circulant dans le monde en toute liberté. Mais aujourd’hui les migrant·es ressemblent beaucoup aux « locaux » : ce sont des gens plutôt modestes qui, dans une situation de crise politique, économique, écologique, n’ont pas d’autre choix que de partir et se déplacent dans des conditions beaucoup plus difficiles que celle des « cosmopolites de luxe » ! Il·elles passent les frontières dans un canot et non à l’aéroport, se confrontent à des langues inconnues, doivent affronter des attitudes auxquelles il·elles n’étaient pas préparé·es. C’est un cosmopolitisme ordinaire. L’expérience de la situation de frontière se multiplie et, dans cet exercice, les migrant·es sont en avance.

Nous sommes dans un monde où une multiplicité de catégories sociales deviennent cosmopolites, certaines plus que d’autres. Je fais l’hypothèse que celles et ceux qui sont parti·es mais pas encore vraiment arrivé·es et inséré·es dans un pays avec logement et emploi font davantage que nous l’expérience du monde, précisément parce qu’il·elles ne bénéficient pas des mêmes protections que nous lorsque nous montons dans un avion, dormons dans un hôtel où l’on parle une langue que nous comprenons ou arpentons des centres commerciaux identiques d’un pays à un autre ! Les privilégié·es sont toujours chez eux·elles, tandis que quelqu’un qui met des jours ou des mois à passer une frontière et découvre l’hostilité des gens qui lui ressemblent fait l’expérience d’une autre relation au monde. Sur cette base sociale, il s’esquisse peut-être quelque chose comme l’idée d’une cosmopolitique, une politique qui prenne cette dimension mondiale en considération.

« Habiter le campement » est à cet égard une exposition assez déconcertante, parce qu’elle juxtapose des situations de nomadisme de luxe avec des images d’encampement forcé et d’extrême précarité…
C’est assez déroutant en effet de constater que la yourte peut aussi bien abriter un week-end en amoureux dans le Loir-et-Cher que des travailleurs mongols sur un chantier. L’exposition montre la dimension d’altérité du campement : quelque chose qui nous effraie par son caractère exceptionnel, pauvre, précaire, et qui représente pourtant un temps un idéal de contremonde, où peuvent se retrouver les travellers, les campeur·ses, les festivalier·ères, les cultes new age, etc. Pour quelques jours, on y invente un autre mode de vie, un autre monde, une autre culture. Et c’est cet autre incarné par le camp qui peut susciter de gros malentendus.

Votre définition des migrant·es comme « locaux » assez modestes qui n’ont d’autres choix que de se déplacer peut s’appliquer à des populations adoptant les positions les plus réfractaires vis-à-vis des migrations récentes. Alors que les Polonais·es se sont expatrié·es massivement ces quinze dernières années, leur pays est l’un des plus crispés contre l’accueil de réfugié·es. L’Europe est riche d’exemples de « locaux » assez modestes ayant émigré tout au long des XIXe et XXe siècles – Irlandais·es, Italien·nes, Polonais·es – et qui aujourd’hui s’opposent aux nouveaux·elles arrivant·es.
Celles et ceux qui veulent s’enfermer sur un pays, un territoire, un quartier portent une vision du monde que j’appelle l’encampement chacun dans son camp. Cela se traduit par les ghettos de luxe, mais aussi ceux des classes moyennes. Les gated communities ne sont pas réservées aux riches : en Amérique latine, en Égypte, les gens qui sortent de la pauvreté se protègent.

L’accès à une vision du monde élargie peut inciter à s’enfermer. C’est très inquiétant, parce que s’enfermer, c’est s’isoler et finir par disparaitre : comme on ne peut empêcher les autres de circuler, on annihile toute possibilité de relation autre que microlocale.

Mais cette manière sécuritaire d’être au monde représente aussi une forme d’illusion et d’utopie : celle de l’enfermement sur le noyau familial. Illusion animée par une crainte de l’inconnu qui n’a pas de couleur politique même si elle est utilisée politiquement.

C’est une réflexion à approfondir pour comprendre les montées de l’extrême-droite. Dans ce conflit entre les gens qui se déplacent et ceux qui restent, il y a une lourde responsabilité des élites, qui utilisent les craintes existentielles de celles et ceux dont les horizons sont réduits pour en faire des slogans autour de la peur.

D’un point de vue anthropologique, comment s’analyse cette peur de l’inconnu ?
C’est le propre d’une société. Dans les sociétés patrilinéaires traditionnelles étudiées par les anthropologues, on a besoin de l’exogamie ; il faut des femmes étrangères pour reproduire le lignage dans les sociétés patrilinéaires. Et les commerçant·es sont toujours étranger·ères aux systèmes d’échanges internes fondés sur la dette généralisée : pour vendre et établir une relation contractuelle, il faut ne rien devoir à personne. C’est un fondement de l’anthropologie des mondes commerçants : l’étranger·ère est une figure de la liberté par rapport aux contraintes sociales.

Et chaque société produit des fantasmagories sur l’étranger·ère : il·elle est d’un aspect différent, fait peur aux enfants, mais on a besoin de lui·elle. La perception de l’inconnu évolue finalement assez peu. Ce sont les échelles et les dimensions politiques de cette perception qui ont changé, aussi à cause des décideur·ses qui transfèrent ces émotions, sentiments, peurs existentielles dans le champ politique.

Le campement n’est précisément pas le camp au sens où vous l’avez décrit…
La « forme camp » suppose trois termes : de l’exception, de l’extraterritorialité et de l’exclusion. De ce point de vue, les lieux montrés dans l’exposition ne sont pas égaux. Le camp est voulu par une autorité qui applique sa souveraineté pour loger certaines populations indésirables qu’on veut tenir en dehors de la ville ; c’est dans cette configuration qu’on encampe des gens.

Le campement voit des gens occuper eux-mêmes un lieu pour en faire un abri dans un contexte a priori hostile. Sa genèse est différente. Ce n’est pas un lieu fermé et fixe.

Vous liez le choix de l’encampement – là où l’on pourrait imaginer des villes-refuges (il y a en Europe deux fois plus de logements inhabités que de demandeur·ses de logements) – à la volonté de fabriquer de l’invisibilité ?
C’est une tendance qui accompagne la croissance des moyens techniques d’une mobilité, par laquelle les États-nations se sentent menacés. Parallèlement, ces États rétrécissent leur emprise sur le monde, en se défaussant sur l’humanitaire et la sécurisation privée. Il existe une dénationalisation organisée par les États-nations eux-mêmes pour maintenir une partie de la population « à l’extérieur », qui se cristallise sur la solution du camp. Mais être hors de l’État-nation ne vous fait pas disparaitre de la planète ! C’est une perspective inquiétante qui place des millions d’humains dans une extériorité aux sociétés. On est dans une crise de l’efficacité de l’idée même d’État-nation. Et l’Europe est incapable de tirer une réflexion vers le haut pour sortir de cette situation.

Le monde économique a-t-il besoin de l’encampement ?
On peut être économiquement utile et socialement indésirable. Deux tendances d’analyse de la mondialisation ont cours dans les sciences humaines. L’une met l’accent sur l’exploitation de la force de travail à l’échelle mondiale, l’autre sur la question des droits humains, du cosmopolitisme, du partage du monde. Ces deux orientations ne se rejoignent pas toujours, mais la question des camps peut les relier : elle concerne aussi bien les réfugié·es que les travailleur·ses « invité·es » dans certains pays, tels que la péninsule arabique, et cantonné·es dans des logements dont il·elles n’ont pas le droit de sortir.

Des architectes et des acteur·rices, tels celles et ceux de Peroun, travaillent sur une autre dimension du camp : son appropriation par celles et ceux qui y habitent, voire sa transformation en une urbanité potentielle. Quel est votre regard à ce sujet ?
L’un des premiers sujets sur lesquels j’ai travaillé est l’ethnographie urbaine des camps de réfugié·es, principalement en Afrique. Tous ces lieux ont des potentialités de transformation urbaine considérable. Le fait d’avoir une agglomération dense de populations hétérogènes est le propre de la genèse de la ville ! Ça ne fonctionne pas toujours : il faut un minimum d’accès aux ressources pour transformer les campements en baraques, puis les baraques en maisons, et pour permettre à leurs habitant·es de travailler avec la population locale pour gagner sa vie. Lorsque ces conditions sont réunies, les gens peuvent urbaniser leur mode de vie dans les camps. On l’a vu à Calais, dans un camp décidé par l’État pour tenir les réfugié·es à l’écart, géographiquement et socialement, de la ville et de leurs soutiens locaux. Des mobilisations d’organisations, d’associations et de particulier·ères venus de Grande-Bretagne, de Belgique, de Hollande ont pris le relais et permis un accès aux ressources démultiplié. Il y a donc eu transformation rapide du camp en « brouillon de ville ». C’est ce qui a fait peur à la mairie, à la préfecture et à l’État : ils voulaient rendre ce lieu invisible et c’est le contraire qui s’est produit. Les gens commençaient à pouvoir rester un peu, à trouver une certaine convivialité dans un processus urbain qui s’esquissait. D’où la destruction de la zone Sud…

Vos analyses distinguent nettement la frontière, comme situation d’expérience, et le mur ?
Je fais une différence fondamentale entre la frontière et le mur qui empêche de passer. La frontière est le lieu de la réciprocité, de la reconnaissance de soi et de l’autre. La situation de frontière, c’est la confrontation de plus en plus fréquente à des gens dont on ne connait pas les codes culturels. Cela exige des efforts de part et d’autre, qui passent par la coprésence, la cohabitation ou la négociation cosmopolite ! La frontière nous place dans la situation d’altérité, importante au regard de l’anthropologie. Si on la remplace par le mur, on s’enferme et on dépérit seul·e à l’intérieur de ces murs.

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Perou (France) : Pôle d’exploration des ressources urbaines. Association loi 1901 fondée en septembre 2012, le Perou est un laboratoire de recherche-action sur la ville hostile conçu pour faire s’articuler action sociale et action architecturale. S’en référant aux droits fondamentaux européens de la personne et au « droit à la ville » qui en découle, le Perou se veut un outil au service de la multitude d’« indésirables », non considéré·es comme habitant·es à part entière.

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Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
Édito

Anne-Sophie Sterck,
NIMIS groupe

Levons le camp !

Claude Fafchamps

Introduction
Les campements : espaces de résilience des mondes tsiganes au début du XXe siècle

Un article d’Adèle Sutre

Né hier

Une nouvelle de Basel Adoum

Qui fait vivre le « système camp » ?

Entretien avec Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann et Sarah Testa du NIMIS groupe

« La terre n’appartient à personne » – Récits des centres fermés en Belgique

Pauline Fonsny et Anaïs Carton

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

Ô mon frère en exil

Un poème de Hassan Yassin

D’un camp à l’autre – Iphigénie à Kos

Un article de Maria Kakogianni

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Un article de Roland de Bodt

Le business des camps

Un article de Thibault Scohier

Camps de réfugié·es : un instrument dans une politique globale de contrôle des migrations

Entretien avec Clara Lecadet

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl, photographes membres du Kolektif 2 Dimansyon.

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl

Encart – La frontière entre Haïti et la République dominicaine. Tentative de contextualisation
La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Un article de Baptiste De Reymaeker

Du camp à la ville

Un article de Nimetulla Parlaku

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

Les camps, une gestion des réfugié·es qui questionne

Entretien avec Alice Corbet

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

« On a gagné le campement » – Des formes de la halte aux régimes de négociation de la présence voyageuse

Un article de Gaëlla Loiseau

Kolektif 2 Dymansion