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Dossier

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Roland de Bodt, chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie

19-12-2019

Dans l’imaginaire collectif, les camps de concentration nazis sont souvent perçus comme le résultat de « l’initiative infernale d’un [seul] esprit délirant et cruel ». Mais pour Roland de Bodt, il faut revoir cette représentation. Convoquant la pièce L’Instruction de Peter Weiss, basée sur les comptes-rendus de procès de responsables d’Auschwitz, il fait apparaitre l’autre visage de ces lieux : celui d’une exploitation et d’une expérimentation industrielles débridées mais réfléchies, qui en font le prototype de la société industrielle à venir – une « société-camp » où les êtres humains s’encampent désormais de manière volontairen.

Bien que je sois né seulement douze ans après la chute du régime nazi, au sein de la famille bourgeoise de mon enfance, les camps n’existent pas. Ils ne font partie ni de l’histoire de mes parents ni-même de celle de la famillen. Ils sont un non-dit, un innommable, un non-lieu, un hors-champ de leurs sentiments de vie, du sentiment qu’ils cultivent de leur propre histoire, de l’histoire de leur jeunesse. Durant les quinze premières années de ma vie, je ne suis pas sûr qu’on ait jamais prononcé le nom « Auschwitz » à la maison, un peu comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse.

C’est alors, au sortir des années 1960, que mes parents lisent Soljenitsyne et sa dénonciation des camps staliniens. À ce moment-là, le mot « camp » fait irruption dans les conversations courantes de notre cellule familiale. La notion de « camp » apparait alors comme l’emblème d’un régime vécu comme criminel, liberticide et odieux : le communisme ! À travers la condamnation de ce régime, le terme « camp » libère une parole, jusque-là retenue. Je crois comprendre alors que, dans l’imaginaire de mes parents, les camps constituent, en quelque sorte, l’exact opposé de la civilisation qui est, elle, l’expression des valeurs humanistes supérieures auxquelles ils identifient leur vie.

Le collège de jésuites auquel mes parents avaient confié mon instruction secondaire, n’a pas modifié ces perceptions : le cours d’histoire s’arrête avant la Seconde Guerre mondiale. La notion de « camp » surgit à travers la littérature, notamment à l’occasion des débats autour de la lecture du Journal d’Anne Franck. Mais tout cela reste très marginal dans l’élévation de culture générale que confère l’établissement.

C’est ainsi qu’au fil de ma jeunesse, je me suis construit la représentation selon laquelle les camps sont la manifestation sinon d’une négation de la civilisation humaine ou d’une anticivilisation, du moins d’une absence de civilisation, d’une sorte d’« inculture », une absence de culture cultivée. Dans mon esprit juvénile, les camps s’identifiaient à la manifestation et à la marque explicites de ce que la bourgeoisie désigne sous le vocable de « barbarie » : ce qui leur est « étranger », par essence – en tant qu’ils se vivent comme des êtres cultivés, ceux qu’ils appellent précisément « civilisés ».

Ainsi et pour peu qu’on l’ait évoqué par la suite, Auschwitz leur apparaît comme l’initiative infernale d’un esprit délirant et cruel, seul responsable du grand dérapage insensé de la Seconde Guerre mondiale, qui incarne le mal en soi en la personne d’Adolphe Hitler.

Longtemps, je vis avec cette image mentale. Elle me rassure comme une certitude du mouvement de l’histoire : de tout temps, le monde est composé de « civilisé·es » et de « barbares » – et par chance, je suis né du bon côté !

Nuit d’apocalypsen

Lorsque j’atteins vingt-cinq ans, Richard Kalisz me parle de son intention de monter L’instructionn de Peter Weiss, sous forme d’un oratorio auquel travaille le compositeur Frédéric Rzewskin. La pièce est écrite sur base des comptes-rendus des audiences du procès de Francfort, au cours duquel la justice allemande a jugé les « seconds couteaux » du camp d’Auschwitz. Ce procès a lieu entre 1963 et 1965, soit vingt ans après les faits incriminés. Weiss y assiste, prend des notes et fait des croquis, relève les comptes-rendus publiés dans la presse. Il réunit ainsi un extraordinaire matériel dramaturgique.

À vingt-cinq ans, je lis le texte de la pièce en une nuit, sans respiration jusqu’au petit matin dans les brouillards automnaux de la campagne namuroise qui s’éveille : c’est une révélation !

