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Dossier

L’abeille, miroir de l’âme

Nimetulla Parlaku
Cinéaste, administrateur de Culture & Démocratie

20-04-2017

La ruche et les abeilles ont, de tout temps, inspiré les philosophes. Archétype de l’insecte social, productrice du miel, mets divin par excellence, et de la précieuse cire, l’abeille a accompagné les réflexions et les cogitations qui constituent la base de la pensée occidentale, des classiques grecs à nos jours. Un ouvrage particulièrement bien élaboré traite de cette question : L’abeille (et le) philosophe de Pierre-Henri et François Tavoillot.

« Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile
Aller piler le miel que l’abeille distille. »
Boileau, Satires In

L’abeille (et le) philosophe est une petite perle concoctée par deux frères, l’un philosophe, l’autre apiculteur. À eux deux, ils explorent l’histoire de la pensée occidentale en lien avec le regard qu’elle porte sur la nature à travers son intérêt pour l’abeille. Et leur collaboration s’est déployée jusque dans la conception et la mise en page de leur ouvrage : c’est un livre agréable qu’on peut tant lire que butiner, et qui vous balade sur les sentiers des grands et petits savoirs.
Une des choses frappantes de ce travail – ou pas, cela dépend du point de vue – est que l’angle d’approche intellectuel façonne la forme qui correspond à sa pensée lorsque celle-ci se porte sur la nature des choses, ici l’essaim d’abeilles. L’abeille est un miroir de la pensée humaine.
C’est ainsi qu’à travers l’histoire, l’abeille a pu être à la fois un symbole impérial décorant le manteau d’intronisation de Napoléon Bonaparte (plus de 1500 abeilles brodées au fil d’orn) et l’étendard anarchiste de Proudhon (« les lois sont dans la société comme les araignées dans la ruche : elles ne servent qu’à prendre les abeilles n»), la pierre de soutènement de la vie monastique et le logo des mutualités communistes.
À chaque fois, l’inspiration idéologique décode la complexité organisationnelle de la ruche en fonction de la nuance de son propre regard. Elle y trouve un reflet sécurisant. En effet, imaginez que la vie sociale de l’insecte, dont le travail fécond et fructueux a nourri l’homme et l’accompagne depuis tant de centaines d’années, puisse donner un assentiment tacite et silencieux à des élaborations théoriques, porte souvent à produire une rhétorique universelle qui frise parfois le grotesque. C’est parce qu’on pensait, à son époque, que les abeilles étaient les sujets d’un roi que Napoléon, l’ogre corse, enveloppé dans son manteau impérial, posait en roi des abeilles prêt à prendre son envol accompagné de sa troupe pour conquérir un nouveau territoire. La postérité – qui sait qu’il s’agit d’une reine et non d’un roi et que la troupe de celle-ci, quand elle essaime, est composée d’abeilles toutes volontaires au départ – le juge risible et vain.

Pourtant, chaque époque a ses certitudes que jugera la postérité. Et la nôtre n’échappe pas à la règle. Ne voit-on pas des apiculteurs affirmer mordicus que sans l’homme, l’abeille « domestique » ne pourrait survivre? Quelle absurdité ! C’est apprivoisée qu’il faut dire, non domestique, au même titre que l’ours ou le lion qui offraient à l’humanité d’autres plaisirs que le nectar des dieux.
A-t-on déjà vu un berger s’approcher de ses bêtes avec un fouet et un tabouret ? Et avez-vous déjà vu un apiculteur ouvrir une ruche sans vareuse ? Quand une ruche est abandonnée, elle ne s’en porte pas plus mal et trouve sa place dans la nature. À moins, bien sûr que des centaines d’hectares ne se soient transformés en désert de béton comme dans certaines villes et que ce vide soit entretenu. Alors, oui, il faudrait leur fournir quelques abris pour qu’elles survivent dans un tel environnement et de la nourriture en suffisance. Il faut des fleurs donc, à profusion, pas un désert de macadam et de parpaings.

Les abeilles deviennent l’intraitable reflet du lien que cultivent les Occidentaux avec la nature.

Ou du sucre. Mais ça, c’est déjà le prix du miel. La majorité des producteurs, artisans ou industriels, s’accordent sur le fait que la meilleure méthode pour augmenter la productivité d’une ruche est de remplacer le miel par du sucre, voire de ne nourrir les abeilles que de mélasse de betterave ou de canne pour qu’elles la transforment en miel. Ainsi, les voilà enchaînées, réduites à l’esclavage par leurs maîtres qui vont jusqu’à contrôler leur reproduction, l’essaimagen, pour garantir la productivité de la ruche. Au risque de l’affaiblir. Soumises à ce régime, les abeilles deviennent l’intraitable reflet du lien que cultivent les Occidentaux avec la nature. « Les abeilles se sont généralement répandues par elles-mêmes sur le territoire, avec toujours une petite avance sur les colons blancs. Les Indiens appellent d’ailleurs [cela] “le vol de l’homme blanc” et ils considèrent leur approche comme le signe de l’approche des colonies de blancsn ». Les abeilles, éclaireuses des troupes coloniales. A fortiori, on peut dire que la pratique apicole porte en germe une pensée coloniale nichée dans la violence inhérente à l’une de ses finalités : la « récolte » du miel. D’une manière ou d’une autre, quand on arrache du miel à une ruche, on pratique une razzia sur la population des abeilles. Jamais elles ne sont consentantes. Elles subissent les violences qu’on leur inflige et, pour survivre, vont jusqu’à se contenter du saccharose qu’on leur jette en pâture. Quel paradoxe, elles qui ont fourni des milliers de génération en sucre inverti natureln gorgé d’arômes délicats et d’enzymes bienfaitrices (300 en moyennen) !

Mais voilà, ce sont nos temps modernes et leur vertigineuse cruauté industrielle. Il n’y a qu’à voir les abeilles condamnées à féconder 340 000 hectares d’amandiersn et puis, quand on leur a pris tout leur miel, mourir de faimn au pied des arbres aux fleurs qui se flétrissent et laissent place à une terre stérile, indiversifiée, asphyxiée par cette monstrueuse monoculture. Elle est loin l’époque où tout homme sensé et sédentaire possédait une ruche et un bout de jardin et pouvait ainsi méditer sur le sens de la vie devant un ensemble interdépendant composé de fleurs et d’insectes.
Aujourd’hui, la productivité et le rendement rendent aveugles au sens des choses. Dans notre monde ultra matérialiste, la nature est devenue un objet, un ensemble de matière première exploitable à merci. Et l’abeille n’échappe pas à la règle. Un important commerce mondial s’est mis en place autour des reinesn, sélectionnées pour leur douceur et leur productivité, et les apiculteurs n’hésitent plus à tuer celles qu’ils considèrent comme insuffisamment productives (c’est la reine qui induit le rythme de la ruche) pour la remplacer par une autre au pedigree prometteur.
La qualité du miel est devenue secondaire. Ce qui compte c’est la quantité. Ainsi, l’apiculteur est-il pris par le mal le plus répandu de notre époque : la recherche de bénéfices sonnants, trébuchants et proportionnels aux investissements, la fameuse dette. Même quand il en prend peu, une question l’obsède : quel est le prix de son miel ? Car il y a toujours un matériel coûteux à acheter et à entretenir, une machinerie prédatrice qui aveugle et rend utilitariste. Mais qu’y peuvent les abeilles ?

Elles ne demandent rien. Quand elles naissent au printemps, elles construisent, élèvent, ventilent, nettoient, butinent, récoltent, essaiment, pondent parfois comme la reinen et meurent d’épuisement après six semaines.
Quand elles naissent en automne, elles se mettent en grappe autour de la reine et vibrent pour maintenir une température de 37°C au centre de la grappe. Elles se déplacent dans un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. Quand elles sortent du cœur, elles courent jusqu’à une alvéole pour déguster le miel de leurs sœurs mortes qui leur prodiguera force et immunité contre les maladies. Très vite, elles retournent sur la grappe où elles plongent ensuite dans son centre pour un nouveau tour. Ces abeilles d’hiver vivent sept à huit mois et font la jonction entre deux saisons apicoles.

Voilà leur vie, et pour la mener, elles n’ont besoin de personne. Il ne leur faut qu’un abri, idéalement un arbre creux – ce qui devient difficile à trouver dans nos forêts hyper entretenues – et des fleurs à la sortie de l’hiver et jusqu’à tard dans la saison. Des fleurs sans trop de poison. Car aujourd’hui, elles sont comme à peu près tout ce qui vit sur cette planète : menacées d’extinction.

 

1

Cité dans : Pierre-Henri et François Tavoillot, L’abeille (et le) philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Odile Jacob, Paris, 2015, p.146.

3

Pierre-Henri et François Tavoillot, op. cit., p. 147.

4

Sur l’essaimage, voir : http://bit.ly/2neYmvP

5

Thomas Jefferson, « Notes on the State of Virginia » in Merrill D. Peterson The portable Thomas Jefferson, Penguin, New-York, p. 111, cité dans Pierre-Henri et François Tavoillot, op.cit., p. 146.

6

Le sucre inverti est un mélange en équilibre de glucose et de fructose produit par hydrolyse.

7

Le miel est à prendre de préférence froid. La chaleur détruit les enzymes.

8

« Les abeilles menacées par la production d’amandes en Californie », in Sciences et avenir, 4/10/2016 : http://bit.ly/2nPVVTo

9

Dans de nombreuses cultures, face à la mort, l’abeille est l’égale de l’homme. On dit qu’elle meurt et non qu’elle crève.

10

L’achat d’une reine peut se faire par internet. Les prix varient grandement (de 40 à plus de 1000 euros). Une fois le paiement effectué, on vous l’envoie par la poste dans une petite boîte avec sa cour de huit abeilles.

11

Doug McCutcheon, « Introduction des reines », trad. Michèle Faucon, in La Santé de l’Abeille n° 185 : http://bit.ly/2nZhopQ ;voir aussi Philippe Delorme, « Pondeuses “anarchistes” et “déviantes” dans la ruche », 1/07/2012 : http://bit.ly/2n1IhIY

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