Politologue spécialisé dans les enjeux de mobilisations sociales autour des phénomènes migratoires, Youri Lou Vertongen est l’auteur de Papiers pour tous (éditions Academia), qui reprend son travail de thèse sur le collectif de La coordination des sans-papiers de Belgique et plus largement sur quarante années de mobilisations sociales en faveur des personnes sans papiers en Belgique. Lui-même militant engagé dans la défense des droits des étranger·es, Youri Lou Vertongen revient sur l’importance de faire trace de cette histoire minoritaire pour constituer une mémoire des luttes appropriable.
Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie
En quoi le travail d’archives proposé dans votre livre Papiers pour tous est-il particulièrement important pour les luttes des personnes sans papiers ?
J’ai rédigé une thèse sur l’action militante de La coordination des sans-papiers de Belgique sur la période 2014-2020, en tant qu’acteur·ices socialement faibles, impliqué·es dans un mouvement social. C’est d’abord en étant moi-même engagé dans des mouvements militants de soutien à des personnes sans papiers que je suis arrivé à travailler ces questions en tant qu’objet de recherche. Mon livre revient sur quarante années de mobilisation sociale en faveur des droits des étranger·es en Belgique, d’un point de vue micropolitique c’est-à-dire en essayant de rechercher les traces de cette mémoire collective minoritaire du point de vue des acteur·ices qui étaient en train de la fabriquer. Il ne s’agit donc pas d’analyser les mesures de politiques publiques ou l’impact que ces mobilisations ont pu avoir sur une inflexion des politiques migratoires mais plutôt de regarder la manière dont ces mobilisations se sont construites localement, stratégiquement, et quels types d’acteur·ices elles ont engagé, quels types de revendications. J’ai tenté de remettre bout à bout des séquences de lutte qui ont égrainé l’histoire belge de 1970 à nos jours [2022]. Retracer cette histoire minoritaire m’apparait important d’abord d’un point de vue militant car ces luttes sont particulièrement précaires et jouissent de relativement peu de victoires politiques. C’est quelque chose qui use les acteur·ices impliqué·es, les premier·es impacté·es bien sûr, mais aussi les acteur·ices solidaires de la société civile. Et lorsqu’une séquence de lutte se termine, la priorité n’est pas de stocker les traces des actions réalisées. Cette mobilisation, du fait de la précarité de ses acteur·ices, peine à constituer et à stocker cette mémoire collective, à l’institutionnaliser. Un de mes objectifs en publiant une partie de mon travail de thèse était de constituer un endroit où chacun·e puisse retomber sur cette histoire minoritaire et que les nouvelles séquences de lutte puissent s’inspirer des erreurs ou des victoires du passé sans avoir l’impression de devoir repartir d’une page blanche.
Si les campagnes de régularisation sont toujours précédées d’un mouvement de lutte, tous les mouvements de lutte ne mènent pas à une campagne de régularisation et ceux-ci ne sont jamais présentés comme une cause directe de cette régularisation.
Les trois campagnes de régularisation (1974, 2000 et 2009) qui ont eu lieu en Belgique ont toutes été toutes précédées de grands mouvements sociaux. Ces mouvements de lutte ont-ils contraint le politique à infléchir sa politique migratoire ?
D’un point de vue macro, c’est un fait : certaines mobilisations ont produit une sorte de pression sociale, mais à chaque fois, un phénomène exogène a permis d’accélérer les choses. En 1974, c’est la fermeture des frontières aux migrant·es économiques qui va provoquer la régularisation. En 2000 c’est le décès de Semira Adamu, demandeuse d’asile nigériane de 20 ans qui meurt étouffée par les gendarmes chargés de son expulsion, et qui tout à coup met en lumière le phénomène des centres fermés, encore très peu connus en Belgique. Tout cela provoque un émoi populaire qui va produire les conditions objectives pour cette campagne de régularisation. En 2009, le phénomène exogène est une situation politique critique. Après plusieurs centaines de jours sans gouvernement, la nouvelle ministre à l’Asile et aux Migrations [Turtelboom] va refuser de mettre en œuvre le principe de régularisation sur base d’attaches durables pourtant prévu dans le nouvel accord de gouvernement, ce qui provoque un grand mouvement de contestation. Ces moments ont tous été précédés par plusieurs séquences de lutte qui ne « gagnent » pas mais qui permettent que ces questions existent dans le débat public, qui produisent un tissu militant et activent un réseau associatif autour de ces questions.
Pourtant, dans le storytelling de l’État, la régularisation des individus est toujours déliée du mouvement de lutte. En 2009 par exemple, au moment des très longues grèves de la faim qui ont eu lieu dans les universités, beaucoup de grévistes se sont vu proposer une carte orange – c’est-à-dire une carte médicale. Cette carte offre une « régularisation » d’une période de 3 mois pour raison médicale mais celles et ceux qui ont retrouvé la santé au bout de ces trois mois sont de nouveaux expulsables. La campagne de régularisation officielle a eu lieu moins d’un an après les occupations des campus et une grande partie des grévistes ont été régularisé·es. Pourtant le narratif de l’État n’indique aucun lien de cause à effet, car ce serait vu comme un aveu de faiblesse qui sous-entendrait que le « chantage » fonctionne. Pour le gouvernement, la régularisation est une forme de service rendu aux personnes, un « fait du Prince », octroyé soit pour des raisons humanitaires, soit pour des raisons économiques. Si les campagnes de régularisation sont toujours précédées d’un mouvement de lutte, tous les mouvements de lutte ne mènent pas à une campagne de régularisation et ceux-ci ne sont jamais présentés comme une cause directe de cette régularisation.
En quoi la création de l’occupation nommée l’Ambassade universelle en 2001 marque-t-elle un tournant dans la construction des collectifs de personnes sans papiers ?
Je n’ai pas été contemporain de cette occupation mais ce fut l’une des premières expériences d’autonomie des personnes sans papiers dans un cadre de lutte à Bruxelles. On y décrit une forme d’auto-gestion, c’est-à-dire un groupe de premier·es concerné·es qui agit et produit pour lui-même un cadre revendicatif et une forme d’organisation logistique de l’occupation. La question de l’autonomie a toujours existé dans un contexte micropolitique au sein des luttes de l’immigration. Pendant longtemps, l’ensemble de l’espace discursif des luttes était occupé par les acteur·ices du soutien, qui produisaient un discours de solidarité, revendicatif ou qui faisaient lien. Il n’y avait pas de rapport direct entre des agent·es de l’État d’une part et des premier·es concerné·es argumentant la nécessité d’être régularisé·es d’autre part : des acteur·ices – certes solidaires des premier·es concerné·es mais qui ne l’étaient pas eux·elles-mêmes – jouaient les intermédiaires. D’après les témoignages que l’on peut retrouver, cela provoquait une série de tensions, de frustrations et de conflits de part et d’autre de cette frontière entre soutiens et sans-papiers. Ça a abouti à une revendication d’autonomie et à la production d’expériences, telles que l’Ambassade universelle, puis plus tard de l’UDEP (Union de défense des sans-papiers). Aujourd’hui cette question de l’autonomie est un impondérable dans le champ militant.
En quoi cette volonté d’autonomie est-elle importante ? Encore aujourd’hui ?
Cette question se rejoue à chaque nouvelle séquence de mobilisation car c’est de l’expérience du conflit que nait une volonté d’autonomie. On a toujours l’impression de recommencer la même chose et c’est aussi pour cela qu’il est intéressant qu’il y ait des agents de passation de la mémoire militante. Il s’agit d’une autonomie toujours en tension parce qu’il y a une relation inégale entre un·e acteur·ice socialement faible ou affaibli·e parce qu’illégalisé·e, qui a besoin de ressources pour lutter et des acteur·ices bien établi·es, tel·les que les professionnel·les associatif·ves payé·es pour cela et avec des ressources à leur disposition. C’est une tension qui est politique mais aussi éthique : jusqu’où a-t-on le droit de parler à la place d’acteur·ices que l’on soutient et à l’inverse, du point de vue des sans-papiers, jusqu’où peut-on revendiquer cette autonomie de parole là où un·e autre parlerait mieux que nous ? Qui est le mieux placé pour parler d’une situation de discrimination ? L’autonomie est à la fois une effectivité – ces groupes sont autonomes dans leur manière de fonctionner, les ressources qu’ils produisent, leur agenda, leur discours, etc. – et à la fois une revendication car ils ne fonctionnent pas en autarcie mais à l’intérieur d’un mouvement social très hétérogène et polymorphe. Ce rapport effectivité/revendication fait que, selon moi, cette autonomie sera toujours en tension.
La politique migratoire européenne, en catégorisant les étranger·es en fonction de leur statut (travailleur·ses immigré·es ou demandeur·ses d’asile,…), empêche la communauté des étranger·es de faire front commun.
Il y a une grande hétérogénéité derrière le terme de « sans-papiers », qui est une catégorisation par défaut, définie par l’absence de, « sans », un stigmate imposé par un tiers.
Effectivement le terme sans-papiers n’existe pas juridiquement. On parle d’immigration clandestine, irrégulière, de travailleur·ses étranger·es mais pas de sans-papiers. C’est donc d’abord la représentation d’un stigmate. Dans les années 1990, il y a eu plusieurs occupations d’églises à Paris par un groupe de « clandestins » – comme on les appelait à l’époque. Leur tract disait : « Nous sommes des sans-papiers, nous ne sommes pas des clandestins. » Il y a une forme de retournement de stigmate et de réappropriation collective dans ce tract qui tend à présenter la catégorie sans-papiers comme une catégorie militante qui lutte non seulement contre des qualificatifs jugés particulièrement dévalorisants mais aussi pour, d’un point de vue micropolitique, produire un rassemblements de l’ensemble des étranger·es sans titre de séjour. C’est très intéressant car la politique migratoire européenne fait exactement l’inverse en catégorisant les étranger·es en fonction de leur statut (travailleur·ses immigré·es ou demandeur·ses d’asile,…) ce qui empêche la communauté des étranger·es de faire front commun. Chacun·e appartenant à une catégorie différente se voit dans le rapport qu’il·elle entretient avec l’État et dans les discriminations qu’il·elle subit. En rejetant ce terme de clandestin le groupe a réussi à produire les conditions d’une identification collective ce qui est très fort politiquement. Aujourd’hui les personnes que je rencontre sur le terrain ne se qualifient jamais elles-mêmes de sans-papiers, sauf quand elles arborent un discours militant. C’est une identité de rupture par rapport aux conditions qu’ont en commun les personnes qui n’ont pas les bons papiers.
Quel répertoire d’actions a été mobilisé par les différents collectifs ?
Quand on pense au répertoire d’actions d’acteur·ices socialement faibles, on pense directement à la grève de la faim. Dans les luttes des sans-papiers en Belgique on retrouve des récits de grèves de la faim dès les années 1970 et jusqu’à la campagne de 2009, où ces grèves ont duré particulièrement longtemps et n’ont eu que très peu de résultats. Entre 2009 et 2020 les groupes militants qui se sont constitués ont décidé explicitement de ne plus utiliser cet outil, devenu inefficace. Mon interprétation est qu’il y a une forme d’intelligence collective du mouvement social qui a pris la décision de ne plus utiliser ce type d’action sur base des enseignements des mobilisations précédentes.
