© Marine Martin
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Dossier

L’art brut : singularité, hermétisme et spontanéité culturelle

Entretien avec Matthieu Morin
Graphiste, musicien et collectionneur d’art brut

25-05-2021

L’art brut est-il un art populaire ?
Si tous deux partagent la spontanéité et l’ouverture au monde extérieur, Matthieu Morin les distingue radicalement. Pour l’auteur de l’ouvrage Des pépites dans le goudron (Frémok, 2019), l’art brut est « un art qui s’ignore »,il relève d’une extrême singularité, d’une spontanéité vitale qui n’en est pas moins attachée à un contexte d’existence, mais au contraire de l’art populaire, il n’a pas de caractère collectif. Et si l’art brut permettait de redessiner des frontières poreuses entre culture, art et production de masse ?

Propos recueillis par Renaud-Selim Sanli, chargé de projets et de communication à Culture & Démocratie

Comment définiriez-vous l’art brut ? Est-ce une pratique que l’on peut qualifier de populaire ?
J’ai découvert l’art brut il y a vingt ans par une voie populaire : le rock’n’roll ! En répétant avec mon groupe dans la salle de yoga d’un psy collectionneur. Mais tout ça n’est que pur hasard. La seule chose qui ne l’est pas, c’est que j’ai été sensible, instantanément, à ce que j’avais sous les yeux. Quelque chose que je n’avais jamais ressenti avec l’art visuel en général et qui m’a secoué sans que je comprenne pourquoi. J’ai donc aimé l’art brut avant d’en connaitre la définition si tant est qu’il y en ait une. Je pense que le rock’n’roll ou le blues sont des expressions particulièrement intéressantes pour aborder cette histoire de corrélations entre art brut et art populaire. Aux origines du blues, il y a pas mal d’ingrédients qu’on associe toujours à l’art brut : l’expression spontanée de sentiments profonds, très souvent doublée d’un certain dénuement matériel reflétant l’urgence de la création. Dans le cas du blues, où même plus originellement des worksongs, on observe une expression spontanée de la douleur, du labeur, de l’amour, sans aucun autre médium que la voix et le rythme des pioches. L’instrument est déjà un artifice et quand il est présent, il est souvent très rudimentaire, une corde et une boite en métal. Quand Dubuffet donne son idée de l’art brut, il décrit des personnes qui tendent vers une non-culture artistique et qui involontairement – c’est important – n’en détiennent ni les codes ni les outils. Ce besoin spontané de créer n’attend donc pas que des conditions ou des contextes favorables ou adaptés soient réunis et encore moins une éducation artistique particulière. La spontanéité prend alors cette forme d’urgence, de nécessité. C’est dans ces moments de création spontanée qu’on s’aperçoit que certaines personnes ont le besoin de créer comme elles ont le besoin de respirer. C’est cette intensité qui m’intéresse et intéresse je pense les amateur·ices d’art brut.

L’art brut pour moi se différencie de l’art populaire par son extrême singularité. Il y a une question de sélection, de regard pour définir une œuvre d’art brut. C’est la personne qui regarde qui va décider d’une œuvre brute puisque par définition l’artiste brut·e s’ignore en tant qu’artiste et très souvent il·elle crée sans adresser sa création. C’est aussi pourquoi il est souvent difficile de répondre à des généralités sur l’art brut comme s’il s’agissait d’un mouvement pictural. Non, l’art brut ne suit rien et n’est opposé à rien. J’entends souvent parler de l’art brut comme d’un art rebelle ou contestataire, mais non, ça n’est pas correct, l’art brut s’en fout puisqu’il s’ignore. C’est bien là que réside toute sa force, de par son hermétisme, c’est un diamant brut. Il y a dans l’art brut quelque chose de l’ordre de l’individualité, de l’extrême singularité qui s’oppose à la définition d’art populaire.

Définir l’art populaire me parait beaucoup plus complexe. Si je devais vraiment prendre un gros raccourci, je dirais que ce sont des créations spontanées mais beaucoup plus ouvertes aux contextes extérieurs, qui se passent d’un quelconque enseignement mais qui peuvent, à contrario de l’art brut, prendre des formes collectives. Les créations populaires sont souvent moins « chargées », disons plus légères que les créations considérées comme brutes. Dessiner une bite sur ta trousse d’école, tu n’es pourtant pas le·a seul·e à le faire, mais cette bite ne sera pas la même que celle de ton voisin ou ta voisine, elle aura son trait, sa façon, son âme… Bref, toutes ces expressions qui ne semblent pas entrer dans le sacro-saint domaine de l’art culturel mais qui peuvent rejoindre ce qui m’intéresse dans l’art brut : la spontanéité, la fragilité, l’absence de règles et d’apprentissage. J’aime quand même beaucoup l’idée « d’art modeste », cité par Dubuffet dans son premier fascicule sur l’art brut en 1979 et repris par Hervé Di Rosa, artiste de la figuration libre et passionné d’art populaire qui en a nommé son musée à Sète (le MIAM : Musée International des Arts Modestes). Dubuffet parle alors d’auteur·ices (et pas d’artistes), « exécutant à leur propre usage et enchantement, poussés par le seul besoin d’extérioriser les fêtes dont leur esprit est le lieu. »

En effet, il me semble quand même primordial quand on parle du sujet infini qu’est la création, de s’interroger sur le concept d’art. Pour ma part, je distingue art et création en considérant que l’art pourrait être déjà une transformation, une présentation ou une étude de la création. Je ne fais surtout pas partie des ayatollahs de l’art brut qui s’attaquent sans cesse à l’art contemporain, à l’art conceptuel et plus largement à l’art enseigné, seulement je ne les appréhende pas du tout de la même manière. Je peux être touché par une œuvre d’art conceptuelle mais je n’éprouverais pas la même chose avec l’art brut. Pour moi c’est comme comparer un arbre et une planche.

Il y a dans l’art brut quelque chose de l’ordre de l’individualité, de l’extrême singularité qui s’oppose à la définition d’art populaire.

Donc pour vous la culture populaire n’est pas la culture dite mainstream, du blockbuster aux icones pop ?
Quand on parle de mainstream, on définit uniquement le phénomène de culture de masse, et on peut se dire effectivement que cette culture est souvent orientée par l’industrie culturelle, mais cette même industrie est elle-même influencée par les contextes sociaux, politiques, économiques. Entre culture populaire et culture mainstream, j’ai l’impression que la culture populaire est une culture développée par le peuple et la culture mainstream plutôt une culture proposée voire imposée au peuple. Si on veut vraiment se mordre la queue, on peut constater que certaines pratiques artistiques comme le tatouage sont nées d’une véritable culture populaire. L’expression même d’une rébellion et une marque de singularité émanant d’individus et groupes d’individus comme les taulard·es, les marins, etc, qui est aujourd’hui passée véritablement du côté mainstream. Et je ne dis pas récupérée parce que ça n’est pas forcément un phénomène critiquable mais disons qu’elle est complètement sortie de son contexte initial. C’est intéressant. On peut se poser la même question pour le rap, pour le street-art, etc., qui n’ont, pour certaines formes, rien à voir aujourd’hui avec la forme initiale, issue de la culture populaire.

Pour reprendre la figure du serpent qui se mord la queue, on pourrait aussi penser que malgré sa spontanéité l’art brut est influencé par une culture mainstream (par exemple la culture de masse américaine) ?
C’est justement ce que j’ai voulu travailler avec cette exposition L’Amérique n’existe pas ! Je le sais j’y suis déjà allé, au Art et marges muséen. L’art brut tel que le théorisait Dubuffet en 1945, était une création de personnes « indemnes de culture », or personne n’est véritablement indemne de culture. On trouve des références culturelles chez les artistes les plus représentatif·ves de l’art brut : Le Magicien d’Oz pour Henry Darger et ses Vivian Girls, les architectures hindoues pour le Facteur Cheval, la civilisation égyptienne pour Augustin Lesage, etc. Quand Dubuffet parlait de culture, on peut penser qu’il évoquait plus précisément la culture artistique et qui plus est la culture officielle comme il la nommait dans beaucoup de ses essais contestataires comme « Asphyxiante Culture ». Ce que j’ai tenté de montrer dans l’exposition, c’est la puissance et l’influence considérable qu’exerce la culture populaire des USA sur le monde depuis plus d’un siècle, à travers ces images ou musiques absorbées, digérées et recrachées par des artistes brut·es, populaires et contemporain·es, qui renvoyaient alors, par leur folie et leur absence de filtres, l’image d’absurdité de ce trop-plein, comme une overdose. à un moment où l’éclat des USA commençait sérieusement à se ternir avec l’arrivée de son « Duce 2.0 », l’idée était de prendre conscience de cette influence et d’aller dévisser quelques planches dans l’envers du décor de ce rêve américain. Peut-être que l’exemple le plus probant était ce cercueil du Ghana sculpté par Paa Joe, une pratique populaire datant des années 1950. La nouvelle tradition consiste à se faire inhumer dans un cercueil figuratif, symbole de ton métier, de ta passion, de ce qui te représente. On a présenté un cercueil en basket Nike. Si se faire inhumer dans une basket Nike ce n’est pas le cynisme du rêve américain et de l’ultra-capitalisme !

