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Dossier

L’afroitalienne in/visible

Anne-Marie Ange Sibi
Danseuse, chorégraphe

01-03-2019

Y a-t-il des voix inaudibles, des figures invisibles ? Oui, répond Anne-Marie Ange Sibi, née en Côte d’Ivoire et ayant grandi en Italie. Lors de 3days4ideas, l’artiste a été invitée à partager ce que les échanges du jour avaient interrogé pour elle, et elle a parlé, longtemps. Elle y revient ici, raconte son parcours, celle d’une femme migrante aujourd’hui sans papiers, qui demande à être entendue.

Mon père, homme très sage, m’a toujours dit : « Ma fille, avant de parler assure-toi de tourner ta langue au moins sept fois dans ta bouche. Une fois que la parole est prononcée, tu ne pourras plus jamais la retirer ! »

Cette astuce m’a sauvée tout au long de ma vie de pas mal de situations, surtout de discussions souvent inutiles, mais en grandissant j’ai commencé à assumer de plus en plus la force et la puissance qui pouvaient se dégager à travers la parole (et le silence !) et l’importance d’apprendre à accepter sa propre vérité.

Je m’explique. Avant tout, je tiens à le souligner, j’ai conscience qu’en écrivant un article on devrait garder une certaine neutralité et une certaine impersonnalité à l’égard du sujet qu’on décide de traiter. Mais j’ai quand même décidé de partager avec vous une partie de mon histoire, de mon parcours en tant que femme. Femme afro-descendante. Femme de la diaspora africaine. Femme migrante. Femme in/visible.

Je suis Anne-Marie Ange Sibi, née à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le 19 novembre 1992. À huit mois je pars habiter en Italie, ma nouvelle terre d’« accueil ». Terre sur laquelle je passe pratiquement tout ma vie ; terre dont j’ai appris l’histoire ; terre dont je maitrise parfaitement la langue ; terre qui m’a permis d’être la femme instruite que je suis aujourd’hui, d’obtenir mon diplôme en science politique, qui m’a donné des opportunités, comme celle de venir étudier en Belgique grâce à un échange Erasmus et de poursuivre mon Master en géographie ; mais terre qui, après tout ce temps, refuse encore de reconnaitre que même avec ma peau couleur chocolat, je peux être aussi – j’insiste sur le AUSSI – Italienne tout en étant fièrement Africaine.

C’est la schizophrénie totale ! Pour l’Italie, la transmission de la nationalité est basée sur le principe du jus sanguinis, le droit du sang. C’est-à-dire qu’il suffit d’avoir un parent italien et hop !, tu deviens Italien même si tu as passé toute ta vie à Shanghai, pendant que les immigrés de deuxième génération, installés sur le sol italien depuis toujours, se retrouvent obligés de porter comme une malédiction leur identité multiple vu que le droit à la nationalité n’est pas direct.

Au milieu de ce délire, voilà donc que moi, l’« Afroitalienne-sans-nationalité-italienne », je débarque à Bruxelles en janvier 2017 avec mon triste permis de séjour italien se périmant au mois de mai, alors que ma présence sur le sol belge via mon Erasmus est prévu jusqu’au mois de juin minimum… Je me retrouve ainsi à vivre une nouvelle vie. Une vie de sans papiers. Une vie dans l’in/visibilité…

La grande claque arrive, la vérité que je n’ai peut-être jamais voulu accepter, elle est maintenant devant moi. C’est dur mais il faut que j’accepte : pour le système je ne suis qu’une « négresse » ! Les sacrifices faits par mon pauvre père, qui depuis des années se tue au travail afin de m’assurer un futur meilleur, ont mené à ça : je suis devenue une merveilleuse sans-papier bloquée en Belgique !

Comme la plupart des femmes migrantes je me suis donc retrouvée à faire face à deux phases :
– la première, qu’on pourrait appeler « la période de la solitude », espace-temps qui va du moment du détachement de son propre pays (dans mon cas depuis la fin de la validité de mon permis de séjour) au moment de la prise de conscience de la nécessité de modifier sa propre vision du monde ;
– la deuxième, qu’on pourrait nommer « période de ré-élaboration personnelle », phase pendant laquelle on s’approprie des instruments culturels qui permettent la rationalisation de la situation et de pouvoir tirer profit de l’expérience que l’on vit.

J’ai essayé de suivre le chemin classique en allant m’informer auprès de différents syndicats et avocats, mais j’avais l’impression de me retrouver face à un grand mur : les seules solutions qu’on m’a présentées pour la régularisation ont été le mariage ou une liste de travaux qui n’étaient pas à la hauteur de mon diplôme donc je n’ai même pas essayé de tenter ma chance.

Complètement dégoutée par la situation, me voici maintenant face à cette même barrière, cet obstacle culturel qui vient encore bloquer mon chemin. Une vision très homogène de la femme migrante, une construction réductrice qui veut la voir comme victime, passive, et dont la survie, sinon l’existence même, est liée à celle d’un homme par lequel elle est maltraitée mais dont elle n’ose se séparer par peur de je ne sais quelle raison. C’est une expérience totalement déshumanisante et je me retrouve ainsi comme dans une prison à ciel ouvert.

« Oui, mais allez, t’es quand même à Bruxelles, t’es pas à Guantanamo ! »

« Regarde combien de choses tu arrives à faire quand même ! »

Oui, c’est vrai. Je m’en sors parce que j’ai eu la force mais surtout la ressource de savoir transformer une situation pas vraiment confortable en une possibilité de changer ma vie, de poursuivre ma passion pour la danse et la musique et d’en faire un métier. Mais les gens ne comprennent pas que suivre ces rêves est devenu le seul moyen pour moi de survivre et d’accepter ma nouvelle réalité de sans-papiers.

Les gens ont du mal à comprendre combien d’énergie il me faut pour continuer à avoir de l’espoir après avoir été trahie, parce que c’est exactement ce que je ressens. Je me sens comme si, après une longue relation amoureuse, mon partenaire m’avouait qu’en réalité il ne m’a jamais aimée.
Les gens ont du mal à imaginer les crises d’angoisse à la seule pensée que quelque chose de grave puisse arriver à mes parents et qu’à cause d’un bête document, je n’aie même pas la possibilité de leur dire « au revoir »…
Les gens ont du mal à comprendre les douleurs que j’ai dans le corps à cause du stress, la tension, les préoccupations liées au quotidien, à la précarité, à la nostalgie. Il faut une bonne dose de résilience pour affronter tout ça et ne pas être hantée par les images atroces de mes ancêtres maltraités, violés, tués, pris en otage et en esclavage, et moi-même me retrouver, en 2018, « victime », même si sous une forme plus légère et plus subtile, de la même oppression.

« La femme migrante s’insère dans [un] processus de transformation et, en terre étrangère, elle n’expérimente pas seulement le passage d’une culture à l’autre, mais elle se confronte aussi à la question du genre, se heurtant souvent à un environnement riche de préjugés et stéréotypes liés au fait d’être femme et d’être femme étrangèren. »

Comme le souligne entre autres le Rapport UNFPA 2006, la migration des femmes est un fleuve qui passe mais qui se tait, une révolution en expansion de mouvement et d’empowerment mais qui reste encore en grande partie silencieuse.

Ma révolution est celle de pouvoir choisir librement comment vivre ma vie, et cela sans demander la permission à personne. Pas besoin d’approbation !

Ma présence dans l’espace est déjà une révolution ! Le fait de marcher dans la rue la tête haute, avec fierté, est déjà une révolution ! Ma danse est révolution ! Ma voix est révolution ! Partout où je vais, mon corps s’impose en laissant des traces et écrit à chaque fois une nouvelle histoire.

Je réponds à la haine par l’amour, à l’oppression par le partage de l’amour et la joie de vivre dont mon cœur est rempli ! Apporter de la lumière là où il y a de l’obscurité.

Que vous nous voyiez ou pas, de toute façon, nous on est là, on existe, on résiste !

 

Image : © Emine Karali

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M. Ferrari, « Il ruolo sociale ed economico delle donne migranti, protagoniste invisibili nel processo di inte-grazione », in S. Lorenzini, N. Bonora (éd.), Donne tra contesti di origine e migrazione, Inchiesta, Dedalo, 2008. Traduction libre de l’autrice.