Toute la culture bien-pensante que je m’étais construite durant ma jeunesse, comme une fresque rassurante à propos des rôles et des responsabilités dans les camps nazis – je ne suis pas concerné, les miens non plus, je suis du bon côté –, toute cette image qui dépeint la civilisation en couleurs pastel, toutes ces certitudes quant aux liens évidents, presque « naturels », du progrès, des sciences et de l’industrie : tout s’effondre dans un bruit assourdissant, dans le temple de ma tête, par pans entiers, chant après chant,n au fil des heures de la nuit noire et de la lumière grandissante du procès qui m’instruit.

Je « découvre » que les camps sont une organisation réfléchie, gouvernée par des objectifs précis avec des moyens raisonnés.

Les camps ne sont donc pas tels que le milieu dont je proviens me les avait présentés ou laissés entrevoir. Ils ne sont pas ces lieux pervertis par le mal absolu, étranger à la civilisation industrielle naissante. Tout au contraire, ce sont des lieux considérés comme normaux par celles et ceux qui y travaillent : les prisonnier·ères sont exploité·es par de grandes industries allemandes qui sont citées durant le procès, dont certaines prospèrent toujours aujourd’hui, en 2019. Ils et elles y sont traité·es comme une main d’œuvre gratuite et rentable ; comme des bestiaux, mi-animaux mi-machines, dont toute la charge se résumerait à l’entretien minimal (la survie) et à la surveillance ; une main d’œuvre exploitable à merci, jusqu’à la mort, renouvelable indéfiniment par des arrivages quotidiens de nouvelles ressources humaines, fraîches et plus performantes. Les tortures qu’on pratique dans le camp ont aussi un caractère expérimental au profit de la recherche scientifique et de ses applications industrielles. Ainsi, chaque jour, certain·es prisonnier·ères meurent en cobayes d’expériences biologiques, chimiques, médicales ou physiques (notamment radiographiques), pratiquées in vivo, sans besoin de précaution excessive.

Les camps ne sont pas un « dérapage » ou une « erreur » de l’histoire moderne : ils sont le prototype (encore très imparfait) de la société industrielle qui va s’ériger, sur un plan mondial, après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les conditions de survie, la résistance physique et psychique des êtres qui sont confinés dans le camp, les maladies qui apparaissent du fait du manque d’hygiène, de la malnutrition, des mauvais traitements qui leurs sont infligés ou des expériences dont ils sont le lieu sont autant d’objets d’observation et de surveillance qui participent de cette conduite scientifique, raisonnée, industrielle et profitable du camp.

La nécessité d’une instruction générale à propos des camps me parait si essentielle, pour comprendre les structures et le fonctionnement du monde actuel que je vais alors décider de passer quelques années de ma vie – finalement sept, de 1984 à 1990 – à produire L’instruction, sous la forme d’un oratorio Weiss/Rzewski/Kalisz.

Paradis

Pour incruster ces faits de l’histoire dans son œuvre, Weiss se tourne vers de grands auteurs de la civilisation européenne. Il cherche une forme artistique qui soit susceptible de recevoir et de résister au traitement littéraire de ces matériaux qui témoignent d’une expérience aussi extrême de souffrance et de désespérance. Dans un premier temps, il se tourne vers l’« Enfer » de la Comédie de Dante. Puis il lui apparaît si clairement qu’aucune justice ne peut être rendue face à de telles actions qu’il préfère la structure du « Paradis »n.

Le « Paradis », parce que lorsque des organisations et des êtres humains en nombre relativement restreint imputent la souffrance et la mort à des milliers voire à des millions d’êtres humains selon des processus industriels, cela constitue pour la justice humaine une voie sans issue, une impasse : une tentative logique qui se cogne à l’impossibilité de la possibilité de la justice.

Weiss comprend probablement alors qu’il ne reste à la justice finalement plus qu’une seule fonction, sous le régime de l’ère industrielle : la fonction symboliquen. C’est pourquoi, nous pouvons prendre connaissance du procès de Francfort par l’œuvre de Weiss plus que par la lecture des comptes-rendus d’audiences du procès, qui restent peu accessibles au grand public.

Weiss voit dans ces contradictions la nécessité première de son travail d’écriture non seulement à propos de ce qui s’est passé dans les camps mais encore à propos de ce qui se passe dans la salle d’audience du procès, vingt ans après. Il devient le premier grand poète de l’humanité soumise aux dominations de cette ère nouvelle : la technocratie industrielle, une nouvelle période de l’histoire qui, après la destruction des populations civiles et de la cité d’Hiroshima par l’arme atomique, clôt définitivement l’espérance humaniste des Lumières.

Le camp, prototype de la société industrielle contemporaine

Dans L’instructionn, le camp de concentration apparait comme un laboratoire, grandeur nature, du développement et de la mise au point – par essais et erreurs – du projet de l’ère industrielle qui transforme l’être humain en objet d’exploitation, d’expérimentation, de consommation et de surveillance. Il a un identifiant unique, un numéro qui lui est gravé sur le corps. Il n’a ni nom ni prénom. Il n’a plus vocation à exister pour lui-même mais à être utile et utilisable, selon les « nécessités » fixées par les dirigeant·es du camp. Son histoire n’a d’intérêt que si elle concourt à la réussite de l’expérimentation dont il est l’objet. Dans le camp rien n’est inutile, tout est récupéré : les dents en or, les cheveux, les lunettes, le sang, etc.

Aussi les camps du régime nazin m’apparaissent-ils aujourd’hui comme le produit-type de la pensée industrielle qui s’érige. Les camps ne sont pas un « dérapage » ou une « erreur » de l’histoire moderne : ils sont le prototype (encore très imparfait) de la société industrielle qui va s’ériger, sur un plan mondial, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hiroshima ne met pas un point final à la guerre mais annonce et inaugure une ère nouvelle : celle de la technocratie industrielle, celle de l’usage des technologies à des fins de domination planétairen. Dans les circonstances exceptionnelles de la guerre et loin de toute justice humaine, les camps de concentration nazis permettent d’expérimenter un projet de société qui transformerait l’ensemble de la planète en un seul grand camp, c’est-à-dire : d’organiser la planète en tant qu’elle serait le paradis où règne la technocratie industrielle mondiale.

Et dans ce paradis où la technologie est mise au service de la domination des êtres humains, la valeur de ces derniers tiendrait à leur utilité, à leur utilisabilité (si le mot existait), à leur flexibilité, etc. L’inutilité serait un critère d’exclusion voire de destruction ; tout être humain serait remplaçable et interchangeable, à tout moment ; il s’identifierait par un numéro unique ; il ferait l’objet d’observations permanentes et d’expériences quotidiennes ; il serait prévisible selon un catalogue relativement étroit de standards comportementaux ou logiques, acceptés, autorisés ; il serait rentable, selon les exigences sans cesse renouvelées et inassouvies d’une économie avare, etc. La présomption d’innocence n’existerait pas dans ce camp planétaire, tou·tes seraient potentiellement criminel·les, « terroristes ».

L’autorité qui maltraite, épuise et massacre les êtres qui sont à l’intérieur du camp agirait au nom de la sécurité collective, de l’intérêt supérieur de la nation, du bien-être général, du progrès, etc.

En ce sens – et nous pouvons le mesurer aujourd’hui beaucoup mieux qu’hier – les camps de concentration du régime nazi ont exploré les voies praticables de la société-camp, idéal de la pensée technocratique. Ils préfigurent la transformation de la planète en une grande « société-camp » mondiale où tous les êtres humains seront réduits à leur utilité industrielle, surveillés par le système central, objets d’expériences pour le développement technologique.

Dans cette « société-camp », planétaire et industrielle, le camp de réfugié·es deviendrait, ici à nouveau, le lieu d’essai prototype, un laboratoire d’expériences à échelle humaine pour améliorer les technologies de l’encampement : identification biotechnologique, contrôle permanent des déplacements, des échanges, des rencontres, des consommations, des besoins, de l’état de santé, utilité industrielle ou sociale de chaque « élément » du camp de réfugié·es ; sans compter l’utilisation de la catégorie « réfugié·e » pour expérimenter des formes nouvelles de droits (législations et réglementations) qui transforment l’être humain en objet de contrôle et lui ôte les attributs de la liberté qui sont le propre du sujet souverain.

La culture du désir de la « société-camp » industrielle

Il restait alors un problème majeur à résoudre pour celles et ceux qui dominent la société industrielle, c’était de transmuter la « culture du camp », pour la rendre acceptable, enviable, désirable ; c’est-à-dire pour que les êtres humains s’encampent de manière volontaire, qu’ils aient le désir, l’ardent désir de s’encamper, d’être encampé, de faire partie de la communauté du camp, de la « société-camp », d’être utile au service de cette « société-camp », etc. Sur ces plans culturels, les méthodes de séduction publicitaire et de conviction sécuritaire de la technocratie industrielle ont fortement progressé au niveau mondial au cours des trente dernières années. De nombreuses formes ludiques de « sociétés-camps » volontaires ont été créées, notamment sous la dénomination de réseaux sociaux. Facebook est aujourd’hui le modèle d’une « société-camp », extrêmement plus performante que les camps de concentration du régime nazi, parce que celles et ceux qui s’y enferment ne sont pas des résistant·es ou des révolutionnaires, des agitateurs politiques, ce sont des aspirant·es à l’encampement volontaire.

 

Image : Des résident·es et rapatrié·es de la République dominicaine du camp Tête-à-l’eau (Anse-à-Pitres, sud-est Haïti) discutent avec un représentant de l’OIM (20 avril 2016 © Pierre Michel Jean)

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Cet article a été écrit dans le cadre du chantier de recherches consacré aux « dramaturgies du XXIe siècle » dirigé par Claude Fafchamps et Roland de Bodt au sein d’Arsenic2.

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Alors que l’expérience des tranchées de la guerre de 1914-1918 hantait la vie imaginaire de mon grand-père, jusqu’à son dernier souffle à la fin du XXe siècle.

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Le mot « apocalypse » signifie « dévoilement ».

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La traduction en langue française, due à Jean Baudrillard, avait été publiée aux éditions du Seuil (1966) dans les mois qui suivirent l’édition allemande (1965) ; au début des années 1980, lorsque Richard Kalisz m’en parle, cette première publication française était pratiquement épuisée.

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Frédéric Rzewski a donné à sa partition, le titre de Triomphe de la Mort. Elle a été montée à plusieurs reprises, sous des formes plus ou moins élaborées. Un disque existe chez Igloo Records, de la version Weiss/Rzewski/Kalisz, enregistré en 1989.

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Le texte de la pièce de Weiss adopte une structure par chant, comme c’est le cas chez Dante ou dans d’autres grands textes de l’antiquité grecque ou latine.

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Voir à ce propos la remarquable analyse que Michel Gheude propose en postface de l’édition de la pièce L’instruction de Peter Weiss, aux éditions Labor, 1988.

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Symbolique, au même titre que le sont les grandes narrations mythiques de l’humanité : L’Iliade, L’Odyssée, les grandes tragédies, les chansons de geste, etc.

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Aujourd’hui, la traduction française de l’œuvre est publiée chez un troisième éditeur, L’Arche, qui assure la gestion des droits.

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Le régime nazi a développé au moins deux grandes catégories de camps : les camps de concentration et les camps d’extermination ; les camps dont traite cet article sont les camps de concentration et délibérément, j’écarte de cet article les camps d’extermination inventés par le régime nazi comme « solution finale » pour détruire industriellement les populations juives d’Europe.

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Qui remplace les théocraties, lesquelles sont des régimes qui utilisent les textes sacrés, la vie spirituelle et les religions à des fins de domination terrestre.

PDF
Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
Édito

Anne-Sophie Sterck,
NIMIS groupe

Levons le camp !

Claude Fafchamps

Introduction
Les campements : espaces de résilience des mondes tsiganes au début du XXe siècle

Un article d’Adèle Sutre

Né hier

Une nouvelle de Basel Adoum

Qui fait vivre le « système camp » ?

Entretien avec Anne-Sophie Sterck, Yaël Steinmann et Sarah Testa du NIMIS groupe

« La terre n’appartient à personne » – Récits des centres fermés en Belgique

Pauline Fonsny et Anaïs Carton

« Il n’est de frontière qu’on outrepasse »

Entretien avec Hamedine Kane

Ô mon frère en exil

Un poème de Hassan Yassin

D’un camp à l’autre – Iphigénie à Kos

Un article de Maria Kakogianni

Le camp comme paradis – Prototype de la technocratie industrielle

Un article de Roland de Bodt

Le business des camps

Un article de Thibault Scohier

Camps de réfugié·es : un instrument dans une politique globale de contrôle des migrations

Entretien avec Clara Lecadet

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl, photographes membres du Kolektif 2 Dimansyon.

Anse-à-Pitres : du camp au peuplement

Entretien avec Pierre Michel Jean et Valérie Baeriswyl

Encart – La frontière entre Haïti et la République dominicaine. Tentative de contextualisation
La Petite Maison : un lieu où habiter l’exil

Un article de Baptiste De Reymaeker

Du camp à la ville

Un article de Nimetulla Parlaku

La tentation de l’encampement

Entretien avec Michel Agier

Les camps, une gestion des réfugié·es qui questionne

Entretien avec Alice Corbet

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

« On a gagné le campement » – Des formes de la halte aux régimes de négociation de la présence voyageuse

Un article de Gaëlla Loiseau

Kolektif 2 Dymansion