Le logement c’est la base

30-03-2023

Parler de logement

Je m’appelle Sarah, j’ai 33 ans et je ne suis pas surendettée. Je n’ai pas de problème de logement, j’ai été invitée à animer un atelier sur le sujet parce que je travaille sur « le logement » depuis bientôt dix ans maintenant. Travailler sur le logement c’est vaste, moi ce que je fais depuis quelques années c’est surtout que je parle du logement. Parler j’adore ça.
Je parle de logement à trois catégories de personnes, des catégories mouvantes et qui, au hasard de la vie, se recoupent ou se recouperont. Je parle à des militant·es (le plus souvent), je parle à des classes moyennes qui ont peur d’être des bourreaux et des victimes, et finalement je parle à des personnes mal logées. Je considère que toutes ces personnes sont concernées par les questions de logement, parce qu’elles ont toutes une réalité d’habitant·es ; mais elles ne sont pas exposées de la même façon à la violence du marché. Inlassablement, je raconte les mêmes choses.
À toutes je leur dis ceci : oui, les prix des logements ont augmenté ces dernières années en Belgique, à Bruxelles, dans les villes en général. Oui cette augmentation est massive sur certains « segments ». Oui, c’est dans le segment du marché qui loge les pauvres que les prix ont le plus augmenté. Non vous ne rêvez pas. Je dis aussi ceci : oui le marché est structurellement raciste et classiste ; oui ce n’est pas juste ; oui les Arabes et les noir·es et les gens au CPAS se font refuser une location sur des motifs discriminants. Je dis ce que beaucoup soupçonnent déjà, que ces histoires de rénovation urbaine c’est bien une arnaque, que la mixité sociale est un concept politique qui vise à installer des classes moyennes dans des quartiers populaires (et jamais des pauvres chez les riches) et que ces politiques font monter les prix du sol et des loyers, et que cela impacte la qualité de vie d’un tas de personnes, notamment des pauvres (qu’elles soient issues des classes populaires ou pas).
Je parle de logement à des personnes mal logées, à des personnes qui ne pensaient pas que cela leur arriverait un jour de ne pas « trouver », à des personnes qui veulent acheter pour mettre en location, à des personnes qui hériteront un jour de quelque chose.
Mais le plus étrange pour moi c’est toujours de parler aux personnes qui galèrent vraiment ; parce qu’au fond, je leur dis tout ce qu’elles savent déjà, ce qu’elles vivent au quotidien, ce que d’autres m’ont appris, et que mes conditions de vie et ma position sociale m’ont permis de « répéter » d’une façon qui plait, parce que je « parle bien ». Mais au fond ce que je dis c’est ce qu’elles n’osent pas toujours se dire : ce n’est pas ta faute.
Et je crois fermement qu’il s’agit du cœur de l’éducation populaire que de travailler continuellement cette question de la responsabilité individuelle. Le mal logement n’est pas la responsabilité d’une mère, d’un homme jeune en migration, d’un·e étudiant·e, d’une personne en dépression, en maladie de longue durée, d’une personne sans emploi, d’une caissière, etc. Si ces personnes sont mal logées, si elles n’arrivent pas à payer, si elles sont sur le point de se faire expulser, ce n’est pas leur faute. Ce n’est pas ta responsabilité individuelle, c’est structurel. Et parce que c’est structurel c’est politique et donc forcément collectif. Forcément.

Le logement c’est la base

Dans le secteur logement on a une phrase qu’on dit souvent : « Le logement c’est la base. » Cette simple phrase permet de dire plein de choses : on a besoin d’une adresse pour avoir accès à la sécurité sociale, à un compte en banque, à un travail, etc. Mais avant tout, elle dit quelque chose d’encore plus fondamental : le logement c’est vital. Avoir un logement, mais plus encore, avoir un chez-soi, c’est indispensable pour être bien. C’est indispensable pour avoir une chance d’être en bonne santé, physique bien sûr, mais aussi mentale.

Les pauvres, voyez-vous, sont à peu près toujours logé·es dans des logements peu ou pas salubres. Et en plus, ils paient cher. Ça ressemble à une malédiction, mais c’est en réalité un fait un assez logique et structurel : dans un marché locatif privé, les logements rénovés valent plus cher que les logements qui ne sont pas rénovés. Le corollaire de cela c’est que les logements pas chers, les logements pour les pauvres donc, sont les logements qui ne sont pas rénovés. Parce que s’ils étaient rénovés, on les louerait plus cher et ils ne seraient plus habités par des pauvres.

Le logement répond à notre besoin de sécurité ontologiquen. C’est-à-dire que, pour se sentir en sécurité dans notre être, on a besoin d’un logement. Parce que le logement, c’est cet endroit dans lequel, si tout va bien, tu entres, tu fermes la porte et d’un coup d’un seul tu es « chez toi », tu t’extrais des contraintes sociales, tu respires, tu souffles. C’est cet endroit dans lequel tu vas pouvoir dormir d’un sommeil profond et quand tu te réveilleras le lendemain matin, tout-sera-toujours-là. Les enfants que tu aimes et que tu protèges seront toujours là, les objets dont tu as besoin pour ton bien-être et ta survie seront toujours là.
Voilà pour la théorie. Mais dans la vie, dans la vraie vie, répondre à ce besoin s’avère compliqué. Surtout quand on a peu de revenus. Parce qu’il faut comprendre quelque chose de très important : dans les villes, le marché locatif privé n’a jamais logé de façon digne et salubre les classes laborieuses et populaires. Et ce que nous vivons aujourd’hui c’est un moment pendant lequel ce mal logement s’étend à une partie de la classe moyenne.

Les pauvres, voyez-vous, sont à peu près toujours logé·es dans des logements peu ou pas salubres. Et en plus, ils paient cher. Ça ressemble à une malédiction, mais c’est en réalité un fait un assez logique et structurel : dans un marché locatif privé, les logements rénovés valent plus cher que les logements qui ne sont pas rénovés. Le corollaire de cela c’est que les logements pas chers, les logements pour les pauvres donc, sont les logements qui ne sont pas rénovés. Parce que s’ils étaient rénovés, on les louerait plus cher et ils ne seraient plus habités par des pauvres.
Pour autant, ces logements ne sont pas bon marché et leur rapport qualité-prix est souvent déplorable. On peut l’expliquer. En fait, le marché du logement « pour pauvres » est très tendu. À Bruxelles, mais dans les grandes villes en général. Parce qu’il y a beaucoup de personnes pauvres, et finalement « peu » de propriétaires qui acceptent de louer à des personnes qui n’ont pas de CDI, de peau blanche, etc. Ainsi, les ménages pauvres, issus de l’immigration, dans des trajectoires professionnelles peu stables, etc., sont amenés à se livrer à leurs dépens une concurrence féroce sur le marché locatif privé. Cela les amène à accepter de louer trop cher des logements trop petits ou peu salubres. Et parfois cela les amène à devoir payer des sommes qu’ils et elles ne peuvent pas payer s’il faut vivre en plus de se loger (ce qu’il faut faire). Alors petit à petit beaucoup de personnes deviennent expulsables.

Les expulsions sont simplement inhumaines

Comme une petite quarantaine de personnes, je suis membre d’un collectif qui s’appelle le Front Anti-Expulsion. On tient une permanence tous les lundis après-midis. Parfois on est trois, quatre à la tenir et personne ne vient. Parfois on est deux et il y a 5 personnes qui arrivent. La plupart d’entre elles sont menacées d’expulsion, elles veulent une aide juridique, financière, et cherchent un nouveau logement. Nous ne faisons rien de tout ça. Ce que nous voulons faire, ce que nous essayons de faire c’est « d’organiser une défense collective et solidaire face aux expulsions, et de rendre visibles les expulsions ». Parfois on y arrive, parfois pas du tout. On essaie. Avec le Front Anti-Expulsion on rencontre beaucoup de personnes très différentes les unes des autres, mais à la longue on a l’impression d’entendre toujours les mêmes histoires. Et c’est insupportable de voir comme il s’agit toujours des mêmes histoiresn.
À Bruxelles, chaque année, une procédure d’expulsion est prononcée à l’encontre de 5 000 ménages, un tout petit peu moins d’un ménage sur cent. C’est loin d’être négligeable. Dans 90% des cas, ces expulsions sont motivées par des loyers impayés. En moyenne, la somme due est de 3 000 eurosn.
La majorité des personnes qu’on rencontre au Front, ce sont des personnes qui n’ont plus réussi à payer la totalité de leur loyer pendant au moins deux mois. Avec des boulots pourris et des accidents de la vie, les dettes peuvent vite s’accumuler. Souvent on commence par ne pas dépenser d’argent pour d’autres besoins (loisir, santé, nourriture, etc). Puis on accumule d’autres dettes (téléphonie, amendes, eau, gaz et électricité, etc.), et enfin seulement, on cesse de payer tout ou partie du loyer. Dans cet ordren. Alors, quand elles en arrivent à être endettées vis-à-vis de leur propriétaire, c’est souvent une galère bien plus grande à laquelle elles font face, les personnes qu’on trouve en face de nous.

Les expulsions ont lieu parce que notre Constitution, notre État, notre Région protègent avant tout la propriété privée et ses intérêts, bien avant le droit au logement. Les expulsions ont lieu, et le mal logement existe, parce que des loyers trop élevés sont exigés à des personnes dont les revenus sont trop faibles.

Souventn elles ont arrêté de payer leur loyer parce que le propriétaire refusait de faire des travaux qu’elles jugeaient indispensables (réparation d’une fenêtre, réparation de la chaudière, fuite de gaz, fuite d’eau, inondations à répétition, etc). Après des coups de fils, des engueulades verbales, elles ont dit : « Si tu ne répares pas on arrête de payer. » Et crac. Aucune preuve écrite, aucune trace, juste une cessation de paiement, sans avocat, sans rien. Même si le logement est insalubre, ce qui est bien souvent le cas, la justice de paix, dans l’immense majorité des cas, ne leur laissera aucune chance. Aucune. Sans être là, parfois même sans savoir qu’elles ont été convoquées (un nombre important de nos locataires nous racontent que leur propriétaire intercepte les courriers), elles se feront expulser et condamner à payer de grosses sommes pour un logement peu salubre, voire insalubre. Ensuite, c’est retour sur le marché privé, galère pour trouver un nouveau logement, etc.
Je voudrais maintenant vous livrer une certitude, quelque chose que je ne peux pas vérifier, mais dont je suis convaincue et que toutes les assistantes sociales avec qui j’ai parlé pensent aussi, et que toutes les personnes qui ont vécu ou fait vivre une expulsion et avec qui j’ai parlé pensent également : les expulsions sont traumatisantes, gravement traumatisantes. Toutes les personnes qui ont vécu une expulsion en souffrent. Qu’elles l’expriment un peu, beaucoup, souvent ou jamais. Qu’elles aient développé un syndrome de Diogène ou pas, qu’elles aient ou non retrouvé un logement, qu’elles aient ou non « épongé » leur dette. Les expulsions sont un traitement inhumain et dégradant.
Les expulsions ont lieu parce que notre Constitution, notre État, notre Région protègent avant tout la propriété privée et ses intérêts, bien avant le droit au logement. Les expulsions ont lieu, et le mal logement existe, parce que des loyers trop élevés sont exigés à des personnes dont les revenus sont trop faibles. Si on s’intéresse à l’argent uniquement, le flux des loyers c’est en moyenne des locataires pauvres qui paient des propriétaires aisé·es… Pour Bruxelles, cela représente au moins 2,7 milliards d’euros chaque année. Je sais qu’il est déprimant, ce texte. Les expulsions c’est déprimant. Mais dans la capitale de l’Europe, ça a lieu tous les jours.

Je n’ai pas de programme politique, pas une seule solution facile à proposer, mais les loyers doivent baisser et le logement comme espace de vie doit être protégé. Et nous sommes nombreuses et nombreux à avoir besoin et envie que les choses changent. Certain·es d’entre nous sont membres du Front Anti-Expulsion, d’autres s’investissent dans des syndicats ou des unions de locataires, et d’autres encore aident leurs voisin·es à payer les 50 euros de loyer qui manquent. Toutes et tous nous sommes une force en mouvement contre cette précarité.

1

Ce paragraphe est largement inspiré du livre de Peter Marcuse et David Madden, In defense of housing.The Politics of Crisis (Verso, 2016), dans lequel ils expliquent la notion de sécurité ontologique.

2

Ici je ne raconterai que celles qui concernent des endettements, mais un nombre important d’expulsions a lieu sans que les locataires aient fait défaut de quoi que ce soit.

3

Toutes ces informations sont issues d’un travail réalisé par l’Observatoire de la santé et du social en 2019. Voir aussi la récente étude « Les expulsions de logement à Bruxelles: combien, qui et où? », Godart et al., Brussels Studies, 2023. https://journals.openedition.org/brussels/6434

4

Marion Englert, « La problématique du surendettement en Région bruxelloise, conséquence et facteur aggravant de situations de pauvreté », Observatoire de la santé et du social, 2020.

5

Voir à ce sujet l’étude réalisée par le RBDH, « Justice de paix : bailleur welcome ! Locataire welcome ? », 2021.