Il y a une forme de paradoxe dans l’art brut : art involontaire, spontané, voir inclassable et pourtant désormais présent dans les circuits culturels (musées, galeries…). Peut-on dire que l’art brut « se popularise » voire qu’il est récupéré par l’économie de l’art institutionnel ?
L’art brut est désormais bel et bien accepté dans les galeries et musées, il y a dix ans encore ça n’était pas le cas. C’est bête à dire mais pour moi on assiste à une sorte de cycle. Que ce soit dans la mode, la musique, l’architecture, la cuisine, c’est un phénomène social global. Il y a une recherche générale du retour aux sources, à l’essentiel, au « vrai », déjà complètement récupéré par le marketing et par la pub depuis plus de dix ans : « Venez comme vous êtes. »n Et cette simplicité, on va la chercher du côté de cette culture populaire. Dans les friperies parisiennes, les bleus de travail coutent 50 euros ! Le cynisme a été poussé jusqu’à voir le gilet jaune revisité par la haute-couture !

Pour parler plus précisément des circuits de l’art, la cote de l’art brut a explosé depuis seulement quelques années. L’art brut est désormais présenté au MOMA, à Beaubourg, dans les plus grands musées du monde. Certain·es en sont satisfait·es parce qu’il·elles y voient une reconnaissance et d’autres y voient également des parts d’ombre. Comme moi qui n’ai jamais adhéré aux règles et aux codes d’un art contemporain clairement élitiste culturellement et financièrement parlant. Quand tu présentes une œuvre, tu te dois de respecter son origine, son histoire. Heureusement ça n’est ni tout noir ni tout blanc, certains musées et galeries dédiés à l’art brut font un superbe boulot sans justement tomber dans ces poncifs du white cube et de la pince à billets. Et ce dans le milieu muséal institutionnel comme dans la culture plus underground, qui trouve forcément des complicités avec cet art.

Enfin, sur le danger que vous évoquez quant à la dénaturation de l’art brut, elle pourrait exister sous une forme d’art brut contemporain présent dans les lieux de création de personnes en situation de handicap par exemple. C’est pourquoi il faut rester très vigilant·es sur ces sujets tout en continuant à œuvrer pour la reconnaissance de ces talents au grand public. C’est aussi un engagement utile pour la perception et l’acceptation des différences, pour l’accès aux cimaises des musées, aux scènes des théâtres et salles de concerts ou à l’édition de ces artistes. Je travaille moi-même régulièrement avec des institutions comme la S Grand Atelier qui fait un travail de présentation et d’édition formidable et qui a clairement participé à cette reconnaissance de l’art brut contemporain. Nous avions présenté ensemble quelques artistes influencé·es par les USA lors de l’exposition bruxelloise comme Jean Leclercq et ses détournements de comics, feu Richard Bawin et son incroyable blues en yaourt, etc. Je travaille également pour le label « La Belle Brute » qui édite des disques autour des pratiques brutes de la musique, organise des concerts, etc. C’est réellement des questionnements quotidiens que de participer à la mise en avant de tout ça parce qu’avec le handicap, la suspicion d’une récupération peut être présente.

 

Image : © Marine Martin

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