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Dossier

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

28-08-2024

La question de la pauvreté est de ces dénis de l’humain qui, avec quelques autres révoltantes indignités naturalisées par le tout économique, interpellent et opposent parfois les deux pans de notre asbl, la culture et la démocratie.

On l’a répété sur tous les tons, du compassionnel au violent : la pauvreté ne se définit pas seulement par une situation de misère financière. Mais elle commence par là, et il est un peu facile, pour les bien-pensants-bien-aisés, d’entendre la revendication des plus pauvres à une part de la culture comme une invitation à oublier que la première exigence pour supprimer la misère est de rebattre les cartes de l’inégalité des moyens d’existence. Et donc qu’il est primordial de retrouver le sens de la solidarité sociale et des services publics, à la disposition de tous.
Selon les auteurs de Services publics et pauvreté, le Rapport bisannuel 2014-2015 du Service (fédéral) de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion socialen (SLPPES), le premier Rapport général sur la pauvretén de 1995 avait constitué « un tournant dans la lutte contre la pauvreté, notamment parce qu’il [avait] mis à l’avant-plan le droit à la culture ». Si « depuis lors, de nombreux stimulants à la participation culturelle ont vu le jour à différents niveaux de pouvoir », on n’est toutefois pas obligé de croire aveuglément que « lentement mais sûrement, on a pris conscience du fait que « la pauvreté culturelle provoque une beaucoup plus grande exclusion que la pauvreté économique » », constatant plutôt que, paradoxalement, cette dernière croît à mesure de cette « prise de conscience ».
Une analyse plus cynique pourrait en effet donner à penser que les « stimulants à la participation culturelle » naissent surtout pour étouffer les germes d’une potentielle explosion populaire, allumée par la perte de légitimité démocratique d’un État reposant sur la croissance, en nombre et en volume, des inégalités. Mais vécue cette fois au plan culturel, c’est-à-dire symbolique, avec une force qu’un accès d’aumône dans les temps électoraux ne pourrait pas éteindre. C’est-à-dire une question politique à connotation culturelle posée à une démocratie dont la cécité croît à mesure qu’elle se livre sans combat au tout-financier.
Il ne s’agit pas tant ici de « l’accès » voire de la participation active à la culture – une obligation reposant sur des droits et exigeant des moyens, consacrée par des instruments internationaux ratifiés par la Belgique – que de l’existence, dominante, d’une culture de la richesse envahissante, provocante, insultante. Contrepoint d’une lecture culturelle de la pauvreté où l’on évoque très – trop – souvent une dignité que l’on dit perdue par les gens pauvres, oubliant qu’elle est uniquement celle qu’a piétinée, en acceptant le fait social de la pauvreté, la société dans laquelle ils tentent de survivre.

