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Dossier

Le livre comme outil de démocratie

Propos de Joëlle Baumerder recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

27-08-2024

Cela allait de soi, en raison de notre proximité, de donner la parole, dans ce dossier, à Joëlle Baumerder, directrice de la Maison du Livre de Saint-Gilles. Elle nous a reçus dans son bureau et nous a accordé deux heures de son temps. Nous l’avons interrogée sur la structure qu’elle dirige depuis 19 ans et avons parcouru, avec elle, quelques thèmes développés dans les contributions qui suivront.

Platon a écrit : « C’est pourquoi tout homme sérieux se gardera bien de traiter par écrit des questions sérieuses et de livrer ainsi ses pensées à l’envie et à l’inintelligence de la foule. » Un commentaire ?
Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Les écrits restent et je connais bien des gens qui renient leurs œuvres de jeunesse et les imputent à des étrangers qui porteraient leur nom…

Dans les grandes lignes, qu’est-ce que la Maison du Livre de Saint-Gilles ?
C’est un objet difficilement réductible. Cette
Maison se définit au gré des gens qui l’habitent et lui donnent du contenu. Elle est née en 1997 de la vision d’Alain Hutchinson, alors échevin de la Culture de Saint-Gilles. Il avait reçu la gestion de ce bâtiment qu’il avait fait rénover dans l’idée d’y rapatrier la bibliothèque communale qui se trouvait à l’étroit dans ses meubles, rue Hôtel des Monnaies. L’idée d’Alain Hutchinson était de créer, à côté de la bibliothèque, un espace dédié au livre comme outil de démocratie. Il m’a proposé de rédiger une note sur ce que pourrait accueillir cet espace, sur ce qu’il pourrait devenir. Cette note l’a convaincu.
Je me suis donc retrouvée à créer une asbl autonome. L’asbl s’est d’emblée positionnée comme redevable de l’opportunité de sa création envers le pouvoir politique de l’époque, certes, mais, relativement à sa programmation, comme totalement autonome et pluraliste. Pluraliste de gauche.
Au moment de la création de la Maison du Livre, le territoire de Bruxelles n’était pas un territoire vierge d’initiatives consacrées au livre et à la lecture. Cela ne nous intéressait pas de répéter ce qui se faisait déjà. Il y avait le Théâtre-Poème, il y avait des rencontres littéraires dans des tas de lieux, Lire et Écrire, le Collectif Alpha. Il manquait une chose : un lieu où brasser les publics (riches et pauvres, jeunes et vieux…) : les mélanger, les faire se rencontrer autour de thématiques déclinées en événements (conférences, expos, concerts), en ateliers, en publications, tout cela conçu de façon à ce que chacun puisse s’y nourrir.
Chercher à toucher des personnes issues d’univers socioculturels différents est un travail exigeant, fatigant, difficile. Nous y arrivons rarement seuls et travaillons en partenariat – avec un CEC, un organisme d’alphabétisation, le CPAS, etc. – ou en collectif afin de mettre en commun nos approches, nos savoirs, notre travail.

Quel regard portes-tu sur le décret « Lecture publique » de 2009 ?
Une précision : la Maison du Livre ne dépend pas de ce décret. Nous ne sommes ni une bibliothèque, ni le pôle animation de celle de Saint-Gilles. La Maison du Livre est un projet pilote de la FWB, à cheval sur l’éducation permanente et la promotion des lettres, stabilisé par une convention jusqu’en 2018. La commune nous met le bâtiment à disposition.
Cela ne m’empêche pas d’avoir un avis sur ce décret, vu ma proximité avec la bibliothèque de Saint-Gilles. Le regard que je porte sur ce texte de loi est fortement lié à la manière dont il a été reçu par cette bibliothèque. Mes généralisations sont peut-être abusives.
Yvette Lecomte, à l’époque membre du cabinet de la ministre Laanan qui a pensé ce décret, avait une vraie vision. Pour être reconnues, les bibliothèques doivent désormais assumer de nouvelles missions aux objectifs pertinents, nécessaires – implication plus accrue sur le territoire et travail d’animation. Elles n’ont toutefois pas reçu les moyens pour les mener correctement, et sur cet aspect-là des choses, Yvette Lecomte n’avait hélas pas de prise. Comment augmenter et les heures de prêt, et celles d’animation, et celles de coordination et d’administration sans avoir les ressources humaines pour le faire ?
Au moment de l’entrée en application du décret, la bibliothèque de Saint-Gilles était une excellente bibliothèque. Son dynamisme s’inscrivait dans l’esprit du décret : elle accueillait le fonds documentaire de l’asbl saint-gilloise Lézarts Urbains, offrait une collection d’ouvrages en multiples langues, une sélection de « livres pour tous » (ces livres pour adultes apprenant à lire le français, qui ne sont pas des livres pour enfants), proposait des séances « bébés lecteurs », etc. Les nouvelles missions, contraignantes, l’ont obligée à faire moins bien les activités qu’elle menait fort bien mais qui n’entraient pas dans les cases du décret. Il a bien fallu dégager du temps quelque part.
Ce décret avait pour but de fouetter les bibliothèques qui fonctionnaient sur un rythme de croisière sans se remettre en question, mais il a aussi fait régresser dans leurs pratiques des structures qui étaient au-delà du décret.

Qui vient à la Maison du Livre ?
La Maison du Livre n’est pas du tout un lieu branché. Nous évitons soigneusement de cibler « des publics ». La Maison a ses fidèles – un noyau dur. Après, nous organisons des activités tellement différentes qu’il est difficile de parler de nos visiteurs de façon générale. Ce sont nos thématiques qui les attirent. Des thématiques (l’exil, des questions féminines…) qui concernent le vécu des gens et non leur savoir. Les gens viennent pour s’exprimer, pour partager, pour vivre. Pas pour accumuler, se montrer ou se distinguer. Ce n’est pas un lieu qui cultive la différence entre lettrés et illettrés. Parfois, des apprenants venus dans le cadre d’une formation alpha, reviennent assister à des ateliers ou des événements, hors « dispositif ». C’est un vrai succès !
Nous ne touchons pas les personnes vivant dans une très grande précarité. Ou si : quand il fait très chaud ou très froid, ils viennent profiter de l’endroit. Ils vont aux WC, se réchauffer un peu, se rafraîchir au robinet. La bibliothèque a essayé de travailler avec L’îlot – un centre d’accueil pour sans-abris situé sur le Parvis. Mais les gens n’empruntaient pas de livres car ils n’avaient pas de lieu où les garder. Certains venaient lire, arrivant le matin et partant le soir.

Y a-t-il un effet de miroir entre inégalités sociales et inégalités dans les pratiques de lecture ?
Je me souviens qu’au tout début, j’observais, à la bibliothèque, les gens et leurs choix de livres. Un jour, j’ai interpellé une bibliothécaire lui demandant si, parfois, elle aiguillait ceux qui prenaient des livres de la collection Arlequin vers d’autres types de littérature, d’autres auteurs… « Mais de quel droit ? » m’a-t-elle répondu, à juste titre.
On serait en outre parfois étonné de voir ce que les gens empruntent. Des intellos qui louent des romans à l’eau de rose ou des polars de gare, juste pour souffler…

« Lutter contre l’illettrisme n’est pas une mesure démocratique de diffusion de la culture à tous les citoyens, elle constitue un réflexe de sauvegarde de la part d’une société menacée dans ses fondements mêmes », écrit Serge Goffard. La lecture est un enjeu de pouvoir, et ce dans un double sens : d’une part, lire augmente la puissance de chacun et d’autre part, c’est un moyen pour le pouvoir de véhiculer ses directives. Un commentaire ?
On est en train de paramétrer les gens. C’est tout le débat de l’école : est-elle faite pour épanouir les jeunes ou pour fabriquer de futurs travailleurs utiles à l’entreprise ?

Savoir lire, c’est plus que lire – c’est interpréter, c’est prendre du plaisir, c’est savoir choisir sa lecture, c’est se repérer dans une librairie ou une bibliothèque. Comment transmettre cette multidimensionnalité du savoir lire ? Est-ce que l’école y réussit ?
Quand j’étais petite, la télévision commençait à peine. La grande évasion, dans mon entourage, c’était la lecture. À côté de la lecture scolaire, il y avait la lecture plaisir : la plus géniale des récréations ! Lire donnait de l’autonomie, ouvrait nos imaginaires, faisait naître de nouvelles sensations, amenait des prises de conscience.
Aujourd’hui, comme avant, l’école assure un apprentissage de la lecture, avec une pédagogie spécifique qui évolue en même temps que les sciences neurocognitives. Mais la lecture plaisir, présente jadis à côté de l’école, a laissé place à une multiplicité d’autres sources de plaisirs, d’infos, de construction de l’imaginaire… Est-ce à l’école de transmettre le plaisir de lire ? Je ne sais pas. Le bonheur de lire ne se décrète pas.

En ce qui concerne les pratiques numériques de lecture, extrêmement individualisantes, quelle est la position de la Maison du Livre ?
Développez-vous des activités qui intègrent la « nouvelle donne » numérique ?
C’est hallucinant de se dire que quand la Maison du Livre est née, nous tapions à la machine. Il n’y avait pas de GSM. Nous découvrions le mail. Internet n’était pas une question.
Le sentiment qu’il fallait prendre le numérique en compte dans notre travail culturel est venu assez tard, car à nos yeux c’était avant tout un outil… Tout cela est arrivé avec une telle rapidité. Quel vertige !
Nous avons cherché des partenaires pour travailler cette question. Nous avons organisé, avec l’asbl FIJ entre autres, quelques rencontres sur des thématiques liées au numérique (les big data, l’édition…). Nous avons finalement questionné nos visiteurs : « Que voudriez-vous que nous vous apportions dans votre rapport à la chose numérique ? » Ils voulaient surtout apprendre à utiliser les outils. Nous avons mis en place quelques ateliers, mais nous avons abandonné. D’autres associations faisaient ça mieux que nous.
Le numérique ne détermine pas ce que nous faisons et ne le déterminera pas tant que je serai directrice. La rencontre et le questionnement sont des préalables aux activités que nous concevons. La Maison du Livre est un lieu physique de vie, d’accueil, de questionnement. Une poche de ralentissement.
Le rôle d’une structure comme la Maison du Livre, spécifiquement sur la thématique numérique, serait-il de faire de ces « insérés numériques » que sont les jeunes aujourd’hui des « lettrés numériques » ? Ou cela sonne trop paternaliste comme mission ?
Les jeunes savent manier l’outil numérique mais ne possèdent pas le mode d’emploi et le recul critique pour savoir comment se construire avec. L’exemple le plus frappant est à mon sens leur incapacité à trouver, sur un moteur de recherche, des informations pertinentes et fiables. C’est là que les bibliothécaires/ documentalistes devraient entrer en jeu…

Peux-tu me présenter le projet « des écrits aux écrans » ?
Le projet européen a débuté en 2014. Il réunit dix partenaires – des Belges, Roumains, Français,
Autrichiens et Polonais – issus de divers secteurs concernés par la thématique : bibliothèques, médiathèques, écoles, associations, centres de recherche. Une trentaine de projets ont été organisés : des colloques, des expos (dont une sur les alphabets européens), des ateliers.
Un des projets en cours est une recherche scientifique. Elle consiste en une expérience comparative d’une lecture d’un même texte par des jeunes divisés en deux groupes. L’un lisant sur tablette, l’autre lisant un livre. L’expérience tentera de définir l’influence du rapport spatial à l’objet livre dans la façon d’appréhender la trame, les personnages…
Il y aura des traces de ce projet : un livre blanc (avec recommandations), des expos itinérantes, des mallettes pédagogiques…
L’écran est-il une menace ?
En soi, je ne pense pas. Et puis, avant de s’alarmer, il faut commencer par déconstruire un certain nombre de préjugés. Les jeunes ne lisent pas moins qu’avant ! Ils lisent différemment. Dans le cadre du projet européen, nous avons mené une série d’enquêtes auprès des jeunes pour connaître leurs habitudes de lecture de fiction. Première question : qui lit sur tablette ? – Personne ! C’était une classe d’un lycée français, réunissant des ados de 15-17 ans. Nous avons eu la même réponse dans une école roumaine. Pour l’écriture aussi, il semble que l’écriture manuscrite reste généralisée. Finalement, ce qui est apparu, c’est que dans le rapport intime, le papier et la main restent privilégiés.

Pour toi, qu’est-ce que la lecture cultive ?
Le temps de lecture est vital. Je me suis construite par la lecture, apprivoisée, guérie, consolée. Je m’échappe par la lecture. Je me cultive très peu, car je suis très paresseuse.
Se cultiver, ce n’est pas se consoler, se guérir, s’échapper, se construire ?
Se cultiver selon moi, c’est, face à un problème de société, lire tout ce qui existe pour se faire une opinion nourrie de contradictions.

« On lit pour résoudre un problème, qu’il soit métaphysique ou ménager. » D’accord ou pas d’accord ?
D’accord !

PDF
Journal 41
Ce que la lecture cultive
Édito

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Pierre Hemptinne, écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Apport des neurosciences à la problématique de la lecture

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L’alphabétisation : une question sociale avant tout

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Un livre c’est une évasion

Gérard de Sélys, ex-journaliste, ex-animateur d’ateliers d’écriture et accessoirement, écrivain

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Lire à l’école en Fédération Wallonie-Bruxelles

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De la géopolitique en 7e professionnelle à l’Institut Sainte-Marie ? Le projet « Next generation please » au palais des Beaux-Arts

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