Au-delà de la grève de la faim, les collectifs ont recours à l’occupation et à la manifestation. Dans le livre je reviens aussi sur l’exemple de l’UDEP, un collectif qui a vraiment institué le rapport à l’autonomie des personnes sans papiers. Il avait des antennes un peu partout en Belgique, et fonctionnait selon une structure très pyramidale. Un peu poussé par les partenariats qu’il avait avec des représentant·es politiques ou associatif·ves, le collectif a souhaité inscrire institutionnellement le droit de régularisation à travers une loi. Cette loi UDEP visait à définir des critères permanents de régularisation et d’en faire suffisamment pour qu’il y ait un maximum de personnes qui rentrent, tout en déjouant les mécanismes utilitaires de l’État. Cette loi a ensuite été portée à la chambre par des représentant·es écolos mais n’a jamais été adoptée. Ça reste à ce jour la seule tentative d’inscrire, en partenariat avec des collectifs de premier·es concerné·es, cette question dans la loi. Cette proposition de loi UDEP a laissé une trace et on en parle encore beaucoup presque 20 ans plus tard. Par exemple La coordination des sans-papiers a produit une enquête sur les conditions de vie des sans-papiers qui a débouché sur des recommandations qui reprennent pour partie des articles de la loi UDEP et les réactualisent. C’est quelque chose qui nourrit le réseau militant, qui alimente une culture militante d’une séquence de lutte à l’autre.
Il y a un héritage implicite d’une séquence de lutte à l’autre. Une personne qui entre dans un mouvement va reproduire des gestes, des termes, des revendications inspirés, ne serait-ce qu’indirectement, par des luttes précédentes.
Qu’est ce qui selon vous permet la constitution d’une mémoire des luttes ?
C’est quelque chose que je travaille en ce moment avec mon collègue Thomas Swerts, professeur de sociologie à l’université de Rotterdam : quels sont les agents et les interfaces de transmission de cette mémoire des luttes ? On cherche à en matérialiser à la fois les personnes et les outils de passation. Je pense qu’il y a un héritage implicite d’une séquence de lutte à l’autre. Une personne qui entre dans un mouvement va reproduire des gestes, des termes, des revendications inspirés, ne serait-ce qu’indirectement, par des luttes précédentes. Les mouvements de lutte des sans-papiers sont des mouvements en dents de scie, il n’y a pas de trajectoire uniforme. Un collectif va mettre cette question sur le devant de la scène pendant quelques mois, puis pendant deux ans, on ne va plus en entendre parler – comme en ce moment par exemple. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de collectif mais la lutte n’est pas vive. Comment l’héritage mémoriel peut-il se transmettre entre deux pics de mobilisation ? D’autant que ce sont des mouvements avec énormément de turnover : des gens arrivent en permanence sur le territoire et constituent de nouveaux sans-papier dans la communauté ; d’autres sont expulsé·es et repartent avec leur récit dans l’anonymat. C’est un mécanisme de la terre brûlée, qui évidemment n’est pas volontaire. D’autre part, les quelques personnes régularisées se trouvent dans une forme de tension puisque soit elles sortent de la lutte et abandonnent le collectif soit elles y restent greffées mais ne sont plus considérées comme premières concernées. Comment alors apporter son expertise sans pouvoir se réapproprier sa propre expérience ?
Il y a des agents de mémoire ponctuels, une personne qui va venir raconter qu’elle était présente en 2009 par exemple et dire : « Attention ne vous faites pas avoir quand quelqu’un de l’Office des étrangers vous proposera une carte orange, il faut dire non ! » Et puis après elle repart. Il y a aussi des agents qui ont produit des interfaces de mémoire. Par exemple le collectif Sans-papiers de Belgique (SPB) (2010-2015) a beaucoup travaillé à l’organisation de séminaires avec des chercheur·ses, il a essayé d’inscrire son action dans une histoire plus longue, de composer des archives. De la même façon, La coordination des sans-papiers a laissé un carnet de recommandations sur base d’une enquête publique réalisée par elle-même. Dans dix ans, un autre collectif s’en emparera peut-être. Ça nous semble trop abstrait de dire qu’il y a une espèce d’héritage qui n’aurait aucun testament mais que les gens reprendraient quand même. On est nombreux·se à avoir entendu des gens dire : « Ils ont fait comme ça par le passé, ça n’a pas marché, ne faisons pas les mêmes erreurs. » L’exemple de la grève de la faim le démontre bien. Il y a à la fois une intelligence adaptative des acteur·ices in situ et une capitalisation sur ce qui s’est déjà fait.