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I - Villes et frontières

Le canal : frontière physique et symbolique

Sarah De Laet
Chercheuse au Laboratoire de Géographie humaine de l’Université libre de Bruxelles

12-12-2018

L’histoire des villes est marquée par le mouvement des populations, et avec elles des frontières physiques, sociales ou symboliques.
À Bruxelles, dont il est question ici, le canal s’inscrit aujourd’hui dans une zone qualifiée de « croissant pauvre », mais cette réalité contemporaine ne date pas d’hier : Sarah De Laet se penche ici sur l’histoire de Bruxelles et sur l’évolution, sur son territoire, de ce découpage socioéconomique.

Pour le géographe, la notion de frontière fait d’abord référence à une situation administrative. Une ligne de démarcation séparant deux entités distinctes. En ce sens, le canal de Bruxelles n’est pas une frontière à proprement parler. L’analyse de la carte des revenus des ménages à Bruxelles fait cependant apparaitre que ce canal s’inscrit bien dans un espace particulier, qualifié de « croissant pauvre ». Cette structuration spatiale socioéconomique est un héritage ancien sur lequel nous proposons de revenir, dans le temps et dans l’espacen.

Fin du Xème siècle, c’est au croisement entre la Senne et la route commerciale Bruges-Cologne que se fonde le bourg de Bruxelles. Dans le « haut » de la ville, les ducs de Brabant construiront un château (au niveau de l’actuelle Place Royale), le pouvoir ecclésiastique s’installera quant à lui à proximité (au niveau de Saints-
Michel-et-Gudule), tandis que l’activité marchande et artisanale, se concentrera près de la voie navigable, sur l’actuelle Grand-Place. Progressivement, ces trois noyaux se souderont, et Bruxelles deviendra une petite ville. Cette structure spatiale se marquera plus encore au moment de la révolution industrielle. Néanmoins, au XIVème siècle elle existe déjà : les familles les plus aisées qui se feront construire des maisons en pierre le feront préférentiellement (mais pas uniquement) dans la direction des lieux du pouvoir ecclésiastique et seigneurial.

Au XIVème siècle, la ville s’entoure d’une seconde enceinte, qui marque l’actuel « pentagone », mettant en place une structure radioconcentrique, dont les « couronnes » actuelles sont l’héritage. Au XVIème siècle, pour rendre la navigation plus rapide, le canal sera creusé vers le nord, jusqu’à Willebroek.
Le développement de ce canal poursuivi dans la ville par des bassins, permet l’essor d’une activité marchande et portuaire.

À la veille de la révolution industrielle, Bruxelles est contenue dans sa seconde enceinte avec une densité de population assez faible. On trouve dans le « bas de la ville », les activités marchandes, artisanales et la petite bourgeoisie, dans le haut, les familles aristocratiques, le pouvoir seigneurial et religieux.

Au XIXème siècle la révolution industrielle et la croissance de la population marqueront les sociétés et les villes européennes avec une incroyable intensité. Sous l’effet de l’exode rural, et d’une diminution de la mortalité, le pentagone passe ainsi de 100 000 habitants en 1831 à 200 000 en 1886n.

Les industries s’installent dans la ville, à proximité d’une main-d’œuvre abondante provenant des campagnes, ainsi qu’à proximité du canal qui, poursuivi vers le sud en 1832 jusqu’au bassin houiller du Hainaut, permet d’acheminer les matières premières et les produits transformés.

De part et d’autre du canal, qui suit désormais l’ancien tracé de l’enceinte démantelée, s’installent sans plans d’ensemble usines, fabriques et habitats ouvriers. Les faubourgs industriels n’étaient peuplés que de quelques milliers d’âmes en 1831, on en compte plus de 80 000 en 1886n.

Dans le haut de la ville, vers l’est et le sud, des quartiers planifiés destinés à la bourgeoisie industrielle sont construits (notamment grâce à l’argent du Congo) : quartier Léopold, quartier Louise.

Sous l’influence de la croissance démographique, de la fin de l’octroin, ainsi que du développement du tramway, puis du train, le tissu urbain s’étend en dehors des anciennes limites de la ville. Bien que densifiée, Bruxelles ne loge pas tous les ouvriers qui travaillent dans ses usines. La bourgeoisie catholique voyant d’un mauvais œil la sécularisation et la syndicalisation associées à la vie urbaine, le gouvernement mettra en place très tôt un subventionnement des abonnements de train « à bon marché », permettant à de nombreux ménages de rester vivre dans des petites villes et villages.

En 1866, la dernière épidémie de choléra lancera les travaux de voutement de la Senne, et le canal bordant le pentagone devient la seule voie d’eau visible dans le centre.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles s’est étendue jusqu’à son actuelle « première couronne », englobant d’anciens noyaux villageois. Sur les bords du canal sont installés majoritairement des ouvriers et des fabriques, dans le centre médiéval la fonction commerciale domine, à proximité du Palais Royal se sont installés les lieux de pouvoirs politiques ainsi que les grandes banques, et dans la poursuite de cet espace vers le sud et l’est, réside l’élite économique et politique.

Dans l’immédiat après-guerre, deux dynamiques majeures marqueront l’espace du canal : la périurbanisation d’une part, et l’accueil des travailleurs immigrés de l’autre.

Le compromis social fordiste qui prévaut durant la période des « Trente Glorieuses » s’accompagne du développement de la classe moyenne, sa sécurisation par le salariat permettant le développement de la propriété privée (qui sera la voie privilégiée par le pouvoir pour répondre aux problèmes de logement). La construction de routes et de services par l’État ainsi que la généralisation de l’automobile rendent possible une nouvelle urbanisation : la périurbanisation. Les ménages quittent la ville et font construire en périphérie des habitats pavillonnaires. L’extension de la ville prend une ampleur spatiale très importante. En périphérie, les structurations socio-spatiales tendent à poursuivre celles déjà observées en ville et la « logique des quadrants » s’intensifie : quadrant bourgeois au sud-est, quadrant populaire et de la petite classe moyenne au nord et à l’ouest.

C’est également à cette époque que s’urbanisent les secondes couronnes, notamment celle de l’ouest, essentiellement occupée par cette nouvelle classe moyenne.

Dans le même temps, les premiers accords d’importation de main-d’œuvre sont conclus entre l’État belge et d’autres pays (Italie en 1946, Espagne en 1956, Grèce en 1957, puis Maroc et Turquie en 1964). Les travailleurs immigrés s’installent dans les villes, à proximité des espaces productifs, et à Bruxelles ce sera dans les anciens quartiers ouvriers notamment proches du canal, des quartiers peu salubres, quittés par une fraction importante des ménages belges en ascension sociale. L’installation des familles marocaines à Molenbeek notamment, ou turques à Schaerbeek, trouve ses origines dans ce double mouvement. Se développent alors des services particuliers, magasins ethniques, centres islamiques, etc. De nouvelles ambiances et identités de quartier apparaissent.

À partir des années 1960, mais de façon très marquée dans les années 1970, la désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie vont à leur tour marquer l’espace urbain. Le long du canal, les usines et fabriques ferment, laissant des chancres industriels, partiellement récupérés par de nouvelles activités (stockage, etc.). Laissant également sur le carreau des populations peu formées qui ne trouvent pas à s’insérer dans le marché de l’emploi tertiarisé. En 2013, le taux de chômage dans le croissant pauvre était de 34 %.

La tertiarisation de l’économie va aussi créer le besoin d’une nouvelle forme de bâtiment : près des gares et dans le haut de la ville, les promoteurs développent des bureaux. Le mécanisme de spéculation entretient alors la réduction de la fonction résidentiellen.

C’est l’époque de la « bruxellisation » : Bruxelles, ville capitale, est gérée par le gouvernement national qui voit dans le pentagone la future cité administrative nationale et internationale. Marqués par les idées modernistes de séparation des fonctions, et sensibles à l’électorat périurbain (les étrangers installés dans les faubourgs ouvriers n’ont pas le droit de vote), les gouvernements successifs transformeront la ville : destruction du quartier nord pour y construire la cité administrative, construction de voies rapides et d’immenses parkings pour permettre l’accès aux bureaux depuis l’extérieur de la ville, etc. On comprend bien que tous les quartiers urbains denses ne sont pas concernés. Ce qui prévaut aux actions du gouvernement et des promoteurs se réfère avant tout à des questions économiques : acheminer rapidement les travailleurs vers les nouvelles zones de bureaux construites par le privé. Ainsi, les quartiers ouvriers populaires d’Anderlecht et de Molenbeek ne sont que faiblement concernés par ces dynamiques, et tandis que se poursuit la périurbanisation, l’investissement en capitaux dans ces espaces diminue et les bâtiments se dégradent.

Dans les quartiers bourgeois de Bruxelles grandit une demande de reconnaissance d’un bien-être urbain, tandis que dans les quartiers populaires (essentiellement du pentagone) les menaces de destruction vont faire émerger d’importantes luttes urbaines, se référant à des notions comme celle « du droit à la ville »n.

 

Comme le montre la carte des revenus à Bruxelles (ci-dessus), et malgré toutes les évolutions évoquées, cette structuration socio-spatiale de part et d’autre du canal est stable dans le temps. Cependant, de nouvelles dynamiques viennent petit à petit rebattre les cartes et posent de nombreuses questions.

Cette vision moderniste d’une ville de travailleurs sera abandonnée au moment de la création de la Région de Bruxelles-Capitale en 1989 qui a lieu dans un contexte économique nouveau. Le néolibéralisme s’accompagne d’une mise en concurrence des territoires et des villes, de plus en plus autonomes dans leur financement. En conséquence, il s’agit désormais d’attirer les entreprises et les ménages les plus contributeurs pour augmenter son assiette fiscale. Bruxelles n’échappe pas à cette règle. Or, si depuis les années 1990 et contre toutes les prédictions, la courbe démographique bruxelloise s’inverse, sous l’influence d’un croît naturel et d’une immigration internationale importante, les discours politiques sont toujours à « l’augmentation de l’attractivité » de Bruxellesn.

La métropolisationn, la croissance démographique et l’installation de travailleurs internationaux aisés vont impacter les valeurs foncières. Les loyers ont augmenté à Bruxelles de 20 % en plus de l’inflation entre 2004 et 2015, tandis que de nouvelles tendances vont toucher spécifiquement les quartiers populaires.

Confrontés à cette augmentation mais aussi à une déstructuration du salariat, de nombreux ménages de la classe moyenne vont peiner à se loger dans certains quartiers (Ixelles, Uccle, etc.) et, valorisant un mode de vie urbain, s’installer progressivement dans des quartiers plus populaires jusqu’ici délaissés par ces groupes sociaux (Saint-Gilles, le pentagone, etc.).

Du côté des promoteurs immobiliers, la rentabilité des bureaux se met à diminuer, tandis que l’accroissement des valeurs foncières dans les quartiers riches ne leur permet plus de construire de façon suffisamment rentable. Ils cherchent alors à développer des projets dans les quartiers où le foncier est abordable. L’importance des capitaux cherchant à investir va également doper la spéculation immobilière.

Les pouvoirs publics, qui voient d’un bon œil l’arrivée de capitaux et de ménages solvables dans les quartiers populaires, vont soutenir voire pousser ces développements avec un discours valorisant la « mixité sociale », et utiliser différents leviers pour rendre attractifs et « revitaliser » les quartiers centraux.

Ces processus cumulatifs s’inscrivent dans une dynamique que l’on conceptualise sous le terme de gentrification, et que Van Criekingen définit de la façon suivante : « La gentrification permet aujourd’hui de désigner ce qui se passe dans des quartiers touchés par des processus de réinvestissement en capitaux et en symboles qui impliquent un double mouvement d’appropriation (pour les uns) et de dépossession (pour d’autres).n »

À Bruxelles, ce processus commence dans le pentagone, notamment autour de la rue Antoine Dansaert, mais également dans certains quartiers populaires de communes au patrimoine architectural riche (Saint-Gilles, ou encore dans le bas de la commune d’Ixelles). Les conséquences de la gentrification sont multiples, et sans aller jusqu’à l’éviction pure et simple des classes populaires, on peut voir coexister durant de nombreuses années des groupes sociaux fort différents dans les mêmes quartiers. La présence des plus aisés fait monter le prix des loyers et du foncier, modifiant les commerces et les espaces de récréation et amenant de facto à une dégradation des conditions de vie sur place des classes populairesn.

La gentrification passera-t-elle le canal ? Depuis 2013, la Région s’est dotée d’un nouveau plan directeur d’aménagement de la zone canal, le « plan canal ». Ce dernier doit intégrer le développement de nouveaux projets autour du canal dans une visée d’ensemble. Sans revenir sur le texte, on peut noter que celui ci s’est accompagné de plusieurs projets intéressants. D’une part, des opérations de revalorisation symbolique par la culture : l’installation du Miman, et depuis peu le nouveau musée d’art moderne qui « constitue un effet levier pour revitaliser le territoire, en retissant les liens entre les deux rives du canal, mais [qui] a également vocation à devenir le véritable vaisseau culturel de la Région bruxelloise », selon les déclarations de Rudi Vervoort en 2016 ; ou par l’urbanisme, via la rénovation et le réinvestissement dans les espaces publics (notamment via les contrats de quartier). D’autre part, le développement important de logements acquisitifs subventionnés à destination des classes moyennes aux abords du canal, mais aussi la rénovation de Tours et Taxi, ou encore le permis accordé à Atenor pour la construction de la tour de logements de standing UP-Site.
Les pressions s’intensifient sur l’espace canal qui, en plus de sa fonction résidentielle, accueille encore aujourd’hui de nombreuses activités productives employant des personnes peu qualifiées (le quartier Heyvaert et les voitures de seconde main, l’usine Audi à Forest, les entreprises liées à la construction, etc.).

Si le canal et le croissant pauvre demeurent encore aujourd’hui visibles sur les cartes socio-économiques, pour combien de temps ?
L’existence d’un espace plus ou moins homogène de précarité dans la ville le long du canal est-il à regretter ? Ou plutôt, doit-on regretter la concentration de la pauvreté, ou son existence-même ? Car si la concentration de la pauvreté effraie, il n’en reste pas moins que ces quartiers populaires demeurent essentiels à la subsistance des populations précaires qui y trouvent des logements certes peu qualitatifs mais bon marché, des magasins et des espaces de sociabilité accueillants. Peut-on raisonnablement se prononcer contre les rénovations, l’embellissement urbain ou même la « mixité sociale » ? Même lorsque l’on en connait les conséquences, ces termes positifs et dépolitisés rendent le débat politique difficile.
Frontière ou plutôt espace hérité du passé industriel de la ville, le canal est le témoignage spatial des inégalités sociales dans notre société, et c’est à cette frontière qu’il s’agit de se confronter.

Image : ©Élisa Larvego, Cabanes, zone nord de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

L’essentiel de ce texte est documenté par deux sources : le livre de Christian Vandermotten, Bruxelles, une lecture de la ville, publié aux éditions universitaires de Bruxelles (2014), ainsi que le cours donné à l’ULB par Mathieu Van Criekingen durant l’année académique 2017-2018, « Introduction à la géographie urbaine et à l’urbanisme ».

2

Thierry Eggerickx, « Transition démographique et banlieue en Belgique : le cas de Bruxelles », in Annales de démographie historique, 2013/2 (n° 126).

3

Ibid.

4

Une taxe moyenâgeuse levée sur les marchandises qui entrent dans la ville.

5

Le rendement des bâtiments de bureaux étant plus élevé que celui du logement, la spéculation immobilière dans certaines parties de la ville rend la fonction résidentielle impossible : les terrains coutent trop cher pour y construire du logement.

6

Théorisée par Henri Lefebvre en 1968, cette notion oppose les fonctions d’usage et d’échange des espaces urbains. Les villes sont un bien commun de tous, quelle que soit la catégorie sociale. Lefebvre réfute l’homogénéisation des styles de vie qui s’y développent.

7

Jean-Michel Decroly, Mathieu Van Criekingen, « Le Plan de Développement International de Bruxelles », in Brussels Studies, 2009.

8

On entend par métropolisation le phénomène spatial et économique consistant à organiser le territoire autour d’une ville dans laquelle se concentrent les activités économiques de commandement.

9

Mathieu Van Criekingen, « La ville est un champ de bataille », in Lava, 2017.

10

Christian Dessouroux, Rachida Bensliman, Nicolas Bernard, Sarah De Laet, François Demonty, Pierre Marissal et Johan Surkyn, « Le logement à Bruxelles : diagnostic et enjeux », in Brussels Studies.

11

Millenium Iconoclast Museum of Arts.