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Humeur

Le jackpot* sécuritaire

Roland de Bodt, chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie.

27-08-2024


  • Jackpot, n.m. – Combinaisons de figures qui permet de gagner la monnaie accumulée dans certaines machines à sous – Figuré : Gros profits rapides. Voir : Pactole. – in Le petit Robert de la langue française, Le Robert, Paris, édition 2016.

I. Au lendemain de la chute du mur de Berlin (1989), le terrorisme international est devenu un facteur structurant de l’économie mondiale.
Directement, parce que chaque arme, chaque munition et chaque équipement utilisés par les organisations terroristes, dans le cadre de leurs actions et par les forces de l’ordre, en réaction à ces actions, génèrent des profits pour les actionnaires anonymes de l’industrie mondiale de l’armement et de la sécurité.
Indirectement, parce que chaque action terroriste précipite le recentrage des budgets publics internationaux et nationaux vers les « centres de profits » que représentent ces industries. Les attentats qui ont été perpétrés à Paris, le 13 novembre dernier, nous offrent une nouvelle et funeste démonstration en ce sens : le terrorisme international est devenu, en trente ans, « l’allié objectif » – et odieusement efficace – de l’industrie mondiale de l’armement et de la sécurité.
II. Et le recentrage des moyens publics vers le projet sécuritaire opère effectivement ; prenons un exemple qui nous concerne tout particulièrement : au sein du budget 2015, le gouvernement fédéral de notre pays a réduit considérablement les subventions allouées aux institutions culturelles, sous prétexte de « raréfaction des ressources publiques » ; suite aux massacres de Paris, il débloque, en moins d’une semaine, un budget de 400 millions d’euros pour accroître les moyens de la lutte contre le terrorisme ; 400 millions d’euros, cela correspond à près de 150% du budget annuel (2015) consacré à la culture par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il apparaît donc explicitement que la question budgétaire se pose moins en termes de « raréfaction » que de « recentrage » des priorités dans l’affectation des moyens publics.
III. Même si elles en tirent un profit immédiat et plantureux, il serait tout à fait naïf d’imaginer que les industries de l’armement et de la sécurité participent, elles-mêmes, au financement des organisations terroristes internationales. La thèse du « grand complot » fait écran et empêche de poser les questions qui nous permettraient d’avancer utilement dans la compréhension des jeux d’intérêts qui sont à l’œuvre ici.
Cependant, cela ne doit pas nous empêcher de prendre en considération que, sans l’activité intense du terrorisme international, la nécessité d’un recentrage de l’économie publique vers les industries de l’armement et de la sécurité ne serait pas justifiable par le monde politique.
Rien que pour la santé mentale ou la dynamique démocratique, il reste donc légitime de se demander comment, sans les attentats de ces dernières années, le congrès américain ainsi que les parlements de l’Union européenne et de ses États-membres auraient pu légitimer, aux yeux des populations qui les ont élus, les budgets de l’armement et de la sécurité qu’ils ont votés, au cours des trente dernières années. Il est, donc, légitime de la part des citoyens de demander que cette interrogation soit prise au sérieux et reçoive un éclairage raisonné.
IV. En effet, si les démocraties européennes entendaient réellement lutter contre le terrorisme international, il deviendrait alors impératif d’identifier les actionnaires qui tirent profit des industries mondiales de l’armement et de la sécurité.
Ce n’est pas en imposant un bracelet de sécurité à des jeunes gens écœurés par les injustices sociales et aveuglés par des mystiques rédemptrices, que les gouvernements de l’Europe s’attaqueront efficacement et sérieusement aux causes premières du terrorisme international.
Ces causes doivent aussi – et prioritairement – être recherchées auprès de ceux qui tirent un intérêt économique structurel, direct, avéré et mesurable, de l’activité du terrorisme international. Or, tant que les actionnaires des industries de l’armement et de la sécurité restent anonymes, il est impossible d’identifier les personnes, les organisations et les familles qui, au sein de l’humanité, extraient de la richesse de ces actions terroristes odieuses.
Au demeurant, il n’est pas déraisonnable de penser que ces personnes, ces organisations et ces familles ne soient pas qu’occidentales ; il ne me paraît pas déraisonnable de penser que dans le capital de ces sociétés, on trouvera, aux côtés d’actionnaires européens et américains, des actionnaires russes, indiens, arabes, israéliens, africains et chinois, etc.
Il est certain qu’une part majoritaire de ces actionnaires spéculent de manière raisonnée et consciente sur les profits que l’insécurité terroriste génère pour leur capital ; mais, il faut admettre également qu’une part de ces actionnaires ne sont pas au courant qu’ils s’enrichissent des conséquences les plus immédiates de ces crimes, parce qu’ils participent à des fonds d’investissements dont ils ne connaissent ni la composition ni la destination finale, au déboulé des passions de la bourse.

V. Aujourd’hui, les démocraties européennes n’ont pas créé le cadre juridique qui permettrait d’identifier si, parmi les actionnaires des industries de l’armement et de la sécurité, il existe des personnes, des familles ou des organisations qui financent, par ailleurs à titre accessoire ou principal, les organisations terroristes internationales.
Or, l’élucidation de cette question constitue une étape majeure et déterminante de la lutte contre le terrorisme international.
Pour ce faire, il faudrait, par exemple, dresser la liste des industries qui émargent aux politiques sécuritaires de l’Union européenne, des États-membres et des grands États dans le monde. Il faudrait, dans ce cas, les considérer au sens large : armement, équipement, systèmes et services d’information, de surveillance, etc. Ensuite, il faudrait obliger ces industries à publier annuellement la liste de leurs actionnaires, sur un plan mondial ; par exemple, dans une annexe aux comptes annuels. Enfin, il faudrait établir un service mondial susceptible d’analyser ces données, de manière individualisée, et d’en présenter la synthèse et encore qualifier, en droit international et national, le crime qui consiste à s’enrichir d’une activité terroriste ou de ses conséquences.
En effet, tant que le fait de s’enrichir d’une telle activité n’est pas reconnu et qualifié, en droit national et international, comme « crime », c’est en vain que les États luttent contre le terrorisme qui est devenu, à présent et de manière tristement ordinaire, un facteur structurant de l’économie mondiale.
Paradoxalement, les politiques de lutte contre le terrorisme, adoptées par l’Union européenne et les États-membres au cours de ces trente dernières années, s’en prennent systématiquement à nos libertés civiles et politiques, sans jamais prendre en considération que l’intérêt économique est probablement le premier moteur du terrorisme dans le monde. Au lieu de lutter efficacement contre le terrorisme, l’Union européenne crée, tout au contraire, un cadre légal qui favorise l’anonymat et la non responsabilité civile des actionnaires qui tirent profit et richesse de l’activité du terrorisme international. Il faut exiger qu’un terme soit mis à cette situation inacceptable.

VII. En tant que citoyens européens, il nous appartient, en effet, de plaider pour une autre culture de la sécurité et une autre culture de la démocratie sur un plan international. Une culture de la sécurité publique et des libertés publiques qui protège les libertés civiles et politiques des populations de la planète et qui met résolument sous contrôle les abus de libertés économiques auxquelles ces populations sont soumises.
Il est grand temps d’admettre que l’exercice d’une souveraineté économique mondiale qui ne soit pas conditionnée par la reconnaissance d’une responsabilité civile, à l’échelle mondiale, constitue le terreau de toute forme de terrorisme dans le monde.
C’est un grand chantier pour nous, les démocrates, de formuler et de revendiquer une culture de la démocratie qui reconnaît et organise la responsabilité civile des actionnaires de l’économie mondiale. Une culture de la démocratie qui crée, en droit – et enfin ! – la responsabilité économique civile comme un pan structurant et constitutif d’un plein exercice de la citoyenneté admise comme « responsable ».
C’est un devoir pour nous à l’égard des victimes de ces attentats – et je considère ici comme victimes celles et ceux qui les ont commis avec leur chair au même titre que celles et ceux qui en ont souffert – de travailler à la défense et à la promotion de cette culture nouvelle de la démocratie.

Mons, Belgique, le 20 novembre 2015.

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