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Dossier

Le conte comme outil d’éducation permanente : entre co-construction formative et exploration des espaces locaux

Thibault Scohier
Critique culturel et membre du comité de rédaction de Culture & Démocratie

21-04-2020

Le conte fait l’objet d’une reconnaissance officielle continue depuis les années 2000 en tant qu’outil pédagogique, et plus particulièrement en éducation permanente. S’il est certes une manière de se former à l’expression, il est aussi d’abord une manière de s’ancrer dans ce qui fait nos lieux collectivement à travers l’imaginaire, de les redécouvrir et de les co-construire par la mémoire qu’ils portent. Pour Thibault Scohier, cet usage du conte est primordial afin de l’écarter d’une fonction purement technique et pédagogique tout en renforcant des cultures minoritaires et singulières contre leur commercialisation.

L’art de raconter une histoire est peut-être aussi vieux que l’humanité, mais il serait mentir que de prétendre qu’il a toujours eu bonne presse. Face à la généralisation de l’école obligatoire et à l’esprit rationaliste et positiviste du XIXe siècle, le conte a pu apparaitre, à bien des éducateur·rices, comme une forme d’obscurantisme et de frein à l’expansion du savoir. Même si la tradition orale a survécu à la modernité, à la fois grâce aux folkloristes et à son imprégnation profonde dans les sphères familiales, il a fallu attendre de nombreuses années pour qu’elle soit reconnue comme une forme d’art pleine et entière.

En Belgique francophone, sa reconnaissance officielle a dû attendre les années 2000. D’abord, avec la création de la Fédération de Conteurs Professionnels en 20041 et la multiplication des subsides accordés à diverses associations, comme à la Maison du Conte de Bruxelles (devenue depuis le Théâtre de la parole) en 2000. Ensuite, par son inscription sur la liste des arts vivants reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2006 ouvrant la porte à son utilisation plus systématique comme outil pédagogique certifié. Enfin, grâce aux très nombreuses formations qui ont depuis vu le jour et qui permettent aux conteur·ses, aux animateur·rices et aux éducateur·rices en général de transmettre et d’apprendre l’art du conte et son utilisation spécifique dans un processus d’éducation permanente.

Raconter, c’est toujours se former

Le conte se trouve à un carrefour : il est à la fois poésie, beauté du dire mais aussi beauté du geste, acte de théâtre… Il peut être ancestral ou contemporain, lyrique ou quotidien ; au fond, peu importe l’histoire si elle met en branle l’imagination et qu’elle nourrit l’esprit. Les ateliers et les formations proposées autour du conte soulignent tous une même logique : raconter une histoire est le prélude à la création d’une autre histoire. Les efforts pédagogiques actuels, plutôt que de mettre en avant la transmission d’un folklore ou d’un contenu, ont plutôt tendance à considérer le conte comme une manière de dire, une forme d’expression.

C’est le cas du conte-action, proche du théâtre-action, dont le principe est de fournir un geste à la fois pédagogique, collectif et critique. Il ne vise pas seulement les enfants mais bien tous les individus désirant entretenir et développer leur imagination. Le conte-action est forcément neuf, même quand il puise dans les corpus déjà existants ; son invention est collective, elle coalise les énergies et favorise la compréhension de soi et des autres. Même si, comme je l’ai déjà indiqué, il n’est pas spécifiquement destiné à un public jeune, il s’inscrit en plein dans la philosophie actuelle des organisations de jeunesse et de l’animation.

L’anthropologue Émilie Brébant résume ainsi son résultat : « Cet exercice participe de la co-construction dynamique des identités individuelles et collectives et permet, par la narration, de prendre un rôle d’acteur/auteur en reconstruisant pour un public des évènements initialement subis2. » Dans le contexte qu’elle a étudié – un atelier destiné à des femmes immigrées bruxelloises –, le conte n’est plus seulement un outil pédagogique mais aussi une forme de care, c’est-à-dire un processus de soin et un espace sécurisé dans lequel peuvent s’exprimer les douleurs et les traumas.

Dans ce cas précis, le conte est ramené à sa fonction la plus primordiale : partager une expérience grâce à l’oralité. Même s’il serait impropre d’utiliser ici le concept de « morale », il est certain que cette transmission permet à l’individu de donner un sens à son expérience en la modelant et en la confrontant à l’altérité. Dans un contexte favorable, il·elle peut recevoir un « soutien moral » et soutenir de la même manière les gens assis autour de lui ou d’elle. Il s’agit de la forme la plus collective du conte : celle où la différence entre conteur·ses et écoutant·es disparait presque entièrement.

Conte et évasion : comment le conte renforce les espaces locaux

Mais l’utilisation pédagogique du conte peut aussi se réaliser de manière plus classique dans un rapport aux traditions, à l’héritage et au lieu. Il est de plus en plus courant de trouver, dans les catalogues de services fournis aux mouvements de jeunesse et aux parents, des ateliers ou des stages basés sur l’art de raconter. Cela est bien sûr le produit d’une économie, celle de la subsidiation massive par l’État du secteur associatif qui a tendance à induire un circuit fermé (ou en tout cas unique) : les associations s’occupant à la fois de l’animation et de l’encadrement, de l’hébergement et de l’évasion.

Cela dit, un autre raison entre en compte : la valorisation des mémoires et des histoires locales. Chaque pays wallon possède ses propres légendes ; dans certains d’entre eux, les contes varient même d’un village à l’autre. Ce patrimoine est aujourd’hui mis en valeur, notamment à travers le partage d’histoires spécifiques, véritablement ancrées dans une réalité locale. Même si, dans ce cadre, les contes peuvent tout aussi bien s’inscrire dans un processus de co-construction et traiter du temps contemporain, ils sont aussi un puissant vecteur d’évasion, de magie, de réenchantement. Ils éduquent sur le caractère multidimensionnel de la réalité, sur l’importance et l’autonomie de la nature ; ils deviennent de puissantes sources d’émotions créatives.

Le fait que ces contes enracinés soient surtout développés dans le secteur des stages et séjours n’est pas anodin. Rassembler un groupe d’enfants, d’adolescent·es ou même d’adultes à la campagne est l’occasion de jouer avec l’altérité non-humaine, celle des lieux autres, des espaces des confins et des marges de la civilisation technique. Le Château de Wanne, par exemple, centre d’hébergement géré par l’asbl Kaleo, ne manque pas de mettre en avant la richesse des contes et légendes locales dont certaines se déroulent dans le château lui-même. Les évadé·es se trouvent ainsi loger sous le toit-même du fantastique. L’isolement du château, sur un petit massif ardennais et la présence de forêts profondes aux alentours donnent au conte une scène particulièrement favorable.

Même si la force du régionalisme wallon n’atteint pas celle d’autres mouvements politiques particularistes (comme celui du mouvement flamand, du mouvement breton3 ou encore des mouvements écossais ou catalans), on semble tout de même assister à un retour en force des cultures régionales. Elles peuvent être considérées comme des biens commerciaux par des intérêts économiques toujours à la recherche de nouveaux secteurs à marchandiser mais elles sont aussi défendues par des citoyen·nes sincères, désirant sauvegarder et faire vivre des cultures singulières et minoritaires. Le conte étant par essence une création multiple, changeante, souvent discordante mais florissant partout, il se trouve forcément au centre de la question des cultures régionales et de leurs transmissions.

Le conte comme outil, le conte comme art

Si l’art de raconter est de plus en plus reconnu dans les ministères et les organes subsidiant, si des travaux universitaires et pédagogiques s’intéressent de plus en plus au conte comme moyen de transmettre des savoirs et la connaissance de soi, il demeure dans une position intermédiaire, entre l’outil et l’art. Cette position ne lui est pas propre, on la retrouve pour tous les arts utilisés d’une manière ou d’une autre dans l’enseignement… Mais le conte, parce qu’il est un art populaire, un art collectif et un art intemporel, rend la distinction entre ses deux formes difficile, voire impossible. Après tout, quelle différence y a-t-il entre un conte écrit par un·e élève dans le cadre d’un travail d’école et un conte raconté par une grand-mère ou un grand-père à ses petits-enfants ?

On peut bien sûr parler, comme pour toute production, de la qualité ou des codes d’écriture de l’œuvre, mais comme celle-ci n’est pas définie par un canon ou une version originale, c’est avant tout dans l’action de raconter que se fait la création. C’est peut-être dans la persistance et dans la transmission, d’une bouche à l’autre, qu’est à chercher sa spécificité mais cela pose une question difficile : le conte devrait-il survivre uniquement comme moyen (d’expression, d’apprentissage, de care) ? Ne doit-il pas conserver un ancrage dans la culture, locale ou non, rurale ou non, pour conserver un caractère vivant et pas seulement technique ? De nos jours le conte n’est pas un art « mort », comme une langue peut l’être ; il n’est pas confiné à un monde poussiéreux d’ouvrages et de spécialistes. Il demeure vivace, populaire, évident pour bon nombre de personnes à travers le monde.

La dimension internationale du conte et sa facette éducative mériteraient à elles deux un article entier. Le corpus des contes et des légendes parait presque infini : grâce à l’interconnexion et à des décennies de travail éditorial, de collecte et de retranscription, il est possible de sauter à pieds joints dans le folklore de plusieurs centaines de cultures différentes. Bien sûr, cela donne encore de bons arguments au conte-outil, comme ouverture et accès à une altérité très lointaine mais néanmoins reconnaissable. Cependant, cette dernière utilisation, éloigne quelque peu de la recréation collective et plus unidirectionnelle – sauf, bien sûr, si les conteur·euses ou les individus en général possèdent une expérience de cet ailleurs.

Il est en tout cas notable que personne ne remettrait en question, aujourd’hui, les mérites du conte comme approche pédagogique à part entière. C’est justement ce nouvel unanimisme qui doit nous conduire à garder, toujours, un regard critique sur la tentation rationalisante à l’œuvre dans toutes les reconnaissances officielles. Le conte ne peut rester vivant qu’en gardant un pied à l’extérieur des définitions purement rationnelles et techniques. Le sol des bureaux et des rapports de service est souvent un sol salé et infertile. La tendance lourde de l’État belge à complexifier et à bureaucratiser les matières dont il a la charge doit nous maintenir en alerte : le premier pouvoir pédagogique du conte est dans l’éveil de l’imagination et l’imagination nécessite une pluralité d’images, de vécus, de ressentis qui sont irréductibles à l’objectivisation de la culture4.

1

Voir « L’art du conte en Fédération Wallonie-Bruxelles » de Bernadette Heinrich.

2

Émilie Brébant, « Le conte-action un nouvel outil au service de la résilience en éducation permanente », ARC–Action et Recherche Culturelles, 2017.

3

À ce sujet, lire « La politique des contes : le cas du nationalisme breton » par Thibault Scohier dans la suite de ce dossier.

4

Muriel Durant, « Raconte-moi… la promotion de la santé » et « Comment transformer le spectateur en "spectACTEUR"? » dans Éducation Santé, 2013 et 2016.

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