Vingt ans après, une culture progressivement paralysée
Le Rapport bisannuel 2014-2015 du SLPPES traite de la « réponse des services publics dans l’effectivité des droits fondamentaux », avec un chapitre consacré au droit à la culture. En 2005, le SLPPES avait sollicité la contribution de Culture & Démocratie/Kunst en Democratie (entretemps devenues deux associations distinctes, la deuxième aujourd’hui rebaptisée Dēmos) pour l’élaboration du chapitre culturen de son Rapport bisannueln. Cinq ans plus tard, le SLPPE a de nouveau rassemblé les deux associations, qui, ensemble, ont préparé les débats sur le rôle des services publics dans la garantie de l’effectivité du droit à la culture auprès des personnes en situation de pauvreté (entendant par « services publics » aussi bien les organisations de statut public que les structures dotées par convention de missions de service public – ou, « d’intérêt général » dans la formulation qu’en retient aujourd’hui la Coupole « Nouvelle gouvernance » de la Fédération Wallonie-Bruxellesn.
Six rencontres ont été organisées, auxquelles ont participé plus d’une trentaine d’organisations, présentes voire militantes dans l’action culturelle auprès des plus pauvres, et qui ont posé les bases communes de la réflexion. La culture ne s’y limitait pas aux dimensions des produits culturels « artistiques » mais se rapprochait de la notion large de ce qui sourd de la vie et de la créativité symboliques des plus pauvres, et en particulier du cœur de leurs réalités.
C’est cependant le plus souvent par la négative que s’abordaient ces questions, par l’énumération des obstacles à l’effectivité du droit à la culture, les rapprochant de la critique de la culture de la richesse, celle qui, sur fond d’arguments budgétaires, sème ses obstacles dans des textes de loi, paralysant progressivement un droit en le transformant en une obligation, pervertissant une liberté en l’instrumentant : « La façon dont la dimension culturelle de la lutte contre la pauvreté est prise en compte dans les politiques sociales peut conduire à une instrumentalisation de la culturen. » Ainsi, par exemple, s’affirme un changement fondamental dans l’utilisation de la subvention fédérale pour la promotion de la participation sociale et l’épanouissement cultureln, devenu, en 2013, activation des usagers : « Les droits culturels se traduisent de plus en plus souvent, pour les allocataires, en obligation de participer. »
Les intervenants affirmeront que la conditionnalité dans la participation à la culture va directement à l’encontre du droit fondamental à la culture des personnes pauvres. Une dérive parmi d’autres qui, pour les travailleurs sociaux, correspond à une pression méprisant les fondements de leur métier : « Tout doit être utile, se faire « en fonction den«  ». Une instrumentalisation insidieuse, qu’assortit de sanctions l’application, au 1er septembre prochain, du PIISn. « Une honte dans un pays riche où l’irresponsabilité, le mensonge, le vol des finances collectives, le piétinement du bien commun sont les fleurons des « panaméens », des banques, des fraudeurs fiscaux, etc. », déclarait Christine Mahy, présidente du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, le 25 avril 2016 lors d’une action dans les rues de Bruxellesn. Le Rapport concluait à l’urgence de lutter contre « les discours en termes d’obligations et la tendance à responsabiliser les personnes qui caractérisent aujourd’hui la politique de lutte contre la pauvreté, [en] contradiction avec le droit à la culture des personnes qui vivent dans la pauvreté. »

La fable de l’aveugle et du paralytique
Dans la fable, l’aveugle porte le paralytique, leurs autres facultés respectives compensant leurs manques. Appliquée à la politique de l’État, celui-ci, aveuglé par son dogmatisme économiste, fait porter par les « culturels » pas encore totalement paralysés le soin d’apporter un peu de clarté sur les chemins que parcourent les gens de peu.
Dans un élan d’optimisme, le Rapport bisannuel 2014-2015 rappelle à l’État fédéral, aux Communautés et aux Régions que le droit à la culture est inscrit dans divers instruments de droit international et que leurs obligations en termes d’effectivité du droit à la culture sont transcrites dans la constitution et dans plusieurs lois et décrets. La fonction émancipatrice de la culture est évoquée comme un objectif de toute politique culturelle publique : « La culture est un levier pour le changement, une possibilité pour la mise en question du fonctionnement de notre société qui considère la pauvreté comme une fatalité. » Le Rapport reprend un constat de Lutte Solidarité Travail fait en 1995 : « En exprimant, à l’aide de différents outils, ce qu’elles ressentent et ce qu’elles pensent, [les personnes pauvres] quittent la position dans laquelle elles sont maintenues par le discours ambiant […] leur faisant « croire que le plus écrasé est responsable de son état, que le dominé est responsable de sa condition de misèren« . »
À la différence de la Communauté et de la Région néerlandophones, la FWB ne s’est pas dotée d’un décret-cadre qui déterminerait les principes, les axes et les priorités de son action dans la lutte contre la pauvreté. Elle aborde cette problématique en partant du terrain, des initiatives portées par les institutions, opérateurs, associations, dont elle soutient les démarches : entre autres, les associations d’éducation permanente, les Centres d’expression et de créativité, les Centres culturels, et, dans les arts de la scène, par son soutien aux démarches du théâtre jeunes publics, au théâtre-action dont la mission première est la création collective avec les plus défavorisés, ou à l’association Article 27.
Par ailleurs, si les services de la culture de la FWB souffrent des réductions budgétaires en cascade, le Rapport reconnaît qu’ils interviennent « de manière pragmatique dans le cadre de décrets sectoriels ou relatifs à des groupes de discipline [et] infléchissent la politique culturelle en faveur des plus pauvres » : ainsi, tout contrat-programme comportera systématiquement un article spécifique qui y sera consacré en accordant une priorité aux actions et aux institutions qui s’adressent à un public défavorisé, ce critère contextuel étant surévalué dans les avis de l’inspection.

Quand le paralytique est invité à porter l’aveugle…
Le Rapport de 2015 se termine par des recommandations. Elles sont, par nature – dût-on le regretter – étudiées pour être applicables dans les trois communautés malgré les différences d’approche : loi générale « au nord », décrets spécifiques issus des initiatives de terrain « au sud n» . Quelques grandes lignes : prioriser le droit à la culture comme droit fondamental avec pour objectif une déclaration politique de niveau fédéral sur le lien entre pauvreté et culture ; consolider et développer les outils qui favorisent l’expression, la création et la participation culturelles dans la lutte contre la pauvreté ; rendre l’offre de culture accessible à tous en prenant en compte l’accompagnement et la liberté de choix ; accorder une attention particulière aux personnes en situation de grande pauvreté notamment par des démarches proactives pour les atteindre dans leur milieu de vie et visant en particulier les enfants ; investir dans la formation et la sensibilisation, en ce domaine, des intervenants sociaux et les professionnels de la culture ; stimuler une approche transversale de la participation culturelle et évaluer ex ante l’impact possible de mesures prises dans d’autres domaines quel que soit le niveau de pouvoir ; davantage collaborer entre Communautés pour une plus grande effectivité du droit à la culture pour tous.
Ces recommandations, qui donnent aux autorités publiques un cadre d’action concret, ne sont pas négligeables. Toutefois, à l’analyse des choix politiques du gouvernement fédéral, finalement peu concerné en termes de compétences, on pouvait augurer que ce document ne dépasse pas le stade du classement « à l’aveugle ». Craignant cet autisme politique, Culture & Démocratie avait formulé un certain nombre de propositions orientées plus précisément vers les niveaux d’intervention des Communautés et des Régions, plus proches et plus sensibles à leurs obligations éthiques et pétries de traditions socioculturelles. Elles prennent en compte l’inexistence, en FWB – et peut-être pour ces mêmes raisons –, d’un texte législatif qui regrouperait en un seul document fondamental les impératifs que se donneraient les pouvoirs publics en matière de lutte contre la pauvreté, même si, dans un premier temps, l’on devait s’en tenir au seul domaine culturel.

Pour que l’aveugle retrouve la vue et le paralytique, sa vélocité
Les recommandations se fondent sur le présupposé que les pouvoirs publics à compétences culturelles sont en mesure – et en devoir – d’apporter une forme de rééquilibre dans les moyens visant à faire bénéficier les personnes pauvres d’une réelle effectivité de leurs droits culturels, lesquels appartiennent – théoriquement – de manière égale à tous. Des textes existent – et, on l’a vu, des pratiques –, mais les principes sur lesquels ils ont été élaborés sont aussi dispersés que le sont les domaines qu’ils visent, et se caractérisent par leur caractère additionnel (mesures culturelles insérées dans un ensemble plus large), ou incident (mesures sociales). Le principe plus fondamental est sans doute celui présent dans le Décret sur le fonctionnement des Centres culturels basé sur les droits culturels et en particulier le droit, pour tous, donc aussi les plus pauvres, de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques culturelles.
La première mesure adressée à la FWB et aux Régions concernées recommande donc de déterminer dans un instrument/cadre de l’action des pouvoirs publics, toutes compétences et tous niveaux confondus, les principes et les objectifs communs de la lutte contre la pauvreté – au premier plan celle portée au travers des actions culturelles – et qui seront, dans le respect des compétences de chacun, appliqués et développés de manière transversale, intersectorielle et interrégionale, puisant dans l’arsenal des mesures existantes actuellement réparties en divers outils juridiques et en divers secteurs.
Au-delà d’un souci de cohérence et de synergie, cet enjeu répond au besoin très humain manifesté par les personnes le plus pauvres – qu’ils expriment par le sentiment d’être des citoyens « de seconde zone », à peine humains : un tel texte manifestera non seulement à l’égard des secteurs et des services publics concernés, mais aussi, en premier lieu, aux personnes vivant des situations de pauvreté, la volonté déterminée et unanime des autorités compétentes dans les domaines culturel et socioculturel d’apporter à ces situations une réponse qui soit la plus complète, la plus coordonnée et la plus respectueuse possible de leur humanité. Et peut-être de renverser la dominance de l’indécente culture de la richesse.
À ces conditions – et par d’autres nombreuses propositions plus détaillées que Culture & Démocratie se fera un plaisir de transmettre aux autorités politiques et administratives qui voudront s’en saisir – il est possible que l’aveugle retrouve la vue et le paralytique, sa vélocité.

1

Services publics et pauvreté, Rapport bisannuel 2014-2015, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Bruxelles, 2015.

2

Rapport général sur la pauvreté, Fondation Roi Baudoin, ATD Quart Monde Belgique et Union des Villes et Communes belges – section CPAS, 1995.

3

Culture & Démocratie avait rédigé à cette occasion une note de discussion, Le droit à la culture 10 ans après le rapport général sur la pauvreté 

4

Abolir la pauvreté. Une contribution au débat et à l’action politiques, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Bruxelles 2005.

5

« Bouger les Lignes » est le nom de la consultation des acteurs et opérateurs culturels et artistiques initiée par Joëlle Milquet, alors ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en collaboration avec l’Observatoire des Politiques culturelles et l’administration générale de la Culture, avec le soutien de PointCulture. Six coupoles de travail ont été mises en place pour aborder les problématiques et enjeux des artistes, des arts et de la culture en FWB. Pour plus d’infos : http://www.tracernospolitiquesculturelles.be/bouger-les-lignes/

6

Rapport bisannuel 2014-2015, op.cit., p.47.

7

L’épanouissement culturel figure à l’article 23 de la Constitution belge.

8

Rapport bisannuel 2014-2015, op.cit., p.47.

9

Projet individualisé d’intégration sociale.

10

« Une action commune dans les rues de Bruxelles », tract distribué par le RWLP le 24 avril 2016.

11

Rapport bisannuel 2014-2015, op. cit., p.45.

12

On en trouvera le détail dans le Rapport bisannuel 2014-2015.

PDF
Journal 42
Culture et lutte contre la pauvreté
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

La face cachée de la fabrique des pauvres

Nicolas De Kuyssche, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités

De la pauvreté de notre culture statistique à l’égard de la pauvreté*

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

La pauvreté, une conséquence de la culture des riches

Francine Mestrum, sociologue, administratrice du CETRI

Enrayer la fabrique des pauvres ?

Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

L’aveugle et le paralytique. Depuis vingt ans, une démocratie en cécité croissante

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie, membre des commissions Culture et travail social et Droits à la culture

Participation culturelle : dans quelle mesure ?

Inge Van de Walle et An Van den Bergh, Dēmos vzw

À travers l’écran de fumée

Christopher McAll

L’action culturelle et citoyenne comme brèche dans la lutte contre la pauvreté

Laurence Adam et Céline Galopin, Article27 Bruxelles

Changer d’oreille : revisiter notre manière de parler de la grande marginalité

Rémi Pons

L’art est pour moi une manière d’exister

Olivier Vangoethem, expert du vécu détaché au SPP Intégration sociale

Art contemporain en Afrique : parodie et esthétiques du rebut

Toma Muteba Luntumbue, artiste et enseignant

Deux ateliers pour une géopolitique en 7e professionnelle. Une tentative d’évaluation ?

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Fugilogue : circuit ouvert

Mathilde Ganacia, directrice des programmes de l’IHEAPn

Les Ateliers de la Banane

La rédaction