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I - Villes et frontières

Le Bicentenaire

Jean Marie Théodat
Géographe, maitre de conférence à l’Université Panthéon-Sorbonne et à l’Université d’État d’Haïtin

12-12-2018

Après l’article de Sarah De Laet sur Bruxelles, Jean Marie Théodat nous transporte ici à Port-au-Prince, en Haïti. Accompagné de ses étudiants et puisant aussi bien dans ses souvenirs de jeunesse que dans ses connaissances du passé de la ville, le géographe arpente le front de mer, « ventre de la capitale » et lieu emblématique de la ville marquée par une histoire troublée.

Il est toujours intrigant, pour la connaissance que l’on a (ou pas) de ses racines, de revenir par métier aux lieux de son enfance et de devoir constater, avec le regard des autres pour témoin, que les temps ont changé. À Port-au-Prince, bien des choses que l’on croyait sinon éternelles, du moins destinées à nous survivre, ont disparu. Je cite au hasard l’édifice de la Commune, avec son petit air de Maison Blanche, au débouché de l’avenue d’Italie, le quai Colomb avec sa statuaire éloquente, le sanglier en bronze dont on touchait le groin pour nous porter chance la veille des examens, le Roxy Bar où trainaient des putes dominicaines et des macoutes en goguette, la Poste où l’on allait déposer son courrier et attendre un transfert d’argent des parents exilés, le mausolée du président Estimé, etc. Tout ce qui était le fondement et les repères de ma ville, qui paraissait immuable, était en fait très fragile, éphémère. Comme nous, comme tout le reste. Je ne le savais pas.

Cet exercice, qui aurait pu être pénible, par une nostalgie bien comprise, devient une leçon pour l’avenir et donne du sens à notre passé lorsqu’il est effectué avec la rigueur du métier et le souci du partage. Car la géographie est d’abord partage de terrain. Au propre comme au figuré. Au sens propre, il s’agit de vivre ensemble et de partager ce peu d’étendue qui est notre seul bien commun, au-delà de toute préférence planétaire : la terre. Au sens figuré, la géographie est partage d’expérience et de ressenti avec d’autres, c’est une vue de l’esprit qui s’ajoute à celle des autres et qui autorise des expériences inédites qui répondent au souci collectif et correspondent aux aspirations de chacun.

La dialectique des lieux
Avec un groupe de Normaliens géographes nous avions pris rendez-vous au Bicentenaire, place d’Italie, pour aller explorer le ventre de la capitale. Dans notre approche, la ville est une mécanique à sept lieux, à l’articulation desquels est suspendu le bon fonctionnement de l’ensemble : les lieux du pouvoir, les lieux du sacré, les lieux de passage, les lieux du savoir, les lieux de brassage, les lieux de plaisir, les lieux sans. Dans cette perspective, le Bicentenaire est un lieu aux fonctions multiples, à la fois de brassage (par la proximité du port et du marché de la Croix-des-Bossales), de plaisir (par l’ubiquité des bars, des restaurants et des petits hôtels) et de pouvoir (avec l’Hôtel de Ville, le Parlement), devenu au fil des temps un lieu sans : gangréné par la paupérisation croissante du centre-ville et la proximité des bidonvilles de La Saline, de Cité de Dieu et de Cité l’Éternel. C’est aussi un lieu où l’expression des contradictions sociales et spatiales de la capitale est à son degré de tension, sinon de violence, le plus intense sans doute.

Les lieux gardent des combats qui s’y déroulent et de la violence qui les accompagne une mémoire presque physique, dont les gens, qui partout ont des yeux et des oreilles, gardent un souvenir diffus. Elle ressurgit à l’occasion de péripéties qui semblent lointaines mais restent toujours associées à un principe initial qui a conditionné tout le reste. Les troubles commencent lorsque les aménagements qui s’ensuivent ne tiennent pas compte de cette dimension cachée, quasi occulte. Mais qui reste bien là, manifestement active dans la détermination de ce que l’on pourrait appeler par métaphore – mais par métaphore uniquement – l’esprit des lieux.

La plupart de mes étudiants sont nés après les années 1990 et ne savent de la capitale que les embarras de la circulation, l’insécurité des quartiers et l’insalubrité publique généralisée. Ils ont du mal à admettre qu’autrefois il était interdit de marcher pieds nus à Port-au-Prince, qu’il y avait des jeux d’eau accompagnés de musique classique qui débordaient des vasques de la place du Bicentenaire. Et lorsque j’évoque pour eux l’ambiance du quai Colomb, avec les troubadours qui faisaient danser le peuple sur les planches de ce deck à travers les lames desquelles l’enfant que j’étais admirait le fond de la mer, ils me croient poète. Tant il est vrai que ce lieu, autrefois de plaisir, où affluait une foule joyeuse, composée de toutes les couches de la population, véritable cœur symbolique où se côtoyaient les nantis et les catégories les plus humbles de la société, n’existe plus que dans mes souvenirs.

Le bòdmè
Le front de mer de la capitale porte en lui le souvenir des luttes de tant de générations que pour le comprendre force est de remonter aux temps des premiers habitants et des efforts qui ont changé un littoral fangeux et infesté de moustiques en capitale de la première république nègre.

En ce temps-là, la plaine du Cul de Sac était un repaire à matelots où seuls s’aventuraient les marins les plus expérimentés. Pas tant à cause de la fureur des flots qu’en raison des nombreux écueils qui, entre les ilets, encombrent le fond de la baie. La décision prise par le pouvoir colonial de transférer la capitale de la colonie à ce lieu est motivée par le double projet de rééquilibrer l’aménagement de l’espace en réponse au développement des nouvelles plantations dans la bande sud de la colonie, et de mieux protéger le cœur du pouvoir des exactions des pirates. Le Cap était loin par rapport à Jérémie et Les Cayes, les risques de sécession étaient réels en ces temps de voyage à cheval ou en bateau qui faisaient de la traversée de l’ile une odyssée. Le site du Cap, une baie adossée à un massif montagneux sans recul stratégique possible, ouverte au vent du large, était exposé aux attaques incessantes des pirates. Le site de Port-au-Prince fut choisi à l’articulation des deux presqu’iles qui composent le territoire, au fond d’une baie qui offre de meilleures possibilités de défense. Il fallut un dur travail d’assainissement, de terrassement et de remblaiement pour donner lieu à ce premier aménagement à partir de 1743 sur un territoire qui mesurait à peine 78 hectares, l’Habitation Randot. Le rivage en ce temps-là arrivait au niveau de la place d’Italie et la mangrove poussait drue sur un sol spongieux qui servait d’abri, déjà, aux marginaux et aux receleurs de tout poil. Il fallut faire déguerpir les pirates.

Cette tactique de l’esquive constitue le mode de modernisation de la ville avec des faubourgs qui se distinguent à mesure que l’élite cherche à éviter le contact des catégories les plus pauvres.

Dans ce modèle, le front de mer constitue le cœur de l’activité urbaine, un lieu d’échanges et de vie où se rejoignent les lignes de force de l’économie coloniale. La ville comptait près de 10 000 habitants à la veille de la révolution en 1789. Le port était la matrice et le lieu de convergence des lignes de force de la colonie. À proximité, on trouvait le marché de la Croix-des-Bossales, établi sur un ancien cimetière d’esclaves, les entrepôts du « bord de mer » et le damier des rues qui assuraient la fluidité du trafic entre les quartiers de la haute ville (la Cathédrale et l’Intendance) et le centre des affaires (rues Traversière, Bonne Foi, Des Miracles, des Fronts Forts et du Quai). L’essentiel du quartier des affaires, donc du bord-de-mer, était construit en bois au XVIIIème siècle, puis en briques à partir du XIXème siècle, mais les toits recouvraient l’ensemble d’une couche indéfinissable variant entre le gris des essentes et le brun délavé des bardots.

Je n’ai pas connu ce temps-là, mais comment ne pas parler à mes étudiants de la frénésie du rail de la McDonald, qui traversait la rue du Quai et dont les vibrations faisaient trembler, encore dans les années 1930, les façades des résidences en bois qui menaçaient de prendre feu au passage des locomotives à vapeur. Les magasins et les boutiques du front de mer étaient construits en briques, et les portes qui les fermaient étaient à l’épreuve du feu et des rodeurs. De leur « chambre haute », chanmòt en créole, les belles demoiselles, confinées à l’étage ou à l’arrière-cour où se déroulait l’essentiel de la vie familiale, faisaient les yeux doux aux garçons qui les guettaient depuis les trottoirs. La proximité des affaires et des familles rendait la promiscuité sociale plus intense. Entre la rue des Remparts au nord et la rue Bonne Foi au sud, entre le bord de mer et la rue du Centre, vivaient une bourgeoisie des affaires et une élite intellectuelle qui contrastaient en richesse avec les faubourgs populeux du Bel Air, peuplés d’artisans et de travailleurs.

