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Notices bibliographiques

Le discours sur la dette, Thomas Sankara et Jean Ziegler

Hélène Hiessler

03-01-2019

L’Esprit du Temps, 2017, 64 pages.

Présentation

Ce mince volume rassemble deux textes : le « Discours sur la dette », prononcé par Thomas Sankara à Addis Abeba (éthiopie) le 29 juillet 1987, et une présentation de celui-ci rédigée par le sociologue Jean Ziegler à la demande de Frédéric Dufourg, directeur de la collection « Quoi de neuf ? » à L’Esprit du Temps.
Devenu en 1983 le premier président du Burkina Faso suite à un coup d’état et assassiné quatre ans plus tard, Thomas Sankara demeure une figure de la révolution africaine. Ardent défenseur de la justice sociale, engagé contre l’analphabétisme, l’oppression des femmes et la domination économique des grandes puissances néocoloniales, ses discours ont marqué les esprits. Certains ont été édités, notamment, aux éditions Pathfinder, « émancipation des femmes et la lutte de libération en Afrique », et un ensemble d’allocutions rassemblées dans le volume « Nous sommes les héritiers des révolutions du monde »n. Le « Discours sur la dette» est de ceux-là: Sankara le prononce à l’occasion d’un sommet de l’Organisation pour l’unité de l’Afrique (OUA)n, un groupement d’états opposé au néocolonialisme (politique impérialiste des anciennes puissances coloniales à l’égard de leurs anciennes colonies), qui défendait la coopération entre les états africains et soutenait les mouvements indépendantistes.
Ce « Discours sur la dette» de Sankara, selon Jean Ziegler, « le plus impitoyable et le plus profondément intelligent» qu’il ait prononcé, dénonce le système international qui écrase l’Afrique : il y dresse l’inventaire des ravages causés par « le garrot de la dette» et remet en question l’argumentaire des créancier·ères pour la légitimer en rejetant, d’une part, la responsabilité de cette dette (« Ceux qui nous ont prêté de l’argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce sont les mêmes qui géraient nos états et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fonds, leurs frères et cousins. Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer.» p. 44) et d’autre part, l’affirmation selon laquelle un défaut de paiement entrainerait l’effondrement de l’économie mondiale. Au-delà de l’argumentaire, Sankara défend la proposition concrète d’un front uni africain sur la question de la dette : « Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire très clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Non pas dans un esprit belliqueux ou belliciste. Ceci pour éviter que nous n’allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso, tout seul, refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence. Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai besoin […] nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer nous courrons à notre développement. » (p. 54)
Jean Ziegler a consacré une partie de son travail à l’Afrique et à ses relations politico-économiques avec les grandes puissances mondiales. C’est son essai Main basse sur l’Afrique, paru en 1978 aux éditions du Seuil, qui lui vaut sa première rencontre avec Thomas Sankara à Ouagadougou. D’autres ont suivi, et c’est sans doute ce qui permet au sociologue, dans son introduction, de dresser un portrait plus personnel de l’homme, afin de montrer « ce qui fonde l’autorité, la crédibilité et le rayonnement de la parole du jeune capitaine » (p. 15). Dans une section qu’il intitule « L’intégration subversive», il y retrace aussi la succession d’évènements qui ont amené Sankara au pouvoir.
La seconde partie de l’introduction commente plus directement le « Discours sur la dette » : en s’appuyant sur ses propres travaux, Jean Ziegler y souligne les éléments marquants, contextualise et complète l’argumentaire de Sankara. Sur la question des relations Nord-Sud et de l’illégitimité de la dette, il enfonce le clou : « Le Sud finance le Nord et notamment les classes dominantes des pays du Nord. […] En 2012, l’aide publique au développement fournie par les pays industriels du Nord aux 122 pays du tiers-monde s’est élevée à 88 milliards de dollars. Durant la même année, ces derniers ont transféré aux cosmocrates des banques du Nord une somme supérieure au titre du service de la dette.»
Sur la question des conséquences d’un rejet de la dette, alors que Sankara affirme « si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir » (p. 46), Jean Ziegler vient l’appuyer en citant l’exemple de la crise boursière de 2000-2002, qui eut lieu treize ans après sa mort : « Les valeurs détruites en bourse au cours de cette période ont été soixante-dix fois plus élevées que la valeur cumulée de l’ensemble des titres de la dette extérieure des 122 pays du tiers-monde. Pourtant, malgré l’ampleur des capitaux, la crise […] n’a pas provoqué l’effondrement du système bancaire mondial. Les places financières ont digéré ces pertes sans problèmes majeurs.» (p. 37)

Commentaire

Sankara s’exprime avec éloquence et à en croire les mentions régulières d’applaudissements et de rires, ses paroles font mouche. L’exercice du discours politique fait qu’il exprime ses idées en peu de mots, dans des formules ramassées, mais celles-ci n’en ont pas moins de force et de pertinence. La présentation de Jean Ziegler est un bon outil de mise en contexte et donne à l’ouvrage un caractère didactique dans l’esprit de la collection « Quoi de Neuf ? ». En ce sens, il est tout à fait accessible aux lecteur·rices non aguerri·es.
Dans un format dense, le livre aborde plusieurs des problématiques liées à la dette qui sont au cœur de ce « Neuf essentiels» – entre autres, la dette comme système, comme instrument de domination, le discours du There is no alternative (TINA, bien que formulé autrement ici), la question de la responsabilité et de la morale.
Si le discours de Sankara est ancré dans le contexte africain, sa portée le dépasse largement : « Même s’il concerne ici le cas de pays endettés, héritiers d’une colonisation, [ce discours] nous renvoie aussi à la situation des états développés occidentaux, traditionnels bailleurs de fond du tiers-monde, à leur tour surendettés et vivant eux-même sous le diktat des banques», écrit Frédéric Dufourg dans l’avant-propos. Sankara lui-même le rappelle : « Ceux qui veulent exploiter l’Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l’Europe. » (p. 50) Plus de vingt ans plus tard, si la liste des protagonistes change un peu (on songe notamment à la place grandissante de la Chine dans les échanges internationaux africains), ces propos restent d’actualité.
L’argumentaire de la morale, du « respect de la parole », que Thomas Sankara rejette radicalement, est un autre élément dont la portée dépasse le contexte de la conférence de l’OUA, tant en termes géographiques qu’en termes d’échelle (on voit bien que le même vocabulaire du « respect» et de la responsabilité est utilisé aussi bien face à un individu endetté que face à un pays en difficulté pour légitimer l’obligation de payer) : « Entre le riche et le pauvre, il n’y a pas la même morale. La Bible, le Coran ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité.» (p. 51) De même pour le discours de la « crise », qui va de pair avec TINA : « [La crise] ira en s’aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leurs droits face aux exploiteurs. Il y a crise aujourd’hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus. Il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l’étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l’Afrique. » (p. 48)
Jean Ziegler a ces mots, reflet d’un constat qui traverse le discours de Sankara comme une bonne part des ressources proposées dans ces pages : « Point n’est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour asservir et soumettre les peuples. La dette, aujourd’hui, fait l’affaire.» (p. 34)

Mots clés
Afrique – Abolition de la dette – Relations Nord-Sud – (Néo)Colonialisme – Burkina Faso – Organisation de l’Unité africaine – Dette du « tiers-monde »

Contenu
Avant-propos / Thomas Sankara, un révolutionnaire ( Jean Ziegler) / Discours sur la dette (Thomas Sankara) / Thomas Sankara / Bibliographie sélective

1

L’ensemble de ses discours et autres documents d’archives sont accessibles sur thomassankara.net.

2

L’OUA exista de 1963 à 2002 et rassembla la quasi-totalité des pays africains. Elle fut dissoute en 2002, laissant la place à l’Union africaine.

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté