Photo : Stéphanie Jassogne

L’agir féministe au temps du Covid

Nadine Plateau

21-12-2021

Dans le dossier « Territoires » du Journal du Culture & Démocratie n°53, plusieurs articles faisaient remonter les expériences d’acteurs et actrices de terrain depuis le début de la pandémie, à partir d’une réflexion sur nos territoires physiques et expérientiels. En écho avec ces textes, l’entretien réalisé ici par Nadine Plateau met en lumière, sur un autre terrain, les bouleversements et ajustements vécus ces deux dernières années par deux associations d’éducation permanente, les Femmes Prévoyantes socialistes (FPS) et Vie Féminine (VF), toutes deux actives (avec leurs spécificités) dans la lutte contre les inégalités entre femmes et hommes. Au-delà de l’éclairage qu’il apporte sur la manière accrue dont se manifestent ces inégalités depuis plus de deux ans, les témoignages de Noémie Van Erps (FPS), Fanny Colard (FPS) et Aurore Kesch (VF) soulèvent plusieurs questions qui se posent aujourd’hui à nombre d’associations actives auprès de différents publics dans le champ de l’éducation permanente : comment articuler action individuelle et collective ? Comment mener un travail de décodage et d’outillage critique sans perdre le lien avec le vécu des personnes avec qui l’on travaille ? Que permet ou devrait permettre le cadre de l’éducation permanente ? Comme Nadine Plateau le souligne, paradoxalement, « la pandémie a permis d’enrichir le concept d’éducation permanente, de l’ouvrir encore d’une autre manière sur la réalité de terrain et d’y inclure plus consciemment le fameux care qui y acquiert une vraie dimension politique ».

Propos recueillis par Nadine Plateau, membre de Culture & Démocratie

 

Comment le mouvement des femmes a-t-il réagi au confinement ? A-t-il redéfini sa politique ? A-t-il initié de nouvelles pratiques ? Pour tenter de répondre à ces questions et sans prétendre à l’exhaustivité,n j’ai rencontré d’une part Noémie Van Erps, secrétaire générale et Fanny Colard, coordinatrice éducation permanente chez les Femmes prévoyantes socialistes (FPS), d’autre part Aurore Kesch, présidente de Vie féminine (VF). FPS et VF sont les deux grands mouvements féministes en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB).

 

Restaurer le lien perdu

Déjà centenaires, liés historiquement aux traditionnels piliers belges (socialiste et chrétien), jadis mouvement « féminins » et aujourd’hui « féministes », les FPS et VF sont des organismes d’éducation permanente dont une bonne partie de l’activité est assurée sur le terrain par des régionales et des groupes locaux dans l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Le brusque confinement de mars 2020 signifia l’arrêt brutal de ce qui était au cœur de leur agir puisque, comme le dit Noémie Van Erps : « En éducation permanente, nous menons une action de proximité qui s’inscrit toujours à partir des besoins des publics dans une logique de présentiel et de proximité. Et cela toujours en collectif, nous n’assurons pas d’accompagnement psycho-médico-social individuel. Nous établissons des programmes d’activité allant de l’animation socioculturelle classique au théâtre-action, en passant par du collage ou des projets fédérateurs comme un potager collectif, des points relais alimentation, etc. Avec la mise à l’arrêt du jour au lendemain des actions de terrain et des actions de masse de type conférence ou colloque, c’est évidemment le niveau de proximité qui a été le plus impacté, du moins dans l’immédiat. »

Aurore Kesch, elle, utilise le mot de « sidération ». « Pendant quelques heures, quelques jours on s’est senties un peu vaciller, pensant : “Si on nous empêche de voir les femmes, comment allons-nous faire ?” Nous avons eu peur de ne pas pouvoir assurer nos missions, de ne plus pouvoir être aux côtés des femmes pour les aider à se libérer de ce que la société patriarcale leur impose. Mais la sidération n’a que peu duré. Très vite nous avons réfléchi à comment mettre les choses en place en nous situant de leur côté, et c’est là que nous avons commencé à apercevoir des ouvertures. »

En situation de lock down, la charge domestique repose largement sur les femmes, qui sont majoritaires dans le secteur associatif.

Très vite en effet, forts de leur expérience et de leur large implantation, les deux mouvements s’organisent pour garder le contact. Rester en lien de toutes les manières possibles a été le mot d’ordre, dit Aurore Kesch, et le recours massif au téléphone fut une des premières réponses : « Tout de suite les animatrices ont commencé à appeler. Avec les femmes qui nous connaissaient déjà, nous avons organisé des chaines téléphoniques : une femme en appelait une autre qui en appelait encore une autre. Et cela tous les jours, toutes les semaines parce que nous craignions les conséquences de l’isolement. » Même préoccupation chez les FPS : « Nous avons été confrontées de plein fouet à la question de la fracture numérique, explique Fanny Colard. Comment maintenir un lien avec le public, dans certains cas fort isolé ? Nous savions que ces personnes pouvaient vivre des moments très compliqués seules, sans possibilité de se déplacer. Certains animateurs et certaines animatrices ont donc repris ce fameux ustensile, le GSM, pour appeler des gens qui n’avaient pas accès au numérique. Là, nous sommes sorties du champ de l’éducation permanente, nous avons presque fait de l’accompagnement individuel avec des publics qui n’avait pas d’ordinateur ou d’internet ou qui ne savaient ou ne pouvaient pas utiliser zoom. Le contact téléphonique individuel permettait de s’assurer que les gens n’étaient pas en souffrance ou en difficulté à ce moment-là. » Pourtant, l’usage plus important du téléphone s’est révélé dans certains cas moins facile qu’on ne l’aurait cru, fait remarquer Aurore Kesch. « Surtout pour les plus jeunes, accoutumées aux portables et à toutes leurs applications. Certaines de mes collègues, à l’ère des sms et des réseaux sociaux, n’étaient plus si familières que ça des “coups de fils classiques”. Et puis nous avons dû faire attention à nos travailleuses parce qu’après une journée passée à téléphoner, ça peut être difficile d’accueillir de manière aussi condensée le mal-être des femmes, notamment des plus isolées et fragilisées par la crise sanitaire. Mais pour certaines femmes, c’était le seul coup de fil de la semaine, le seul lien avec d’autres… »

Les deux mouvements, qui emploient des dizaines de travailleurs et travailleuses, ont donc été confrontés à la question de la gestion de leurs ressources humaines. Quelles conditions de travail sont acceptables en temps de crise ? Les FPS comme VF disent avoir modulé les activités de leurs employé·es en fonction du contexte. Aurore Kesch confie : « Si on veut être féministe jusqu’au bout et tenir compte des contraintes qui pèsent encore sur les femmes, on doit être beaucoup plus souple avec les équipes. Je ne m’attendais pas à ce que mes collègues (pour la plupart, des femmes) travaillent à l’identique, sans être impactées par la crise et le confinement, elles aussi… Nous avons réduit toute une série d’activités, de toute façon irréalisables, mais nous avons essayé de capitaliser les bonnes pratiques et d’outiller le terrain. » De même, Noémie Van Erps rappelle que, en situation de lock down, la charge domestique repose largement sur les femmes, qui sont majoritaires dans le secteur associatif : « On a senti auprès des travailleuses que le contexte du Covid pesait sur leurs épaules. J’ai un enfant en bas âge, je me suis retrouvée du jour au lendemain avec lui à la maison et à devoir continuer à assumer mes missions au niveau de la direction des FPS, tout comme les autres travailleuses des FPS. Nous avons essayé d’avoir l’approche la plus empathique et bienveillante possible avec les femmes contraintes de prendre en charge leur famille. »

La période estivale a été assez cruciale pour nous. Elle nous a permis de prendre du recul par rapport à la situation. En été, les idées ont commencé à germer.

Le virtuel d’abord en interne et la nécessité de se former

Quand tout s’arrête et que, à l’exception du téléphone, la seule manière de communiquer devient le passage par les nouvelles technologies, comment les mouvements s’organisent-ils, eux qui emploient de nombreuses personnes au niveau régional, local ou dans les structures de gestion du mouvement ? Fanny Colard explique comment les FPS ont organisé leur propre action en interne : « Il faut distinguer les équipes de terrain qui ont l’habitude de travailler en proximité, du coup en itinérance, et le secrétariat général qui assure un travail de deuxième ligne où nous avions déjà une pratique de télétravail − évidemment pas du tout celle que l’on connait aujourd’hui mais nous avions déjà l’équipement informatique nécessaire. Nos équipes de terrain, elles, n’étaient pas du tout outillées à ce niveau-là. Pas d’ordinateurs portables, pas de possibilité de se connecter à distance, etc. » Noémie Van Erps ajoute : « Il a fallu former les travailleurs et travailleuses à l’outil informatique d’abord pour la communication interne puis pour les contacts avec l’extérieur. On n’a pas réussi tout de suite à transposer les modèles du présentiel au virtuel. Ce fut parfois laborieux parce que nous ne sommes pas à égalité par rapport à ces outils. Je dois ajouter que durant le premier confinement, nous n’étions pas dans une logique de démarche vers de nouvelles choses, vers de nouveaux projets. Nous voulions surtout réussir à communiquer en interne, à nous reconnecter avec les publics que nous aurions dû voir en cette période. Nous pensions qu’en été tout pourrait reprendre. »

On n’a pas réussi tout de suite à transposer les modèles du présentiel au virtuel. Ce fut parfois laborieux parce que nous ne sommes pas à égalité par rapport à ces outils.

Nouvelles idées, nouveaux outils, nouveau public

Petit à petit les choses se mettent en place. Chez les FPS, certaines innovent avec les nouvelles technologies. On expérimente et on découvre d’autres manières de communiquer via les réseaux sociaux par exemple. Noémie Van Erps raconte : « La période estivale a été assez cruciale pour nous. Elle nous a permis de prendre du recul par rapport à la situation. En été, les idées ont commencé à germer : nous avions déjà développé des capsules audio-visuelles destinées aux réseaux sociaux et, comme nous avions appris à communiquer un peu autrement, nous avons pu toucher des publics différents qui se sont eux aussi progressivement habitués au virtuel. Pour passer de la phase de formation au virtuel à la phase d’utilisation avec le public, nous nous sommes appuyé·es sur des initiatives mises en place ici et là au niveau régional et national par certain·es qui étaient plus à l’aise avec le virtuel, sans que nous ayons alors de vue stratégique concertée. Ce n’est qu’en septembre que nous avons pu organiser une programmation plus structurée et que des équipes ont recommencé de manière plus uniformisée à faire des réunions en visioconférence, et à réaliser, en plus petit groupe, des animations plus participatives en virtuel. »

À Vie féminine, la nécessité s’est rapidement imposée de réaliser une vaste enquête via les différentes régionales : « On a organisé des focus groupes en virtuel avec les animatrices et les femmes de notre réseau. On y abordait des questions du type : C’est quoi l’éducation permanente féministe en temps de crise ? Comment on peut faire de l’éducation permanente féministe pour le moment ? Qui est le public ? Nous avons notamment eu un moment magnifique sur les colis alimentaires : mes collègues expliquaient que nous assumions de pallier ce que l’État ne faisait pas. Mais nous avons répondu à l’urgence et effectué des interventions individuelles sans jamais nous limiter à cela : nous avons constamment recollectivisé les paroles, les actions. Quand nous aidions une femme à obtenir un matelas, nous accompagnions d’emblée la démarche concrète par une démarche culturelle d’analyse critique et de création de solidarités autour de questions telles que : “Comment se fait-il que tu n’aies pas de matelas ? Comment faire pour que toutes les femmes aient des matelas ? Que faut-il changer dans le système pour que ce droit soit rencontré ?” Nous voulions décoder politiquement ce qui était en train de se passer. Pas un seul colis alimentaire n’a été donné sans un petit mot, sans proposer aux femmes de venir réfléchir, parler avec nous, sans tenter créer des réseaux soutenants entre les femmes. Des collègues sur toute la Wallonie ont permis à des femmes d’accéder à des colis alimentaires et autres éléments de première nécessité, alors qu’elles n’y avaient pas droit ailleurs, et que la crise venait de les faire brutalement tomber dans une grande précarité. Notre enquête a été une grosse machinerie de réflexion : elle a fait bouger nos lignes, interroger nos pratiques… Et surtout, elle nous a donné un souffle énorme. »

Nous avons répondu à l’urgence et effectué des interventions individuelles sans jamais nous limiter à cela : nous avons constamment recollectivisé les paroles, les actions.

De la nécessité d’interpeller

En parallèle, les deux associations ont continuellement fait pression sur les autorités pour que les situations d’urgence trouvent une solution. Celle de la violence par exemple. Il ne se passait pas une semaine sans que VF n’écrive une carte banche ou ne publie une opinion, explique Aurore Kesch. Elles envoient des lettres aux politiques, aux communes, aux administrations, des lettres de revendications, de réclamations : « Nous avons demandé des conférences interministérielles d’urgence, alerté sur toute une série de problèmes comme la précarité qui, de manière générale, menace davantage les femmes. Qu’elles n’aient pas de boulot, ou qu’elles en aient mais à temps partiel, ou encore dans des secteurs non suffisamment valorisés (comme beaucoup de métiers essentiels qui se sont illustrés depuis le début de cette pandémie), et pour certaines à la tête d’une famille monoparentale, nous savions que les femmes allaient “morfler” les premières, alors qu’elles étaient au front ! Et qu’elles seraient sans doute également parmi les premières à perdre leur emploi. Vie Féminine a tenté d’être aux côtés des femmes qui, par exemple, ont dû rester confinées avec leur enfant handicapé parce que l’institution qui le prenait en charge avait fermé. Celles qui se faisaient agresser en faisant leurs courses parce qu’elles venaient avec leur enfant de trois ans ne sachant pas à qui le confier (au moment où la règle était une personne par famille dans le magasin). Nous avons aussi très vite insisté sur la recrudescence certaine des violences faites aux femmes en temps de confinement, le besoin de mise en place urgente de dispositifs d’aide, dans la proximité… (Au début de la crise, les numéros d’urgence connaissaient déjà 30 % de coups de téléphone en plus.) »

Ce travail politique fait aussi partie des missions des FPS, qui y consacrent une grosse partie de leur quotidien par le biais de leur participation à des plateformes, mandats, coalitions, etc. Comme le dit Noémie Van Erps : « Nous avons un gros travail politique, c’est dans notre ADN en tant que mouvement d’éducation permanente socialiste féministe puisque sommes mandatées par décret pour être actives dans l’éducation permanente, dans le champ féministe. Nous sommes actives dans des plateformes qui rassemblent des associations et des groupements citoyens par exemple en matière d’IVG, de violence, de santé. Nous interpellons le monde politique et nous avons aussi à cœur de passer par les médias pour interpeller sur les sujets de société qui sont les nôtres : défense de la sécurité sociale, accès aux soins de santé (c’est notre spécificité), à la contraception, l’IVG, sensibilisation à la précarité menstruelle, la violence entre partenaires. Nous sommes persuadées qu’il faut s’inscrire dans des rapports de force avec d’autres structures, de la même pilarité que nous ou pas, et avancer dans une forme de convergence des luttes avec ce qui fait sens commun au niveau du récit, peu importe qu’on soit de droite, de gauche, féministe, écologiste… Le problème aujourd’hui, c’est qu’on a du mal à dépasser son échelle, son combat, à trouver un langage commun entre petites et grosses structures. Pour nous, le changement passe par une action collective au travers de partenariats et de coalitions. »

L’objectif d’émancipation collective des femmes semble s’effacer devant l’urgence des services individuels à fournir. Une situation a priori paradoxale car l’éducation permanente ne se conçoit pas comme un service aux personnes : elle a une dimension collective et ne répond pas à des besoins individuels.

Sur le terrain

La période de confinement a exacerbé les problèmes que ces associations dénonçaient déjà avant l’apparition du Covid. Le 8 mars précédent, en rejoignant la grève des femmes (« Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête »), Vie féminine avait alerté sur les tâches qui sont assignées aux femmes comme le soin aux autres, le travail domestique, la charge mentale. Or ce sont ces réalités-là qui sont devenues plus visibles avec le Covid. Quant aux FPS, qui ont la spécificité de faire partie du réseau associatif de la mutuelle Solidaris et donc de se charger des questions de santé, elles avaient dénoncé l’appauvrissement du secteur des soins de santé au cours des dernières législatures et ont très vite rebondi sur ces questions pendant le confinement en organisant l’information et l’animation avec les moyens à disposition (évènements sur Facebook par exemple). Via leur organisation en réseau, les FPS ont permis la multiplication d’initiatives citoyennes en partenariat avec d’autres institutions ou organisations. Noémie Van Erps raconte : « En général des petits groupes sont mis en place en réponse aux réalités. À Tournai, par exemple, où nous participons à la plateforme migratoire depuis un temps, les animateurs et animatrices se sont mobilisé·es dans la continuité logique des besoins de ce public en situation de migration. À Liège nous menions déjà des actions avec les populations sans-abris avant le Covid, alors forcément, lors de la pandémie, on s’est tourné vers les FPS pour donner un coup de main dans la distribution de repas. Pour tout ce qui est violence entre partenaires, Namur a été emblématique : nous y avons un ancrage avec un centre de planning très actif sur ce plan, et très naturellement les pouvoirs provinciaux se sont tournés vers la structure pour demander de l’aide dans l’accompagnement de ces familles sur le plan individuel ou collectif, administratif, etc. »

Chez VF, on a investi l’espace public comme le raconte Aurore Kesch : « Dès que le protocole l’a permis, on a fait beaucoup de choses dehors. Nos animatrices ont réalisé des ateliers en marchant. Nous avons fêté nos 100 ans dans ce contexte en organisant des marches un peu partout. Pendant le second confinement, cela a été plus dur pour le moral des troupes… Mais nous avons tout de même tenté de maintenir des grands événements comme le 25 novembre, journée de lutte contre les violences faites aux femmes. Ce fut une grosse opération dans plusieurs villes (Liège, Namur, au Luxembourg). Nous avons constitué des petits groupes de 4 et placardé sur les murs des phrases comme “Je ne me sens pas entendue par la police”. Nous avons eu le sentiment qu’exister dans l’espace public à ce moment-là du confinement était vraiment important et symbolique pour les femmes du réseau et les travailleuses. Idem pour le 8 mars… Alors qu’auparavant nous nous interrogions parfois sur le sens à donner à ces journées qui ont lieu tous les ans, nous sentir toutes ensemble, même dispersées, dans ces moments difficiles pour le travail et la résistance collective nous a toutes fait vibrer. »

La pandémie a permis d’enrichir le concept d’éducation permanente, de l’ouvrir encore d’une autre manière sur la réalité de terrain et d’y inclure plus consciemment le fameux care qui y acquiert une vraie dimension politique.

Repenser l’éducation permanente

Pour VF autant que pour les FPS, la perte de liens sociaux liée à la situation de quarantaine amène les personnes actives dans ce secteur à créer du lien interindividuel au lieu du lien social que les mouvements de femmes développent habituellement. L’objectif d’émancipation collective des femmes semble s’effacer devant l’urgence des services individuels à fournir. Une situation a priori paradoxale car l’éducation permanente ne se conçoit pas comme un service aux personnes : elle a une dimension collective et ne répond pas à des besoins individuels. En cela, elle comporte une dimension fortement politique − le but est bien le changement social. Mais voilà, le confinement a entrainé son lot d’urgences et les deux mouvements féministes ont été confrontés à ces problèmes qui frappaient les gens de plein fouet. « En temps normal l’aide d’urgence n’est pas notre mission à proprement parler, explique Aurore Kesch. Nous sommes d’abord des acteurs culturels : nous visons l’émancipation et la transformation en mieux de la société. Par contre nous avons le devoir essentiel de relayer, d’informer selon les besoins que les femmes expriment, et dès le premier confinement cela a suscité beaucoup de questionnements. On s’est lancées dans l’aide d’urgence (colis alimentaires, caisses de solidarité, etc.) parce qu’on ne peut pas faire autrement que de soutenir les femmes, et que ce n’est certainement pas maintenant qu’on va les laisser tomber. »

Même son de cloche chez les FPS, Noémie Van Erps explique : « En tant que structure d’éducation permanente on est plutôt dans l’information, la sensibilisation et pas dans l’accompagnement des femmes mais comme on est membres de diverses plateformes qui regroupent des associations d’aide aux victimes de violence, certaines d’entre nous se sont investies dans l’aide aux femmes victimes de violence intrafamiliale qui a explosé pendant le premier confinement, et elles ont contribué à la création de lieux de vie, d’urgence en soutien à ces femmes-là. Il y a eu des initiatives pendant la fermeture de l’Horeca, des hôtels réquisitionnés pour loger des victimes de violence ainsi éloignées de leur domicile. Le manque de places dans les structures d’accueil est un problème récurrent dans ces cas. En faisant cela nous sommes sorties du cadre de l’éducation permanente. »

Aurore Kesch affirme ne plus avoir peur de l’urgence comme antinomique avec les missions d’éducation permanente : « Une de mes ambitions est qu’on élargisse les indicateurs de réussite d’un projet, ou en tout cas qu’on les affine. La participation des femmes doit être à tout prix facilitée. On fait parfois plus d’éducation permanente qu’on ne le pense mais on ne met pas les bons mots dessus, en tous cas, on n’analyse pas de manière assez fine. Par exemple, boire une tasse de café avec quatre personnes, ça peut déjà être politique, tout dépend de ce qui se passe réellement pendant ce temps-là. La pandémie est venue reconfirmer qu’on peut rester au téléphone pendant une heure avec une femme et la retrouver ensuite dans une chaine de solidarité. Là, nous ne sommes plus dans l’individuel : nous avons re-collectivisé la parole. Via l’aide d’urgence, on s’est également fort reconnectées au vécu des femmes. Avant, elles venaient davantage pour une thématique proposée ; ici elles ont exprimé d’emblée des besoins qui se sont imposés d’eux-mêmes. On a pu revaloriser aussi le travail politique : nous partons du vécu des femmes, nous le décodons, l’analysons ensemble, puis nous en tirons une revendication politique pour la porter dans un cabinet, à la commune, pour nourrir une action politique quelle qu’elle soit. »

Ainsi la pandémie a permis d’enrichir le concept d’éducation permanente, de l’ouvrir encore d’une autre manière sur la réalité de terrain et d’y inclure plus consciemment le fameux care qui y acquiert une vraie dimension politique.

Une de mes ambitions est qu’on élargisse les indicateurs de réussite d’un projet, ou en tout cas qu’on les affine. La participation des femmes doit être à tout prix facilitée.

Des solutions hybrides pour l’avenir

Selon Noémie Van Erps, il y a un réel besoin de se retrouver en présentiel et de pouvoir revenir à son métier premier. Les équipes ont besoin de se retrouver, de stimuler leur créativité. On aspire à recommencer les animations sur le terrain, à refaire des conférences en présentiel. Mais la pandémie n’a pas que des aspects négatifs, la découverte des possibilités du numérique fait pencher vers des solutions nouvelles hybrides. Il faudra modifier le décret sur l’éducation permanente qui ne prévoit pas d’activités en ligne. Noémie Van Erps poursuit : « Tout n’est pas à balayer d’un revers de la main de ce contexte de virtualité qui s’est imposé à nous. On a pu se découvrir des talents, des capacités, une forme de créativité que nous n’avions pas pu expérimenter avant parce que le décret n’ouvrait pas cette possibilité et que nous avions nos habitudes et traditions de travail avec nos publics. Maintenant il faut prendre du recul et se demander ce qu’on va garder de tout ça car rien de “virtuel” n’est reconnu en éducation permanente. Par exemple aborder la thématique de la répartition des tâches au sein des familles sur Facebook permet de toucher plus facilement les femmes quand elles peuvent se connecter depuis leur divan (je caricature !), mais cette activité, qui vise à sensibiliser à la déconstruction des rôles sociaux, n’est pas valorisable et donc pas subventionnée par le décret. Le mouvement va devoir évaluer les choses pour éventuellement réfléchir à un changement institutionnel, sans oublier la fracture numérique dans le contexte de digitalisation croissante dans notre société. »

Chez VF, la question se pose également : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de trouver comment revenir au présentiel en gardant le meilleur de ce que la pandémie nous a imposé. On va désormais envisager le virtuel comme quelque chose de facilitant mais qui doit rester à sa place. Cela a certes ouvert le champ à de nouveaux publics, des femmes qui ne seraient jamais venues sans les rencontres « zoom » (par exemple), mais d’autres n’avaient pas les moyens de nous rejoindre faute d’accès aux outils, et d’autres encore étaient réticentes, n’ayant pas envie qu’on les voie chez elles. Même avec le téléphone, certaines connaissaient des difficultés (ce qui a amené nos animatrices à organiser des ateliers pour expliquer comment installer et utiliser les applications sur le téléphone). Donc oui au virtuel comme facilitateur, mais il nous semble que le cœur de l’éducation permanente reste dans le présentiel. Notre mission consiste à mener des actions avec les femmes : ensemble nous dégageons le commun de leurs expériences en tant qu’appartenant à la catégorie sociale « femmes », nous décodons et situons les discriminations qu’elles subissent, et ensuite nous passons aux actions. J’insiste souvent sur la difficulté de notre métier : il est passionnant mais peut aussi parfois s’avérer assez inconfortable car nous n’avons pas vraiment de prise sur les résultats. Nous essayons de mettre en place des conditions, mais nous ne savons jamais comment les femmes vont s’en emparer ou non. On ne peut pas émanciper les femmes à leur place. »

 

 

 

 

 

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Il existe en effet bien d’autres associations féministes dans le mouvement des femmes, dont l’Université des femmes, qui a réalisé un numéro fort intéressant de sa revue Chronique féministe sur le thème « Féminisme et pandémie » (n° 126, juillet-décembre 2020).

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Chedia Le Roij et Emmanuelle Nizou