Les premières années du XXème siècle ont donné lieu à un premier exode des élites parties s’installer sur les collines résidentielles de Turgeau, du Bois Verna et de Bellevue. Les pauvres restaient confinés au Bel Air et La Saline. Cette tactique de l’esquive constitue le mode de modernisation de la ville avec des faubourgs qui se distinguent à mesure que l’élite cherche à éviter le contact des catégories les plus pauvres. Mais ce faisant, elle entraine dans son sillage le personnel d’accompagnement et de service qui ne tarde pas à ériger dans le voisinage de nouveaux quartiers informels, insalubres. Le front de mer devint la frontière entre deux catégories de plus en plus éloignées spatialement et socialement dans l’échelle des richesses, mais qui continuent de se frotter littéralement ici même, au bord-de-mer qui ne s’appelle pas encore le Bicentenaire.

La rénovation de 1949 et la mise en place d’une urbanité d’évènement
À partir de 1948, l’espace est transformé en lieu de mise en scène du nouveau pouvoir. Le président Estimé fait procéder à des travaux d’embellissement et de rénovation qui changent les volumes, le tracé et la perspective de la place. Le résultat est une cité pimpante fière de ses racines créoles, c’est-à-dire européennes et africaines. La statuaire était de style classique : on y trouve une réplique de la Diane chasseresse, une reproduction de David en marbre de Carrare, au milieu de la place d’Italie. Avec ses fontaines lumineuses et ses jeux d’eaux musicaux, la place du Bicentenaire offrait une occasion de brassage social où toutes les couches sans distinction se retrouvaient le dimanche. Jusque dans les années 1970, le Quai Colomb était le lieu de rendez-vous des amoureux du soleil couchant. Le Sunset, un bar du front de mer, offrait des cocktails au whisky. Le tourisme battait son plein et les dimanches au Bicentenaire étaient un rendez-vous auquel sacrifiait toute bonne famille de la capitale. Le Boulevard Harry Truman, en bord de mer, jalonné de bars et d’hôtels aux enseignes prestigieuses (Carillon, Rond-Point, Tiffany, Beau Rivage), était majestueux et aurait, dit-on, servi de modèle au Malecòn de Santo Domingo.

Je traverse en pensée les années et je me retrouve avec mes étudiants au milieu d’un champ de ruines dont je ne reconnais rien. Ni les gens, ni les murs. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010, avec ses 300 000 morts et disparus, n’a laissé de ma ville, de celle que j’ai connue, qu’un lointain souvenir. Des abris provisoires en cartons ont remplacé les briques des magasins d’autrefois. Là où était autrefois la place de la Commune s’est installé un marché en plein air, compact, sur un tas d’ordures. Je navigue avec peine au milieu de la foule. Autrefois, de la place d’Italie, on voyait les clochers de la Cathédrale et le dôme du palais qui formaient, avec l’édifice de la Mairie, le triangle d’or de la capitale. Les enseignes d’antan qui faisaient la gloire de la Belle Entrée sont devenues des dépôts de pèpè (vêtements usagés) dont les piles débordent sur les trottoirs. Le Bicentenaire est devenu, à l’image de tout le reste, un lieu sans : sans eau, sans électricité, sans services publics et sans reconnaissance légale des activités qui s’y déroulent.

L’immeuble de la Banque nationale d’Haïti, flambant neuf, émerge. Nous faisons halte à la fraiche, dans l’air climatisé de la cafétéria de
l’accueil. Le seul endroit pour décortiquer une à une nos impressions. Une banque, un refuge : quelle ironie !

Image : ©Élisa Larvego, Vue sur le Centre d’Accueil Provisoire depuis la zone nord de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

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Dans le cadre d’un partenariat de Culture & Démocratie avec la revue haïtienne 360, cet article sera également publié dans le 3ème numéro de celle-ci.