Le bon sens de la numérisation ou le « nassage » des possibles

Renaud-Selim Sanli
Chargé de projets et de communication à Culture & Démocratie

 

02-06-2021

Ces dernières années nous avons pu assister à l’usage répété et normalisé de « la nasse » par les forces de l’ordre lors de mouvements sociaux. Cette technique consiste à contenir les manifestant·es, à les empêcher de se mouvoir pour enfin diriger les mouvements de foule vers une seule sortie ou un seul lieu. Avec la crise du Covid-19, sous prétexte de « bon sens », nous avons été les témoins actifs d’un processus d’accélération de la numérisation du social, et plus particulièrement au sein de l’enseignement au nom du « principe de continuité ». Après s’être déjà positionné quant à la nécessité de réfléchir cette évidence de la continuité dans l’éducation permanente dans la publication À l’essentiel !, Renaud-Selim Sanli revient dans cet article sur l’absence de politisation de l’intégration des technologies comme moyen de « répondre » à la crise en cours, à ses dangers et ses impasses.

 

« À l’ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d’une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l’unisson que l’on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l’autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu’une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d’une religion séculière. »

Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques
de notre temps, Gallimard, 1983, p.144.

Le 29 décembre 2020n, Le Monde titrait « 2020, l’année du payer sans toucher ». Habitude promue « geste barrière » contre le Covid-19, ce dispositif fait régresser l’utilisation du cash comme moyen de paiement. On estime la progression de cette pratique à 120 % en valeur et quasi 60 % en nombre sur un an. De même pour l’utilisation du téléphone mobile comme moyen de paiement via Google Pay, Apple Pay et Samsung Pay. Jean-Marc Dubois, directeur des flux du groupe Arkéa, est on ne peut plus clair : « Cet usage continuera après la crise, le client qui aura pris l’habitude continuera. » « Il est en tout cas fascinant de constater comme un contexte unique accélère les changements, certains complexes, d’autres finalement pas si compliqués à mettre en œuvre, comme celui-ci. La crise agit comme un coup de pied aux fesses », relève Vincent Menvielle, directeur de l’offre à la Banque Postale. Aussi anecdotiques que puissent paraitre ces proposn, ils pointent vers ce qui semble une évidence : l’avancée de la numérisation dans une direction non-contestée. Les changements sont accélérés, ils permettent un « coup de pied aux fesses » présupposant donc une ligne à suivre vers un but à atteindre, but qui ne serait d’ailleurs pas atteint assez vite selon la formule.

La crise sanitaire a servi d’accélérateur pour le processus en cours de numérisation ultra capitalisée du social. Ce phénomène n’est pas nouveau, depuis les années 1980, le numérique s’est peu à peu installé dans les strates institutionnelles, politiques et économiques qui nous traversent, et ce à plus ou moins grande vitesse. Mais les conséquences de cette accélération restent impensées.

Plateformes d’apprentissage numérisé

On pense à BNP Paribas Fortis qui ne cesse de fermer des agences de quartier à Bruxelles, contraignant ses client·es non numérisé·es à se déplacer parfois sur de longues distances (surtout compte tenu de la moyenne d’âge touchée) pour payer leurs factures. Souvent pour se retrouver avec effroi face à un terminal de paiement sous forme de tablette dont iels ne savent pas faire usage. C’est le sort de plus en plus fréquent réservé à nos aîné·es. Cela fait aussi maintenant quelques années que les Universités, pour ne prendre que cet exemple, s’appuient sur des pôles numériques internes de plus en plus pressants et actifs dans leurs missions pédagogiques et de transmission de savoirs. Les cellules de numérisation y fleurissent presque aussi rapidement que les déclarations gouvernementales en ces temps de crise. Elles sont affublées d’acronymes de plus en plus variés et fluctuants (à l’Université libre de Bruxelles, les cellules ULB podcast et PRAC-TICE deviennent en 2019 le CAP – Centre d’appui pédagogique), tenues par des professionnel·les de la formation continue ou des conseiller·es psychopédagogiques pour qui le maitre mot est la transparence la plus efficace du langage afin de remplir le SSPn des « apprenant·es ».

Loin d’être une nouveauté, la plateforme FUN (France Université Numérique) hébergeuse de MOOC (Massive Open Online Course) en est l’un des aboutissements les plus visibles et assumésn. L’Université Libre de Bruxelles investit de manière croissante dans la digitalisation et la commercialisation de ses cours « afin de rester dans la course » tout comme la plupart des universités. Des cours physiques se voient remplacés par des cours ouverts à toutes et tousn en ligne sur des plateformes aussi appelées « interfaces pédagogiques ». Les professeur·es et celleux qui les accompagnent dans leur rôle pédagogique sont alors déplacé·es dans leur position de contact à la position de producteur·ices de contenus, d’animateur·ices/modérateu·ices de plateformes et de gestionnaires de ressources humaines. Si ce modèle permet une audience plus large et internationalisée (à quelles fins ?), il permet aussi et surtout une commercialisation des contenus pédagogiques à coup de certifications, summer schools et formations ad hocn. Au sein de ces équipes, la notion de « cours vitrine » est tout à fait articulée aux questions d’attractivité et de concurrence académique en termes de visibilité, de « présence numérique » et de racolage de masses estudiantinesn.

Le développement et l’enthousiasme que suscitent des programmes aux allures cosmopolites comme CIVIS (Université civique européennen) visent à capter les potentiels « apprenants et apprenantes » anglophones vers nos universités. Le langage du néo-management de start-up utilisé ne devrait pas trop nous tromper sur les buts visés. L’optimisation en termes de ranking n’est pas loin, à l’heure où disparaissent progressivement les pôles d’étude jugés archaïques, inattractifs ou non rentables (de la philosophie aux langues anciennes). Comme le rappelle très prosaïquement Barbara Stieglern, une université qui investit 3 millions d’euros dans une ZoomRoom sous prétexte de crise sanitaire n’abandonnera certainement pas le dispositif lors du fameux « retour au monde d’après ». Sans être exhaustif, mais pour néanmoins enfoncer le clou, mentionnons aussi les aides gouvernementales proposées par la France à ses commerces de proximité, consistant à numériser leurs activités sur le mode du « clic-and-collect » (mode de paiement hérité des plateformes de vente en lignes qui viserait ici à éviter les circulations non-essentielles dans l’espace public).

Suivre le mouvement ou disparaitre

Le problème principal de ces mesures encouragées par les politiques en place est qu’elles ne tentent pas de rééquilibrer les rapports de forces et mutations produites par cette accélération, comme moindre mal à attendre de gouvernements de plus en plus inscrits dans une lignée néolibéral,. Cette accélération n’émane pas de nulle part, elle a été théorisée, planifiée et voulue par des pôles de productions numériques identifiés tels que les grands groupes numériques ou plateformes généralement issus de la Silicon Valley.n Au contraire, la vitesse de leur intégration semble créer une disruption socialen, un bouleversement au-delà des capacités sociales d’intégration d’un phénomène nouveau. Une telle disruption tend à augmenter l’écart entre les couches qui s’adaptent, qui résistent et celles qui sont toute simplement laissées pour compte.

Dans Les nouveaux espaces de libertésn, Toni Negri et Félix Guattari repensaient la division des classes sociales à l’heure de la dernière mutation du capitalisme – celle de la révolution conservatrice aussi nommée contre-révolution néolibérale des années 1980n – entre trois pôles. Celui des couches sociales dont les moyens de subsistances et de reproduction sociale étaient garantis en échange d’une adhésion aux mutations et d’une adaptation ; le pôle des personnes pour lesquelles ces moyens devenaient soudainement (encore plus) précaires ; et finalement un dernier pôle, appelé élitiste mais que nous pourrions appeler pôle de gouvernance qui dispose de la direction à prendre quand bien même cette direction devait être radicalement anti-sociale. Aujourd’hui, face à la crise écologico-sociale, Bruno Latour pose dans Où atterrirn ? un constat presqu’identique. Il caractérise trois pôles : un pôle minoritaire mais dominant au niveau de la production d’une ligne de développement économico-sociale et écologique à suivre, qui se détacherait progressivement mais assurément des conditions concrètes d’existences – le pôle élitiste ; un pôle qui, dans cette configuration, ferait son possible pour survivre, pour suivre le mouvement comme pis-aller ; un pôle qui subirait frontalement la destruction progressive de ses territoires existentielsn.

Quand aujourd’hui les actions gouvernementales et dispositions encouragées vont dans le sens d’une généralisation des mesures favorables à des grands monopoles économiques et numériques, elles garantissent la reproduction de ce que nous pourrions nommer « la partie prédominante du problème ». À l’inverse une majeure partie de la population tente tant bien que mal de suivre le mouvement afin de ne pas disparaitre (en termes économiques mais aussi de pratiques) laissant derrière elle celles et ceux dont les territoires seront irrémédiablement détruits. Est amplifiée par ce processus la tension quasi conflictuelle entre celles et ceux qui, de manière très précaire et vulnérable, voient leurs modes de vies et de subsistance garantis et les autres pour qui ils ne le sont plus. Citons une fois encore les propositions gouvernementales de soutien des petites activités commerciales ou associatives par une aide à la numérisation. L’injonction posée ici est la suivante : adapte-toi, perds une partie de ta spécificité ou reste derrière, disparais. Le marché aux puces de la place du Jeu de Balle à Bruxelles en est l’un des exemples. Ce marché existe depuis le XIXe siècle comme lieu d’échange, de débrouille, d’économie grise qui permet la subsistance tant de collectivités à la marge (sans-papiers, ouvrier·es journalier·es, etc.) que de pratiques transmises de générations en générations et de toute une économie – ou plutôt d’une écologie – locale de liens entre personnes du quartier, vendeur·ses, brocanteur·ses, vides-greniers et chineur·ses. Récemment, face à une telle imprévisibilité des rapports, la Région de Bruxelles-Capitale proposait comme principale aide la numérisation de l’activité par une mise en ligne des stocks de chaque stand, tout en promettant que cela « n’abolirait pas la chaleur humaine et le contact ». Isabelle Stengers rappelle à bon escient qu’il ne faut pas présupposer une clarté des volontés de nos dirigeant·es, mais au contraire, une absence de boussole qui tend à favoriser, à segmenter des tendances dominantes.

Numérisation « solidaire » ?

La tendance dominante depuis le début de l’épidémie est d’avoir promu la numérisation de nos activités comme un geste solidaire de distanciation. Solidaire parce que réduisant les possibilités de contagions tout en permettant la continuité des activités. Dans cette intrication, ce qui m’intéresse ici est cette évidence de la continuité du travail comme valeur fondamentale, de la continuité de la production de valeur économique, de la continuité pédagogique, etc., par les biais des technologies numériques. On a vu des services monopolistiques comme Google ou Microsoft Teams s’inviter presque sans états d’âme ni résistances relayées dans les universités et administrations publiques, mais aussi au niveau du tissu associatif, qu’il soit explicitement militant ou non. Les moyens numériques assurant la continuité des activités se présentent comme « disponiblesn » de manière quasi salvatrice puisque, justement, ces dispositifs permettent l’absence de contacts physiques. Quant à leur implantation via des firmes dont le bien public et la santé d’autrui n’est certainement pas la priorité, on pourrait nous répondre que des tentatives plus « libres » ont eu lieu, quoique minoritaires. Reste néanmoins une acceptation du solutionnisme technique comme inévitable. Je pense principalement ici au secteur de l’éducation populaire, dont le maitre-mot est celui de l’émancipation par transmissions des savoirs. Le choix du numérique comme solution d’évidence pour « tout continuer comme avant » (et c’est bien cela la catastrophe, nous chuchote à l’oreille Walter Benjamin) va selon moi à l’encontre de cet objectif. Il ne s’agit pas d’être sommairement contre un usage du numérique, mais de remettre en perspective l’évidence dépolitisante de son intégration.

La solution avant le problème

À l’aube du premier confinement, Tyler Reygeluth et Thomas Bernsn adressaient dans une carte blanche la question du lien entre technique et transmissions de savoirs. Ce problème se posait d’autant plus que la continuité pédagogique se présentait comme allant de soi, car rendue possible/permise par l’introduction massive de moyens numériques via les écoles et, de facto, dans les foyers. Ces moyens (en fait la présupposition que chacun et chacune dispose d’un ordinateur et d’une connexion wifi qui permette en retour l’installation systématique de logiciels d’e-learning et de télécommunications groupées), en autorisant la continuité des activités, permettaient de minimiser l’effet de la crise et bloquait toute perspective plus radicalen ou du moins ses problématisations. Le numérique se présente alors comme la réponse « déjà construite » à une question qui la présuppose. Ou pour le dire autrement, la réponse précède la question. Il n’y a pas eu ici de problème qui exige de nous des articulations et qui puisse nous rendre collectivement intelligent·es face à un évènementn. Alors que le problème nous rend collectivement intelligent·es, nous active, la question dont la solution est déjà donnée nous canalise, nous met des œillères et présuppose une réalité déjà là. La différence entre poser un problème et poser une question dont la réponse est déjà donnée rejoue la différence entre ce qu’Isabelle Stengers pourrait appeler le probable contre le possible. Le probable présuppose une réalité construite sur des modèles préexistant un évènement et nous enfonce dans un seul monde possible, un monde possible déjà là dont il suffirait d’actualiser, de rendre réel les caractéristiques. Les dispositifs numériques sont disponibles, un évènement exige de nous une réponse, et plutôt que de mettre en tension cet évènement dans toute l’opacité qu’il comprendn, présupposer une solution nous dépossède. N’était possible que ce qui est déjà devenu réel.

En présupposant une réponse déjà disponible à un problème nous avons été agi·es comme un·e élève est agi·e par la question (bête) d’un·e maitre·sse d’école qui n’exige de lui ou d’elle aucune invention. Nous n’avons désormais prise que sur ce qui est déjà établi. Alors que la pandémie, dans ce qu’elle avait d’objectif, faisait office d’évènement, qu’elle se posait à nous sous la forme d’une terrible épreuve à laquelle nous aurions eu à répondre collectivement, dans toutes les transformations que cela implique, ce qui a été confirmé c’est la réponse déjà posée. « Technology is the answer, but what was the question ? » Comme si le problème avait déjà été posé, comme s’il n’y avait pas même, ici et maintenant, la possibilité de quelque chose de nouveau qui pouvait avoir une importance nouvelle pour nous en tant que collectivité. Ce qui aurait pu faire bifurcation est confisqué.

Le bon sens contre d’autres possibles

La manière de préjuger le problème cadre l’horizon normatif dans un système de valeurs et de normes préétablies, dans la volonté de maintenir un ordre. C’est aussi ce que Roland Barthes nommait le bon sens : « Organe particulier de perception : organe curieux, d’ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s’aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l’argent comptant les propositions du ‟réel”, et décréter néant tout ce qui risque de substituer l’explication à la riposte. Son rôle est de poser des égalités simples entre ce qui se voit et ce qui est, et d’assurer un monde sans relais, sans transition et sans progression. Le bon sens est comme le chien de garde des équations petites-bourgeoises : il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du ‟rêve” (entendez d’une vision non comptable des choses). Les conduites humaines étant et ne devant être que pur talion, le bon sens est cette réaction sélective de l’esprit, qui réduit le monde idéal à des mécanismes directs de riposten. »

Et précisément nous n’aurions qu’à, grâce aux systèmes technologiques en place, continuer à faire ce que nous faisions par d’autres moyens. Comme si tous ces moyens étaient d’emblée neutres, disponibles tels quels et pour toutes et tousn.Neutres aussi au sens où ces technologies n’auraient pas d’influence sur l’activité elle-même ou sur ses objectifs de transmission. « Ainsi l’usage du canal des technologies pour transmettre un apprentissage n’affecterait ni l’apprentissage (comme contenu) ni la réception du public destinatairen. » Nous pourrions ajouter : ni les producteur·ices, ceux et celles qui ont à transmettren. Au niveau de la transmission des contenus, l’usage d’un même canal technologique laisse entendre qu’enseigner l’histoire ou les maths, écouter une allocution politique ou suivre un débat militant revient au même, que ces activités sont équivalentes dans leur type de transmissions et leur format. Comme le rappellent Thomas Berns et Tyler Reygeluth : « Il semble curieusement facile de croire que les technologies d’e-learning nous permettent d’enseigner et d’apprendre les mêmes matières, comme si les enseignants étaient des pourvoyeurs de savoirs polyvalents et les étudiants (destinataires) des éponges, infiniment plastiques, abstraits de toutes conditions sociales ou culturelles particulières auxquelles il faut simplement rendre disponible du savoir. Il devient facile ensuite d’imputer l’échec éventuel au manque de motivations, de créativités ou de bonnes volontés des uns et des autres ».

(Tutoriels d’)enseignement virtuel indifférencié

L’intégration des technologies qui devaient venir répondre à un besoin continué de ce qu’il y a de commun, de ce qui nous rassemble contre l’isolation demandée par la situation renforce une individualisation des problèmes, les relèguent au rang du psychologique ou des possibilités d’adaptation (très rapides) de l’individu concernén. C’est la notion de publicn qui est alors mise à mal, écartée de l’équation. Pendant que les enseignant·es se voient transformé·es en producteur·ices de contenus, on sur-responsabilisen les trajectoires de vie, les précarités et vulnérabilités des individus au nom d’une nécessité de s’adapter à l’intégration des nouvelles technologies au sein de la transmission de savoirs. Cette injonction à l’adaptation et la sur-responsabilisation des individus quant à leur adaptation, effective ou non, est en propre ce qui caractérise le néolibéralisme contemporainn. Ces injonctions bouleversent et amplifient les rapports de concurrence entre institutions aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de celles-ci. Pour exister, les institutions sont sans cesse contraintes de s’adapter aux innovations technologiques afin de rester attractives (sans que l’on sache d’ailleurs exactement pour qui, puisque cette surtechnologisation ne semble pas toujours satisfaire grand monde). À l’intérieur « les contenus » et programmes mis en avant seront ceux dont le retour quantifiable (que permet aisément cette numérisation) et dont l’adaptation technologique sera la plus efficiente. On ne digitalise pas de la même manière un cours d’apprentissage du chinois que de l’arabe ou qu’un cours de statistiques d’entreprise ou de philosophie médiévale. En ce sens, par absence de politisation des moyens mobilisés il n’y a pas malgré le mot d’ordre véhiculé une « continuité des pratiques », bien au contraire s’opère un changement radical quant à nos pratiques et relations collectives de transmission de savoirs. « Enfin, le changement de canal opéré transforme radicalement la question politique inhérente à toute activité d’enseignement : affronter les situations d’inégalités radicales. Celles-ci n’apparaissent plus, elles sont traduites de manière technologique, la réponse à leur apporter est procéduralisée ou réduite au renvoi à un tutorieln ».

Je me souviens avoir été plongé dans une grande incompréhension lorsque, travaillant pour un MOOC de philosophie, je fus confronté aux retours des étudiant·es en fin de parcours. Certain·es disaient ne pas comprendre l’objectif du cours, ne pas trouver la motivation pouraller au bout des leçons, ou voir dans les réponses aux examens des flagrants contre-sens de compréhension. Sur les contre-sens, je n’avais aucune prise : la massification de l’enseignement et les modalités de l’interface m’empêchaient de faire un suivi personnalisé ou même de suivre dans l’espace de discussion les problèmes théoriques qui se présentaient (à moins d’y passer l’équivalent d’un temps plein payé comme un tiers-temps, et encore). Quant aux découragements des étudiant·es, la réponse du Centre d’Appui Pédagogique qui m’accompagnait fut de me demander de rendre plus transparents les objectifs du cours, de construire des paliers de connaissances et d’apprentissage auxquels les « apprenantes et apprenants » pourraient se référer, ainsi que de les encourager à tenir un cahier de bord personnel de leurs objectifs et réalisations. Outre le caractère contre-nature de cette dernière requête pour un cours de philosophie, les problèmes étaient relégués à une procédure constituée à l’avance, en dehors des contextes spécifiques et une forme d’autodiscipline/auto-évaluation consignée par les « apprenant·es ». Lorsque je fis savoir que je ne connaissais pas la méthode pour « définir des paliers de progression », on m’envoya un tutoriel à suivre, le même qui était envoyé à tou·tes les enseignant·es virtualisé·es quelle que soit la matière. Ce jour-là, je me suis senti on ne peut plus isolé à tenter de répondre aux exigences des tutoriels sans tout aplatir. On trouve encore ces tutoriels sur le site de l’ULB aujourd’hui, ce pôle ayant désormais pris une importance plus que considérable avec le basculement des cours sur Microsoft Teamsn. Les moyens de numérisation de l’enseignement ont été décuplés et on assiste à une réelle accélération de cette numérisation très capitalisée de la transmission des savoirs.

Nassage et petites mains

Il ne faudrait pas à la lecture de ce texte penser que nous sommes face à un rouleau compresseur des probables contre les possibles. Seulement, la difficulté réside dans le fait que si le probable se connait, s’organise et s’énonce, le possible non, au risque de devenir un autre mot d’ordre, une énième injonction de projet à réaliser, de solution à appliquer – bref, une énième machine à mobilisation qui nous écartèle entre projets prédéfinis depuis ailleurs. Non, le possible est encore sombre, obscur, et cultiver cette opacité est peut-être ce qui nous arrive de meilleur parce que rien n’est encore joué pour lui. Seulement, pour défaire ce « nassage », cet encerclement des possibles, cette capture de ce qui, ici, passe par le mot d’ordre d’un « principe de continuité » (qui n’est continuité que du « business as usual »), nous oblige à penser matériellement par la contrainte que la situation nous impose. C’est-à-dire penser par le fait que le numérique fait déjà partie intégrante de nos vies, mais aussi depuis la situation qui fut la mienne, celle de participer au fonctionnement routinier d’un tel processus, de comprendre quels auraient été les possibles là même par où ça passe. Il faudrait nous défaire d’une stratégie de mobilisation frontale contre ce qu’on aurait tendance à vouloir désigner comme « un système uniforme ». D’abord parce que le « système » ne répond pas au principe d’unicité, il s’articule autour de nœuds hétérogènes, et ne cesse de fuiter, et par surcoût d’énergie, d’inventions, de se colmater. C’est pourquoi dans un idiome tel que « dictature numérique » il y a quelque chose comme une misère du concept. C’est un concept gonflé d’air qui ne permet que peu de prises en retour d’une « dénonciation ». De telles abstractions ratent le concret des situations hétérogènes, elles font l’économie d’un savoir de ce qui se passe et par où. Et dès lors, comment se défaire de telles emprises, comment ne pas se laisser mobiliser ? Isabelle Stengers et Philippe Pignare, dans La Sorcellerie Capitalisten, fabriquent un mot pour désigner ce par quoi passe la construction d’un système d’emprise que sont les capitalismes, qui me permet de nommer ce nassage des possibles dans le processus de numérisation. Ce mot, c’est celui des « petites mains ». Les petites mains sont ce par quoi la construction d’un « dedans » se fait de plus en plus dense et de plus en plus inventif. Ce par quoi ça se consolide. L’idée alors n’est pas d’en revenir à un constat de culpabilité (« nous sommes tou·tes des petites mains »), mais d’apprendre à faire la différence entre « être agi·e » par les logiques du probable contre le possible (ne fut-ce que par nécessité alimentaire) et le fait d’être « recruté·e », de s’y atteler avec zèle et loyauté. Nous pouvons apprendre des déloyautés, à fabriquer à chaque fois que le bon sens tente de s’appliquer. Mais cultiver une telle déloyauté, salutaire au niveau individuel, prend une consistance politique lorsqu’elle s’organise collectivement. Et pour ce faire il faut toujours revenir à l’empirisme de la situation et délimiter les lignes de crêtes possibles.

Ayant été assistant pour une cellule numérique, je pouvais d’emblée situer que mon impuissance se situait dans l’absence du caractère collectif de ma position. Employé de manière précaire, sans contrat stable, sans milieu et sans même de contact direct avec les étudiant·es, il m’était difficile de comprendre par où les choses pouvaient être ralenties ou refusées (si ce n’est par petits décalages opérés constamment dans chaque nouvelle consigne, dans chaque nouvelle proposition). Refuser des abstractions vides comme celle de « dictature numérique » pour mieux décrire ce qui nous arrive n’enlève rien à ce que ces situations peuvent avoir de « dramatique ». Et comprendre, précisément, ce que ces situations ont de dramatique nous permettra de ralentir, et à chaque fois, d’enrayer, de saboter un moment d’acceptation qui nous est présenté comme une évidence, comme ce qui devrait aller de soi pour revenir au contact des mondes possibles.

 

Je remercie pour ce texte les apports théoriques et de relecture de Timour Sanli, Déborah Brosteaux et Ulrich Styx, mais aussi les tentatives fructueuses ou non de collectifs informels avec lesquels nous tentons de penser ce qui nous arrive aujourd’hui, ce y compris le blog « Sortir de la normale » et le cycle PUNCH.

Pour aller plus loin :

L’humain dans les affres du numérique (vidéo)
Le capitalisme intellectuel monopoliste (vidéo)
Enseignant·e, un futur numérisé ? (vidéo)
– Notice du livre Pour une écologie de l’attention dans Neuf essentiels pour un numérique humain et critique, Culture & Démocratie, 2016.
– Notice du livre La société ingouvernable dans Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme, Culture & Démocratie (à paraitre à l’automne 2021).
– Notice du livre, 24/7 dans Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme (à paraitre à l’automne 2021).
– Steve Bottacin, Hyper-concurrence entre amis – Loi du réseau et loi du marché en milieu associatif (et ailleurs), Barricades, 2017.

 

2

Ibidem.

3

Sentiment de Satisfaction Personnelle. Les pédagogues demandent aux apprenant·es d’auto-évaluer leur SSP sur une échelle de 1 à 10. Un SSP élevé peut être atteint notamment grâce à deux facteurs. L’éclaircissement des différents paliers d’apprentissages et objectifs par la personne qui produit le cours et l’auto-évaluation de ses propres objectifs par l’apprenant·e. Ceci appliqué de manière indifférenciée aussi bien à l’apprentissage d’une langue par niveau de compétences (A1, B2 etc.) qu’à un cours sur Michel Foucault.

4

Les lecteurs et lectrices me pardonneront cet usage massif des acronymes. Sandra Lucbert dans Personne ne sort les fusils les a rendus à leur usage littéraire.

5

Il n’est pas anodin que ce soit ici le vocable « masse » qui soit utilisé et non par exemple « démocratique ». Un cours massifié ne signifie en rien « démocratisation » des cursus dans le sens d’une accessibilité réelle. Non pas juste de contenu, mais d’accès au sens collectif d’appropriation d’un contenu. Ce n’est pas parce que le contenu est également accessible à tou·tes qu’il y a par ailleurs une démocratisation de son appropriation ou de l’attention qu’on peut y porter, par exemple. Le vocable de Massive Open Online Course ouvre aussi à un concept inédit de « masse distanciée » de « masse qui ne se touche pas ». Lire à ce propos Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard, 1986 [1966].

6

Entendu dans les couloirs d’un pôle de formation continue numérique : « La vague nous a permis d’accélérer le processus et d’élargir notre portefeuille de formations numériques. »

7

L’auteur de ces lignes a travaillé quatre ans en tant qu’assistant pédagogique pour un MOOC d’introduction à la philosophie. Si j’ai pu croire dans l’intérêt de diffuser à plus large échelle des cours de philosophie j’ai vite déchanté quant aux logiques et contraintes inhérentes à ce genre de plateformes.

8

Sur le site de l’ULB le projet est défini ainsi : « CIVIS renforcera les liens existant entre les 9 universités grâce à une expertise complémentaire, des infrastructures de recherche partagées et un financement incitatif pour des projets conjoints. CIVIS fait face à des défis mondiaux majeurs et aspire à être un vecteur de changement et d’innovation dans les domaines suivants : la santé, les villes, les territoires et les mobilités, le climat, l’environnement et l’énergie, les transformations numériques et technologiques, et la société, les cultures et le patrimoine européen. »

11

Bernard Stiegler, Dans la disruption, Actes Sud, mais pour un bon aperçu radiophonique le podcast de FranceCulture, consulté le 21 avril 2021.

12

Guattari et Negri, Les nouveaux espaces de liberté, Lignes.

13

On se souvient du programme politique rendu slogan « There is no such thing as a society » par Tatcher en Europe ou par le reaganisme aux USA. Cette contre-révolution entendait accélérer par un démantèlement des acquis sociaux la société comme collectif pour nous enfoncer dans la seule non-alternative du néolibéralisme mondialisé : « There is no alternative ».

14

Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 2017.

15

Au sens de Félix Guattari, soit des territoires écologiques, sociaux et psychiques qui donnent consistance et valeur à notre activité. Voir Les trois écologies, Galilée, 1989.

17

Ibidem.

18

Toute perspective qui aurait pu interrompre d’une manière ou d’une autre, ne fut-ce qu’un instant, le « business as usual ».

19

Je n’ai pas en tant que tel de formulation du problème qui aurait pu nous rendre intelligents, mais par contre je pose avec Stengers qu’il y a des dispositifs qui nous dépossèdent d’une telle intelligence collective et d’autres, au contraire, qui nous activent.

20

Mais donc aussi la richesse dans ses devenirs – lire à ce sujet Bruno Latour, par exemple, qui estime que nous avons à être à la hauteur de cette crise.

21

Barthes, Mythologies, Points, 2014, « Quelques paroles de Monsieur Poujade ».

23

Ibidem.

24

Produire du contenu web est un travail autrement différent qui nécessite de nouveaux ajustements, et donc une plus grande charge de travail sans que n’en soient forcément modifiées les conditions même du travail.

25

Lire à ce sujet Virtualisation du travail social de Guillermo Kozlowski, consulté le 27 avril 2021 ainsi que l’émission sur RadioPanik, consulté le 27 avril 2021.

26

Déjà très problématique dans l’éducation permanente. Voir aussi Le public et ses problèmes, Dewey.

27

Hache, « La responsabilité, une technique de gouvernementalité néolibérale ? », Raisons politiques, vol. 28, n° 4, 2007, p. 49-65.

28

C’est en somme le propos développé dans l’article déjà sourcé d’Émilie Hache, mais aussi tout le développement de Barbara Stiegler dans son dernier livre Il faut s’adapter (Gallimard, 2019).

31

Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2007, et voir aussi dans Multitudes.