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Dossier

Le choix de Furetière

Roland de Bodt
Chercheur & écrivainn, membre de l’AG de Culture & Démocratie

20-04-2017

Nous parlons couramment de Culture avec un grand « C », de politiques culturelles, de cultures numériques, de maisons de la culture, de culture d’élite – la liste est longue.
Aujourd’hui la « culture » de la « nature », au sens de cultiver la terre, apparaît comme une acception secondaire du mot. Et pourtant, il n’en n’a pas toujours été ainsi...

Antoine Furetière (1619-1688) consacrera une large part de son existence à la rédaction d’un « Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des artsn ». Ce fut l’œuvre d’une vie, en butte à de multiples contestations, dont il ne connaîtra finalement pas la consécration ; la publication de l’ensemble, en trois tomes, est posthume (1690). Pierre Bayle (1647-1706) signera la préface à cette première édition où il rendra un hommage attentionné aux travaux et à la méthode de l’abbé Furetière. Il en vantera les mérites : « cet auteur apprend à tout le monde non seulement les choses par leur matière, leurs usages, leurs espèces, leurs figures et leurs autres propriétés, mais aussi les termes propres dont il faut se servir pour les décrire » ; leur attribuera des finalités démocratiques dont on croirait rêver : « par toute l’Europe on accoutumera les personnes les moins lettrées à parler de tout avec connaissance de cause et justesse. Or, il est certain que l’utilité d’une semblable coutume va plus loin que l’on ne pense et qu’on ne se doit pas borner, en mettant ces dictionnaires entre les mains de tout le monde, à instruire chaque personne dans l’art de définir exactement » ; il en défendra aussi la spécificité en regard des travaux menés par l’Académie française pour la publication de son propre dictionnaire.

Du sens premier
Le terme « culture » y reçoit une définition qui deviendra durablement son sens premier dans la langue française : « Soin qu’on prend de rendre une terre fertile par le labour, par l’amendement, d’élever un arbre, une plante. La culture de la terre est l’occupation la plus honnête et la plus innocente de toutes. » Bien qu’elle soit très documentée à l’aune de plusieurs traditions, la formulation originale adoptée par Furetière est résolument sobre ; elle ne comporte aucune autre mention.
Ainsi, toute une tradition de la langue française nous amène à considérer que ce sens premier de la définition (le soin de la terre) ne concerne pas, a priori, les usages du terme « culture » que nous appelons figurés – ou il ne les concerne que, et seulement que, par la portée métaphoriquen, par les images qu’il forge dans les structures symboliques profondes de notre langage, par les traits et les couleurs dont il orne le dessin de nos pensées. À raison qu’il qualifie strictement l’art de cultiver la terre – et non l’art de cultiver l’esprit et non l’essor de nos facultés intellectuelles, des sciences et des arts – ce sens premier reçoit, alors, peu de considération dans les débats où nous nous échauffons à propos de « la culture », au sens où nous utilisons, à présent, ce terme pour nommer : la culture humaniste, la culture démocratique, la culture de masse, les maisons de la culture, les foyers et les centres culturels, la recherche, l’enseignement et la pratique de l’action culturelle, les cultures numériques, les cultures créatives, l’économie de la culture, les politiques de la culture, etc.

Du sens figuré
Furetière fait apparaître, au terme « cultiver », les sens que nous appelons figurés et que nous attachons au terme « culture » par un usage extensif : « Se dit figurément en choses morales. Il faut cultiver l’esprit des jeunes gens, leur mémoire, en leur donnant de bonnes instructions. Depuis cent ans, on a bien cultivé les arts et les sciences dans l’Occident. On dit en ce sens, cultiver l’amitié, la connaissance, la bienveillance de quelqu’un, pour dire, prendre soin de les conserver, de les ménager. »
Au fil des sièclesn, il semble que nous nous soyons habitués à penser que ce mot de « culture », considéré en son sens figuré, se distingue du sens premier, éventuellement s’y oppose, voire même l’exclut résolument ; nous fondons sur ces idées reçues une conviction, largement partagée, que ce sens originel (le soin de la terre) n’a pas de signification première ou simplement d’utilité concrète pour nous, les artistes, les professionnels de la culture, les administrateurs culturels, les animateurs culturels, les médiateurs culturels, etc. Nous cultivons ce présupposé à un point tel que chaque fois qu’une comparaison s’établit entre « culture » et « agriculture », ce dernier terme apparaît comme une trahison, une méconnaissance, l’essor d’un mauvais goût, l’indice d’une malveillance à peine voilée, d’un mépris sinon d’une provocation explicites. Et personne n’oserait envisager, aujourd’hui, que le ministre qui est en charge de l’agriculture se voie attribuer le portefeuille des « affaires culturelles ».
De nombreux exemples peuvent être relevés, tout au long de la littérature francophone, qui laissent voir cette réduction de l’usage du terme « culture » à son seul sens premier et qui montrent cette opposition entre les sens premier ou figuré. Dans le roman La terre (1887) d’Émile Zola, l’usage du terme « culture » reste attaché aux possessions et aux terroirs : « Ce bourgeois, sorti depuis trois siècles de la souche paysanne, retourna à la culture, mais à la grande culture, à l’aristocratie du sol » (deuxième partie, chapitre 1) « un pays pauvre, de maigre culture, presque sans blé » (deuxième partie, chapitre 5). Chez Voltaire, en 1759 : « Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le jardin » et Candide reconnaît finalement combien le salut de l’être humain tient à cette maxime : « Il faut cultiver notre jardin. » En quoi, à un petit siècle de distance, Voltaire déploie l’héritage de Furetière puisqu’il fonde l’essence de sa sagesse sur cette « occupation la plus honnête et la plus innocente de toutes » : la culture du jardin. Il l’oppose, dos à dos et tout au long du roman, à toutes les divagations des hommes cultivés de son temps.

Du premier soin
Furetière fait du terme « soin » la porte d’entrée dans la définition du terme « culture ». C’est un fameux choix qu’il opère. Si on s’y intéresse, nous devons admettre que sa définition du terme « culture » est toute empreinte du sens du terme « soin » : « Diligence qu’on apporte à faire réussir une chose, à la garder et à la conserver, à la perfectionner. Je remets cette négociation à vos soins ; ayez en soin, faites qu’elle réussisse. Il y a une femme de charge pour avoir soin de la vaisselle d’argent, pour avoir soin du ménage, le soin de garder la maison. Voilà un ouvrage qui est fort correct, il a été travaillé avec grand soin, corrigé avec grande exactitude. Les princes se doivent décharger d’une partie de leurs soins sur leurs ministres. Le soin principal que l’homme doit avoir est celui de son salut. Ce mot vient de senium : ménage. // Soin se dit aussi des soucis, des inquiétudes qui émeuvent, qui troublent l’âme. Le mauvais état de sa fortune lui donne bien des soins et des chagrins.

Aujourd’hui, il n’est plus envisageable de traiter de la culture, y compris des arts, sans se demander comment nous envisageons notre rapport humain au monde, à la vie humaine, à la préservation des conditions de la (sur)vie du genre humain sur cette terre, à notre nourriture, à l’avenir et au soin que nous souhaitons porter à la terre pour qu’elle soit fertile, et à travers ces interrogations essentielles, au soin que nous entendons nous porter à nous-mêmes.

Vous lui parlez de s’aller divertir, il y a des soins plus importants qui l’agitent. Les prélats ont le soin des âmes qui les inquiètent. // Soin se dit aussi en parlant de libéralités qu’on fait à quelqu’un pour le faire subsister. Cet enfant n’a point de bien, mais son oncle en a soin, il l’entretient au Collège. Cette dévote a soin de cette orpheline. // Soin est aussi l’attache particulière qu’on a auprès d’un maître ou d’une maîtresse, pour les servir, ou leur plaire. Ce valet a eu grand soin de son maître pendant sa maladie ; son médecin lui a rendu beaucoup de soins, d’assiduités. Soupirs, devoirs, petits soins en amour, tout est langage. »
Usuellement, dans la langue française aujourd’hui, le mot « soin » reste affecté de ces divers sens : « le souci, la préoccupation, l’inquiétude qu’on se fait de quelque chose ou pour quelqu’un ; l’effort, le mal qu’on se donne pour obtenir ou éviter quelque chose ; une pensée qui occupe l’esprit, relative à un objet auquel on s’intéresse ou à un objet à réaliser ; avoir, prendre soin : songer, faire attention à, prendre garde à ; prévenance, sollicituden. »

Nourrir l’humanité
Ainsi, vue d’aujourd’hui, chacune des notions que Furetière rapporte à sa définition ouvre pour nous autant de lieux de spéculation essentielle : du soin qu’on prend des choses et des êtres ; de ce que nous nommons « la terre », elle-même ; de rendre fertile, du labour (travail) et de l’amendement, de l’élévation et de la plantation ; de l’occupation, de son honnêteté et de son innocence ; nonobstant la prétention de son auteur à l’universalité de cette définition et de ces usages. Nous ne pourrons développer tous ces points, dans cet article.
Mais récemment, et depuis près de quatre années, le spectacle Nourrir l’humanité c’est un métier a été conçu et réalisé par la Compagnie Art & tçan. Il nous invite à prendre conscience que la culture, comme art de prendre soin de la terre, est une pratique qui réconcilie le sens premier et le sens figuré du terme « culture ». Car en effet, il est hautement légitime aux générations qui arrivent dans la vie professionnelle, artistique et culturelle d’observer le traitement que notre culture contemporaine de l’économie et de la technologie mondiale prend des êtres et des choses, de notre planète et de l’humanité dans son ensemble.
Mais contrairement à la situation décrite par Furetière, nous ne pouvons plus considérer qu’elle est l’occupation la plus honnête et la plus innocente de toutes. Nous devons bien admettre que, soumise aux insatiables convoitises financières de l’économie mondiale, la culture de la planète – de l’air, de l’eau, de la terre, des espèces vivantes –, est devenue l’occupation la plus politique, la moins honnête et probablement la plus criminelle de toutes les activités humaines.
Et aujourd’hui, il n’est plus envisageable de traiter de la culture, y compris des arts, sans se demander comment nous envisageons notre rapport humain au monde, à la vie humaine, à la préservation des conditions de la (sur)vie du genre humain sur cette terre, à notre nourriture, à l’avenir et au soin que nous souhaitons porter à la terre pour qu’elle soit fertile, et à travers ces interrogations essentielles, au soin que nous entendons nous porter à nous-mêmes.

Changer de culture, c’est-à-dire changer notre conception de ce qu’il convient de regarder comme le soin de la planète, le soin de l’humanité et le soin de soi dans l’humanité, apparaît à présent comme une priorité culturelle essentielle.
À quoi peut bien servir l’action culturelle si ce n’est à organiser ce changement, à y porter soin en soi ?

1

Cet article reprend un certain nombre d’arguments qui participent du projet éditorial mené par Roland de Bodt en collaboration avec Claude Fafchamps pour actualiser une nouvelle édition du Cercle ouvert, en trois volumes distincts L’humanité en nous (2015), Les enfants d’Hiroshima (à paraître) et Le soin de la terre (à paraître), aux Éditions du Cerisier (Cuesmes, Belgique).

2

Le titre de l’ouvrage précise la liste des diverses sciences et arts auxquels il fait référence : la philosophie, logique & physique, la médecine ou anatomie, pathologie, thérapeutique, chirurgie, pharmacopée, chimie, botanique ou l’histoire naturelle des plantes & celle des animaux, métaux & pierreries & les noms des drogues artificielles, la jurisprudence civile & canonique, féodale & municipale, & sur toute celle des ordonnances ; les mathématiques, etc. – la liste comporte plus de vingt lignes. On doit aux éditions Le Robert une publication en trois volumes de ce dictionnaire qu’on trouvera dans la plupart des salles de lecture des grandes bibliothèques. Voir également l’édition de 1690, à La Haye, A. et R. Leers éditeurs, accessible sur le site de la Bibliothèque nationale de France, grâce au programme de la bibliothèque numérique, « Gallica ».

3

Métaphorique : ce qui vient de ce qui porte dans le terme qu’on apporte ; ce qui est apporté dans le mot qu’on porte.

4

Cette histoire culturelle de l’usage du terme « culture » reste largement à écrire.

5

Le Robert de la Langue française, Paris, 2016.

6

Nourrir l’humanité c’est un métier, création collective, par Charles Culot, Valérie Gimenez, Alexis Garcia, Camille Grange, Jos Verbist, Jean-Louis Bonmariage, David Daubresse. Voir : www.artetca.com

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