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Notices bibliographiques

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur pour la revue Politique

19-01-2022

La Zone du Dehors, CyLibris, 1999 première édition, 494 pages.
Les Furtifs, La Volte, 2019, 688 pages.

Présentation

Vingt ans séparent la parution de La Zone du Dehors et celle des Furtifs. Entre la première et la dernière œuvre éditée de l’écrivain de science-fiction, Alain Damasio, un même thème central : celui de la pire société et des moyens de lutter contre son avènement. Ce couple – entre le devenir totalitaire d’une société et les contradictions humaines visant à le contrer – est au cœur de son processus d’écriture. Il s’agit, en quelque sorte, de son moteur, de sa tension créatrice. Mais en vingt ans, le capitalisme et les luttes sociales ont évolué, comme leurs frictions.

Deux dystopiesn

La Zone du Dehors : en 2084, les êtres humains ont essaimé dans le système solaire. Sur une lune (imaginaire) de Saturne, une cité prétend avoir découvert le meilleur système de gouvernement : la démocratie méritocratique. Tous les deux ans, les citoyen·nes s’attribuent, réciproquement, une note synthétisant leurs qualités sociales. Plus la note est élevée, plus le·a citoyen·ne dispose d’un poste important jusqu’à se retrouver à la tête de l’État-cité. Ce classement détermine aussi le nom des personnes – la notion d’individualité étant rejetée –, et leurs avantages au sein de la société. Mais l’évaluation de tout·e un·e chacun·e passe aussi par un réseau complexe de capteurs vidéos et sonores. La cité pratique allègrement le panoptique, c’est-à-dire une surveillance tendant vers l’absolu, où l’État peut observer et juger les citoyen·nes en permanence.

Le livre, publié en 1999, raconte l’histoire d’une poignée de révolutionnaires (très majoritairement des hommes), réuni·es au sein d’une organisation baptisée la Volte. Il·elles militent, de diverses manières, pour enrayer la machine du classement global et pour brouiller la toile de surveillance. Dans La Zone du Dehors, Damasio insiste sur l’importance de l’autocontrôle et du consentement d’une bonne part de la population pour expliquer le maintien d’une dictature faussement douce. Inversement, il montre que le combat des « volté·es» ne passe pas seulement par une confrontation et un sabotage des moyens de l’État de surveillance mais aussi par une capacité de conviction et de désir d’un monde différent. Au fil de l’intrigue, une minorité toujours plus forte de citoyen·nes va remettre en cause classements et normes, pour finalement sortir de la cité et fonder des alternatives. La conclusion, sans la révéler, est plutôt pessimiste.

Les Furtifs : en 2041, la France a été quasiment entièrement privatisée. Non seulement ses industries, entreprises et services publics mais aussi… ses écoles, ses rues et ses villes. Celles-ci, en banqueroute, se sont vendues à des groupes privés qui les ont remodelées pour les calquer sur les fantasmes néolibéraux les plus décomplexés : les citoyen·nes sont divisé·es en catégories, de la plus banale à la « premium». L’accès aux rues est régenté par ce statut, comme les différents emplois et services. La publicité est omniprésente, les lieux publics sont remplis de capteurs qui déclenchent sans arrêt des réclames ciblées. Une nouvelle génération de smartphones, commercialisés sous forme de bague, superposent à la réalité une couche d’images virtuelles.

L’histoire principale suit un père en quête de sa fille disparue, volatilisé un beau jour dans sa chambre. Les coupables ? D’étranges créatures, appelées « les furtifs», dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’elles sont quasiment invisibles, se déplacent à une vitesse folle, changent de forme et qu’elles se figent et meurent sous le regard humain. La quête individuelle est le prétexte à une plongée dans les marges où des alternatives vivent, se développent, expérimentent. Le livre est riche en contre-mondes dans lesquels on sent une influence indéniable du zadisme et des modes de contestations contemporains. Sa fin est plus optimiste que celle de La Zone du Dehors et est même chargée d’une sorte d’enthousiasme.

NOUVEAUX CONTRÔLES, NOUVELLES ÉMANCIPATIONS

Dans ces deux dystopies, Alain Damasio explore deux versions totalitaires de l’avenir. La première, celle d’un État panoptique axé autour d’un principe de méritocratie poussé à l’extrême, n’est pas sans rappeler le crédit social chinois. Ce système de contrôle, que la Chine expérimente et met en place peu à peu depuis une dizaine d’années, est lui aussi basé sur une note sociale, attribuée aux citoyen·nes et qui conditionne leur accès à de nombreux services (soin, transport, etc.). La Zone du Dehors est de ce point de vue à la fois visionnaire et classique. Visionnaire parce qu’elle a dressé un portrait du crédit social chinois plusieurs années avant sa mise en place. Classique parce que ses moyens littéraires sont encore ceux de la dystopie traditionnelle : l’action se passe dans un espace relativement isolé et fermé – ici une cité perdue sur une lune – ; les protagonistes sont des « marginaux·les» qui remettent en cause un ordre établi qui va doucement s’effriter ; le contrôle est le fait d’un mariage entre un système technologique complexe et une idéologie se voulant absolue.

La deuxième tentative d’Alain Damasio est plus ambitieuse, à la fois parce qu’elle mélange les genres de la science- fiction et du fantastique et parce que l’auteur y réalise un travail de forme quasi-expérimental. Les dimensions totalitaires de cette société capitaliste « totale », sont toutes des extensions de notre société contemporaine. On se trouve face à l’inconnu connu ; à un futur effrayant parce que déjà reconnaissable dans le présent. Plus que jamais, la dystopie repose ici sur le socle des dominations réelles et quotidiennes de nos sociétés néolibérales. De la même manière, la contestation magnifiée et sublimée dans les Furtifs s’inspire de mouvements contemporains qu’ils soient anticapitalistes, écologiques, libertaires, etc. Les furtif sont une symbolisation de ces mouvements et de l’émancipation en général ; le symbole de la réinvention et, en même temps, d’une naturalité et d’une historicité de la « poíēsis», c’est-à-dire la création notamment des institutions humaines.

Ainsi, une des lignes de force des livres d’Alain Damasio est que tout germe totalitaire engendre une réaction antitotalitaire. Cette contradiction n’est pas linéaire et ne permet pas toujours son propre dépassement: dans La Zone du Dehors, la leçon finale est assez fataliste; dans Les Furtifs, au contraire, elle est presque trop optimiste quant à la capacité des luttes à se fédérer et à leur caractère spontané. Mais l’immense apport des ouvrages d’Alain Damasio est de renouveler l’imaginaire antitotalitaire, de lui donner une expression littéraire, contemporaine ; un panel d’images-scènes symboliques qui vont voyager, se répandre, créer des envies, des désirs et passions.

AMBITIONS ET LIMITES POLITIQUES

L’auteur ne cache pas ses inspirations philosophiques : il a travaillé sur Deleuze, Foucault et la french theoryn70. On croit entendre la voix de Gilbert Simondon, philosophe de la technique, dans ses livres. Surtout, Alain Damasio ne cache pas sa proximité avec différentes mouvances de la gauche révolutionnaire française, notamment ses héritières situationnistes, insurrectionnistes et libertaires. Les Furtifs sont peut-être l’une des premières représentations littéraires du zadisme et de l’esprit des zones à défendre qui fera date. Les scènes décrivant les affrontements entre militant·es et milicien·nes privé·es sont presque des décalques (sans doute un peu embellis et héroïsés) des chocs entre les Black Blocs et les policier·es.

Dans des sociétés où l’option révolutionnaire est largement criminalisée et isolée dans la sphère médiatique, il est d’autant plus ambitieux de vouloir lui donner une expression littéraire dans des genres populaires comme ceux de la science-fiction et du fantastique. Et c’est encore plus vrai quand l’éditeur, bien nommé La Volte, propose avec Les Furtifs une publication transmédias en sortant le livre avec un album dématérialisé. Même s’il faut bien admettre que la recherche stylistique et le gigantisme des manuscrits de l’auteur sont aussi des freins à l’élargissement de son lectorat.

Une autre limite, plus sérieuse, se situe dans l’écriture des personnages féminins qui est régulièrement critiquée par des féministes depuis la sortie de La Zone du Dehors. Leïla Bergougnoux, Nina Faure et Yéléna Perret ont rédigé un article synthétique sur la question, « La zone du cador. Révolution viriliste chez un “héros” de la gauche critique, Alain Damasio ». Dans un entretien donné à la revue Ballast, Alain Damasio répondait à ces critiques et promettait une évolution et plus de « maturité » dans ses récits futurs, tout en considérant avoir été dans la bonne direction avec Les Furtifs. La longue analyse (toujours en cours de publication) du collectif « La Dérivation » semble démontrer que de nombreux problèmes demeurent et que le débat est loin d’être clos. Cette situation, qui pose la question de la subjectivité et de la performativité de tout mouvement créateur, nécessiterait à elle seule, un article entier. Néanmoins, elle montre que l’imaginaire antitotalitaire doit se nourrir de visions diverses, plurielles et ne peut faire l’économie d’une critique des dominations autres que celle du capitalisme comme système économico-industriel.

COMPRENDRE/COMBATTRE PAR LA LITTÉRATURE

La démarche d’Alain Damasio a en tout cas l’immense avantage de rendre accessible les questions totalitaires – qu’est-ce qu’une société totalitaire? Quelles peuvent être ses formes ? D’où vient-elle? Comment est-elle présente dans la société actuelle? Comment la combattre? Quels projets lui opposer ? – à un public plus large et sous le prisme d’une démarche plus didactique. Il renouvelle le genre de la dystopie littéraire et montre que le lien entre « pire société » et « société meilleure » est inextricable. Si intrigue il y a, si mouvement il y a, il nait du conflit entre la domination et l’émancipation, entre la surveillance et la liberté, entre le contrôle et la capacité des êtres humains à choisir un destin politique.

Il est à espérer que les critiques faites par certaines militantes féministes fassent évoluer l’auteur et ouvre à son écriture des horizons nouveaux. Malgré leurs imperfections indéniables, La Zone du Dehors et Les Furtifs constituent la pointe émergente d’un iceberg « volutionnaire» en littérature. Des actions quotidiennes, des analyses critiques, des imaginaires au travail confluent pour creuser l’écart absolu entre ce qui est et ce qui pourrait être. Alain Damasio traite le totalitarisme non comme un concept historique mais bien comme une dimension essentielle de notre réalité politique et technique et lui promet des contradictions tout aussi réelles.

Mots clés
Contrôle – Dystopie – Littérature – Néo-libéralisme – Science-fiction – Surveillance

1

Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste.

2

Apparue dans les universités françaises à partir des années 1960 et américaines à partir des années 1970, la French Theory est un corpus postmoderne de théories philosophiques, littéraires et sociales, où la notion de déconstruction tient une place centrale. La French Theory a eu une forte influence dans le milieu des arts et du militantisme.

PDF
Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt