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Notices bibliographiques

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler, Culture & Démocratie

19-01-2022

Traduit de l’anglais et de l’italien par Étienne Dobenesque
La Fabrique, 2019, 192 pages.

Présentation

Silvia Federici enseigne la philosophie politique à l’Université d’Hofstra (New York, États-Unis). Italienne et américaine, militante féministe radicalen, elle a notamment étudié dans ses travaux les moments historiques à l’origine du capitalisme et les processus économiques que Karl Marx a appelés « accumulation primitive », repensés d’après une perspective féministe.

Dans son ouvrage le plus connu, Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitiven, Federici s’intéresse à la période de transition entre le féodalisme et l’État moderne au tournant du XVe siècle, qui voit la mise en place de nouveaux rapports sociaux au service d’un contrôle accru sur les femmes, leur corps et leurs savoirs, notamment avec la construction de la figure de la sorcière et le début des chasses aux sorcières. Pour Silvia Federici, la chasse aux sorcières contribue à instaurer une nouvelle division sexuée du travail qui assigne les femmes à un rôle reproductif.

Le capitalisme patriarcal complète cette analyse historique et politique de la division sexuée du travail. L’ouvrage est une compilation de six textes écrits entre 1975 et 2017, pour la plupart issus de conférences. Ils analysent les liens entre marxisme et féminisme plus spécifiquement sur la question du travail: ils repèrent, d’une part, les outils du marxisme qui peuvent contribuer aux études de genre, et d’autre part les apports de la pensée féministe à l’élaboration d’une politique des communs.

Commentaire

Le travail de Silvia Federici apporte un éclairage important sur l’un des « potentiels totalitaires » de la société capitaliste – une tendance autoritaire et de contrôle aux conséquences structurelles déterminantes pour une part de la population. Caliban et la sorcière est un essai volumineux et très documenté, s’appuyant aussi bien sur des sources primaires que secondaires et accompagné de nombreuses images d’archives. Mais nous renseignons ici Le capitalisme patriarcal car il nous semble plus abordable et qu’il est historiquement plus proche : Silvia Federici y traite de la période de la révolution industrielle du milieu du XIXe siècle analysée et théorisée par Marx dans Le Capital.

Les textes qui composent l’ouvrage ont chacun une focale différente. Dans la perspective de ce « Neuf essentiels», on retiendra particulièrement les deux derniers chapitres : « L’invention de la ménagère» et « Origines et développement du travail sexuel aux États-Unis et en Grande-Bretagne ».

Les premiers chapitres reviennent sur les thèses développées avant Silvia Federici par Mariarosa Dalla Costa et Leopoldina Fortunati, selon lesquelles Marx a abordé l’histoire du développement capitaliste uniquement depuis le point de vue de la construction du travailleur industriel salarié et du travail de production de marchandises, en omettant la sphère des activités qui les rendaient possibles hors de l’usine : le travail domestique, la sexualité, la procréation. En s’appuyant sur plusieurs ressources, et en particulier sur une lecture détaillée du Capital et des archives utilisées par Marx, Federici fait apparaitre que la question de la reproduction de la main-d’œuvre était devenue une source d’inquiétudes dans la sphère politique en Grande-Bretagne et aux États-Unis où les réformateurs se préoccupaient du désintérêt des femmes prolétaires pour la famille et la maternité. Salariées des usines, ces dernières étaient « habituées à leur indépendance et à vivre dans un espace public avec d’autres femmes et hommes [et] menaçaient la moralité bourgeoise » (p. 128) : « le travail des femmes dans les usines provoquait la destruction de la vie familiale, donnait une indépendance nouvelle aux femmes, et contribuait à la contestation ouvrière, ce dont témoignait la montée des syndicats et du chartisme» (p. 31).

Dans « L’invention de la ménagère», Federici s’attarde sur le processus de réforme du travail engagée en Angleterre et aux États-Unis entre la moitié du XIXe siècle et le début du XXe, qui a abouti à la transformation « non seulement [de] l’usine, mais aussi [de] la collectivité et [du] foyer, et en premier lieu [de] la position sociale des femmes» (p. 125). L’époque était celle de la seconde révolution industrielle avec la généralisation progressive de l’usage de l’électricité, et le passage de l’industrie légère à l’industrie lourde comme principaux secteurs industriels nécessitait un type de travailleur plus robuste et plus productif, dont la nouvelle ménagère prolétaire devait prendre soin à tous niveaux.

« Du point du vue des femmes, cette réforme peut être décrite comme la création de la ménagère à temps plein, un processus complexe de manipulation des structures sociales qui, en quelques décennies, a sorti les femmes – et en particulier les mères – des usines, augmenté substantiellement les salaires des travailleurs hommes, suffisamment pour leur permettre d’entretenir une ménagère “inactive”, et institué des formes d’éducation populaire pour inculquer aux ouvrières d’usine les compétences nécessaires au travail domestique. » (p. 126). Le salaire familial est devenu peu à peu une revendication partagée aussi bien par les ouvriers (un salaire élevé étant devenu pour un homme signe de respecta- bilité) que par les classes dirigeantes. Avec l’instauration de ce nouveau « contrat social», l’idée que le travail domestique est un « travail de femme» s’en est trouvée renforcée, sinon instituée – et elle est encore largement répandue aujourd’hui.

Dans « Origines et développement du travail sexuel », Silvia Federici s’attaque à la question de la sexualité et de la maternité. Pour Federici, au moment des réformes de la deuxième moitié du XIXe siècle et du début du XXe, alors que les femmes ouvrières étaient exclues des usines, « la réglementation du travail ménager n’était pas possible sans la réglementation du travail sexuel» (p. 148) : ainsi, en parallèle d’un contrôle social qui s’établit sur base d’une séparation entre les femmes respectables (les épouses et les mères au foyer) et les « mauvaises» (les ouvrières et les prostituées), une série de lois sont promulguées qui visent à contrôler le travail sexuel − déclaration obligatoire des lieux de prosti- tution, visites médicales imposées, hospitalisations forcées (p. 139). « Comme pour le travail ménager, écrit Federici, la politique sexuelle du capital et de l’État pendant cette phase a consisté à étendre à la femme prolétaire les principes qui réglementaient déjà la conduite sexuelle des femmes dans la famille bourgeoise. En premier lieu la négation de la sexualité féminine comme source de plaisir et de gain financier pour les femmes.» (p. 149)

Pour Silvia Federici, qui prend part à la campagne internationale Wages for Housework (un salaire pour le travail ménager) initiée en 1972-73 par Selma James avec l’International Feminist Collective, l’un des enjeux de ce texte de 1975 est aussi d’étayer les revendications portées par le collectif, qui défend que c’est en pensant le travail ménager comme un travail gratuit allant de soi que s’est organisée l’exploitation des travailleur·ses non ou mal salarié·es − en cela inclues les populations colonisées et paysannes du Sud pourtant essentielles à la reproduction du cycle économique.

Les revendications de salaire pour le travail ménager n’ont pas eu de retentissement au-delà des années 1970, mais cette pensée politique du travail ménager comme un travail gratuit est à la base de nombreuses théories féministes, dont celle du care qui étend le travail invisibilisé et naturalisé des femmes au-delà de la sphère domestiquen. Notons aussi qu’en conceptualisant les rapports sociaux de pouvoir induits par le capitalisme patriarcal, Federici et les féministes comme Selma James mettent en évidence qu’à la hiérarchie des salaires correspond la hiérarchie des sexes, des « races » et même des âges, et en cela contribuent à amorcer la pensée féministe intersectionnellen.

Dans cet ouvrage, Silvia Federici démontre que le capitalisme s’appuie sur et produit des formes de domination patriarcales, qui établissent un contrôle sur l’activité des femmes, leur travail, mais aussi sur leur corps et leur sexualité. Thibault Scohier évoque en introduction de ce « Neuf essentiels» la tendance de la société marchande et des logiques capitalistes à s’étendre à des aspects de la vie humaine auparavant réservés à l’intime : bien que situé dans le contexte ouvrier anglo-saxon, Le capitalisme patriarcal donne un bon exemple de « potentiel totalitaire » de nos sociétés. Pour cultiver nos démocraties, reste à identifier et à renverser les situations socio-politiques, historiques et géographiques dans lesquelles celui-ci demeure un « potentiel » ou, au contraire, se réalise dans une forme réellement totalitaire.

 

Mots-clés
Capitalisme patriarcal – Chasse aux sorcières – Communisme – Genre – Marxisme − Patriarcat − Travail reproductif

Contenu
En guise d’introduction Marxisme et féminisme: histoire et concepts (7) − Le Capital et le genre (27) − Omnia sunt communia (63) − Le capital et la gauche (111) − L’invention de la ménagère (125) – Origines et développement du travail sexuel aux États-Unis et en Grande-Bretagne (143)

 

1

Les féministes radicales dénoncent le patriarcat comme ordre social conférantl’autorité aux hommes sur les femmes et l’essentialisation des rôles sociaux.

2

Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive, traduit de l’anglais par collectif Senonevero et Julien Guazzini, Entremonde / Senonevero, 2017 (2004pour le texte original).

3

Lire par exemple à ce sujet Florence Degavre, « Les régimes du care » (entretien),Le Journal de Culture &Démocratie n°47, 2018

4

L’intersectionnalité désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Lire par exemple à ce sujet Bwanga Pilipili et Petra Van Brabandt, « Pour un féminisme intersectionnel et décolonial » (entretien), Le Journal de Culture & Démocratie n°50, 2019.

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Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt