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Dossier

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

28-08-2024

La culture est un droit, c’est même le 27e de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La Belgique (et l’ensemble des pays signataires) se doit d’en appliquer les principes. Pourtant, il est nécessaire d’encore le réaffirmer dans ce contexte où…

… nous voyons que le clivage se creuse entre ceux qui veulent et obtiennent de plus en plus par le biais de mystifications politico-fiscales et les autres, qui ont de moins en moins par le biais d’exclusions politico- sociales ; entre ceux qui financiarisent les espaces naturels et ceux qui doivent quitter leurs terres en raison du réchauffement climatique mondial ; entre ceux qui ont des intérêts géostratégiques et ceux qui en paient le prix de leur vie ; entre ceux qui sont –encore – des « innocents » aux mains pleines et ceux qui se replient sur eux-mêmes faute d’expérience de vie positive ;
… nous voyons comment les mécanismes d’activation oublient que le système scolaire reproduit toujours les inégalités sociales ; que le nombre d’emplois vacants est largement inférieur au nombre de personnes qui voudraient en trouver ; que l’embauche est encore conditionnée aux origines sociales, ethniques… ;
… nous voyons que même l’espérance de vie varie encore en fonction des catégories sociales – ici, en Belgique, devinez lesquelles sont favorables à quin ?
… nous voyons que certains d’entre nous, par « concours de circonstances » – ou plutôt dans cet environnement politique, économique et social construit – ne terminent pas les études secondaires, perdent un travail, n’en (re)trouvent pas ; certains parmi nous combattent quotidiennement la dureté de la vie, n’ont plus l’occasion de vivre des émotions et des sensations positives, de prendre du recul, d’analyser leur vie, de se choisir un avenir, ni de contribuer à orienter positivement celui de notre société ;…

La culture c’est le droit de voir lucidement ce monde-là et de pouvoir chercher à le construire autrement. Avec notre réseau, nous contribuons à lutter contre les inégalités culturelles mais nous entendons aussi construire une société pour tous et toutes plus ouverte, plus juste, plus accueillante, plus solidaire, plus libre,… (nous croyons à la force de la goutte d’eau). La culture est fondamentale à chaque être humain et à notre société. Elle nous autorise à sortir des assignations, à prendre conscience de nous-mêmes et aussi à rêver, à imaginer un autre devenir, ensemble. C’est dans cette puissance que nous fondons notre action, que nous l’ancrons dans le réel. Depuis 17 ans, nous travaillons avec notre réseau de 348 partenaires sociaux et culturels, des citoyens, des artistes, pour que le droit de prendre part à la vie culturelle devienne une réalité pour tous, pour lutter lucidement contre les rétrécissements du monde dans lesquels nous sommes.
Pour accompagner la réalisation du droit à la culture, nous mettons en œuvre un double mouvement. Le premier est de renforcer les espaces où tous les citoyens puissent se prévaloir de leur sensibilité, de leur richesse créative, de leur jugement critique, récupèrent l’occasion d’accéder aux œuvres, de s’exprimer, de s’engager, de tisser des fils vers l’extérieur. Le deuxième mouvement est de contribuer au renforcement d’un environnement culturel, social, politique juste et solidaire, ouvert à chacun dans sa singularité et qui reconnaît la diversité des cultures, les prenne en compte, donne une place à chacun, à tous.
Nous construisons des méthodes qui nous permettent d’inviter concrètement les citoyens à réfléchir sur les notions de culture (identité/altérité), à valoriser leur expression critique et ou artistique, individuellement et collectivement. Nous leur proposons aussi d’analyser ensemble certaines des injustices sociales vécues pour construire un discours engagé/politique et des revendications. Une possibilité de changement. C’est ce travail que nous allons dérouler ici avec l’atelier citoyen de Saint-Gilles ; un des exemples le plus récent et toujours en cours.

L’atelier citoyen de Saint-Gilles
Article 27 et le CPAS de Saint-Gilles sont partenaires depuis 1999, développant des ateliers artistiques, des initiations aux arts contemporains, un comité cultureln, en s’associant régulièrement avec l’un ou l’autre artiste ou institution culturelle. Les situations de précarités ont régulièrement affleuré lors des projets mis en place. Soit dans les œuvres produites, soit au détour d’une conversation, ou encore dans les absences liées aux fragilités, aux pressions sociales, etc. Prendre en compte ces situations individuelles, proposer de les nommer, de chercher ce qui les relie, les dénoncer dans une forme qui valorise les savoirs, savoir-faire, s’adresser au « grand » public ou aux politiques : voilà la proposition qu’a fait Article 27 au CPAS de Saint-Gilles en vue de convier les citoyens à cette aventure collective. Les référents de la cellule culture du CPAS n’ont pas hésité une seconde, eux-mêmes partageaient cette volonté de proposer un cadre favorable à l’expression critique et citoyenne.
« Pour la cellule culturelle du CPAS, cet atelier représente une manière d’aller plus loin avec les participants, d’aller au fond des choses. Les multiples activités et sorties culturelles habituellement organisées, même si elles émanent des choix des membres, manquent d’approfondissement dans les réflexions qu’elles font émerger. Cet atelier a permis d’y remédier, de laisser la place au débat. Cela contribue pleinement à l’établissement de la confiance entre les personnes mais aussi, cela permet encore de changer notre regard de professionnel. Ces questions citoyennes et les points de vues qu’en ont chacun ont alimenté la compréhension critique que nous avons tous de la société. » (Myrrhine Kulcsar, référente culturelle du CPAS de Saint-Gilles)

L’atelier citoyen tel qu’il a été proposé par Article 27 comprend 3 phases. La première est consacrée à la définition d’une revendication commune, la seconde à la mise en forme de cette revendication et la troisième à la visibilité de la production réalisée dans l’espace public. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la première phase s’achève, elle aura duré 9 mois (de septembre 2015 à mai 2016) à raison d’une vingtaine de séances. La deuxième phase, celle de la production, débutera au mois de septembre prochain.
« Un jour on va peut-être tous se ressembler. On aura tous un masque. Les politiques ont un masque car ils se voilent la face. Et nous aussi nous avons un masque parce que les politiques nous considèrent comme une statistique. Ils projettent sur nous le même visage : on est tous pareils, sans émotions, inertes, malléables. Une sorte de masse informe. Pour moi, prendre la parole, c’est sortir de l’anonymat, de la statistique. Nous remettre un visage, montrer que nous sommes autre chose, que nous ne sommes pas des chiffres ni des pantins, que nous avons des idées. Nous voulons faire comprendre cela n! »
Chaque séance de cette première étape a été co-construite et animée par les travailleurs de la cellule culture du CPAS de Saint-Gilles et la médiatrice culturelle d’Article 27. Le déroulement des séances s’est réfléchi entre celles-ci pour répondre au mieux aux évolutions du groupe dans le projet mais aussi aux difficultés rencontrées (arrivée de nouveaux participants, éloignement de certains, gestion de la prise de parole au sein du groupe, ressources externes à mobiliser…)
Au démarrage du projet, en septembre 2015, les médiateurs ont fait émerger les récits d’injustices sociales qui touchent les participants afin de dégager une thématique commune. Celle-ci a pris la forme de « l’absurdité des décisions politiques ». À partir de cette thématique large, qui regroupe différents intérêts (environnement, lois sociales et pauvreté, migrations, influence des médias sur la prise de décisions…), un important travail de documentation (films documentaires, débats, conférences, spectacles…) a été enclenché pour permettre au groupe de développer une analyse critique et d’effectuer le choix d’une thématique spécifique sur laquelle il souhaitait s’exprimer. Ce choix s’est porté sur le traitement de l’information dans la presse écrite et en particulier les préjugés que véhiculent ces médias autour de la pauvreté. À partir d’un cas précis, à savoir le traitement médiatique de la journée mondiale de lutte contre la pauvreté du 17 octobre 2015, les participants ont formulé des constats qui constituent la base sur laquelle ils construisent collectivement leur(s) revendication(s).
« J’apprécie le fait de parler, qu’il y ait ce groupe pour évoquer les problèmes humains, la pauvreté. On subit des jugements de la part des personnes qui sont dans le confort. Beaucoup de gens qui vivent en pauvreté se taisent… Il faudrait que ce groupe soit contagieux, qu’il y ait d’autres groupes où l’on puisse parler, être solidaires et agir. »
Si l’enjeu du projet est de faire entendre la voix de tous dans l’espace public, les méthodes que nous construisons avec nos partenaires pour y parvenir sont symétriques ; de la même manière que nous souhaitons valoriser la parole de tous dans la société nous élaborons des séances d’atelier dans lesquelles nous veillons à :
– Valoriser les savoirs et vécus de chacun. Le contenu des revendications posées par le groupe se construit à partir des représentations et expériences individuelles et de leur confrontation : « J’ai aimé tous les débats et les discussions que nous avons eus ensemble. Le fait d’avoir un élément et puis d’entrechoquer tous les avis, c’était comme être entourée de miroirs qui reflétaient nos différentes perceptions. Ma réflexion en est nourrie et grandie ! »
– Inverser les rapports de pouvoir et permettre l’expérience d’un espace égalitaire. La parole de chacun est égale à celle de l’autre. « Mon moment fort c’était le visionnage du documentaire Les Parasites sur l’exclusion des chômeurs. J’ai apprécié les discussions qu’on a eues après. Ça fusait dans tous les sens. J’ai aimé entendre les expertises de chacun sur le sujet. » (Khalid Chatar, référent culturel du CPAS de Saint-Gilles)
– Restituer un pouvoir d’action et de décision. Les choix se prennent collectivement : choix de la thématique large, choix du sujet précis, choix de la discipline artistique, choix de la visibilité. « J’ai aussi aimé le choix que l’on a fait sur les médias. Le vote sur les sujets qui a donné un match nul, les discussions qui ont suivi et le vote à nouveau. C’est un choix que l’on a fait ensemble ! C’est très important pour moi, les échanges, l’écoute. »

En restituant des possibilités de participation, de dénonciation et d’action sur l’environnement, l’atelier citoyen constitue une brèche non seulement dans la fabrique de pauvreté mais aussi dans le champ des pratiques sociales : la participation volontaire, l’espace de liberté et d’autodétermination qu’il propose offre un autre modèle d’intervention, qui se distingue radicalement de celui qui est induit par le cadre légal fixant les mesures d’activation sociale.
Cependant, la coexistence de ces deux modèles n’est pas sans conséquences sur la participation. Le caractère contraignant des démarches d’activation et la crainte de la sanction administrative ou financière peut générer de l’angoisse devant ce qui est perçu comme une injonction paradoxale : « J’ai envie de m’exprimer […] mais c’est difficile d’être dans les locaux du CPAS. Ça me stresse de dénoncer des choses dans les locaux du CPAS. Le contexte n’est pas assez clair pour moi. Ça m’inquiète, je me dis « que pourrais-je perdre ? », j’ai peur de conséquences pour ma situation. J’ai le même stress par rapport à nos revendications, que cela ait des conséquences sur les aides ! »
Les contraintes de l’activation sociale font appel à nos capacités à leur résister. Cette résistance se renforce ici d’autant plus qu’elle se construit ensemble : participants à l’atelier citoyen, Article 27, travailleurs sociaux et culturels, etc.

« Je veux interpeller pour montrer qu’on a le droit de vivre libres. Vivre sans emploi c’est se battre, et c’est un travail de se battre ! J’ai envie de conscientiser les politiques sur ce que vivent les citoyens dans l’espoir de changer les mentalités. »

« Notre petite cellule doit rayonner dans tous les sens pour que cela génère d’autres envies, d’autres cellules comme la nôtre. Que notre projet se propulse et que cela soit fait ailleurs. Si d’autres cellules naissent ça nous permettra d’échapper au contrôle, au risque d’être muselés. »

1

Voir l’article « Vivre pauvre c’est aussi vivre moins longtemps », Observatoire belge des inégalités, 7 décembre 2015

2

Qui a notamment réalisé une série de capsules sur le droit à la culture disponibles sur www.cpas1060.be

3

Les citations « anonymes » sont des témoignages de participants à l’atelier citoyen.

PDF
Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction