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Dossier

Le mille-feuille de la lecture. Corps lecteur, corps transmetteur

Pierre Hemptinne, écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de l’AG de Culture & Démocratie

27-08-2024

« Maheu surtout se prenait d’amitié pour Étienne, car il avait le respect de l’ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que le garçon avait une instruction supérieure à la sienne : il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il l’entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu’à l’existence. »
Émile Zola, Germinal

Longtemps, on a considéré que les enfants qui passaient trop de temps dans les livres passaient à côté de leur enfance, ne profitaient pas assez de la vraie vie.
Les sciences qui étudient le fonctionnement du cerveau ont relativisé la dimension « repli sur soi » de la lecture, elles l’ont désenclavée. Contrairement à l’idée reçue, plongé-e dans sa lecture, comme coupé-e du monde, le lecteur/la lectrice est au plus proche de l’autre, du collectif, de tout ce qui l’entoure et avec quoi il/elle échange en permanence. Lors de la lecture, le cerveau ne cesse d’être actif, sollicité en de multiples zones, et pas seulement au niveau des mécanismes strictement nécessaires au déchiffrage des signes écrits. Ce que racontent ces signes et qui fait fiction, c’est-à-dire description, par conventions, d’un environnement fictif que l’on perçoit durant la lecture comme réel, met à contribution de très nombreuses fonctions du cerveau. Comme dans la vraie vie. Et je considère que cette part de fiction relève autant des romans que des essais, des livres scientifiques, de philosophie ou de sociologie. Le lecteur n’est pas passif. Son cerveau se représente les choses lues, il anticipe le réel selon tous les sens : son activité ne relève pas du simple esprit immatériel, ce n’est pas une expérience factice mais une expérience à part entière du vivant, avec engagement physique, organique, biologique. Il s’y engage pleinement, il ne se tient pas en retrait. Son attention n’est pas absorbée dans des réalités déconnectées de la vraie vie, elle s’exerce à mieux percevoir tout ce que le vivant charrie et que les sens, intriqués dans le fil quotidien, ne pourraient pas saisir avec autant de nuances sans cet exercice de lecture. (Plus exactement, une certaine déconnexion est la meilleure manière de se connecter, s’impliquer.) Il est ainsi avéré, par exemple, que si le lecteur lit une description d’odeurs ou de textures, les zones neurologiques correspondant à l’odorat et au toucher vont entrer en action et donner cette impression que les phrases écrites saisissent et transmettent particulièrement bien le concret. Et cela alimente des boucles rétroactives : lors d’une nouvelle découverte olfactive, dans le réel, les informations acquises lors des lectures excitant les neurones nécessaires à l’appréhension des odeurs écrites fourniront des référents, des comparatifs, des souvenirs, de quoi développer une compétence singulière face au parfum à « faire parler/interpréter ». L’individu pourra puiser dans une bibliothèque de parfums, étonné lui-même de ses ressources cognitives à ce sujet. Même chose pour le relationnel, les sentiments, l’empathie qu’une intrigue suscite en favorisant l’identification avec tels personnages et telles situations : se placer dans la peau de personnages de romans et éprouver ce qu’ils ressentent exerce l’altruisme et l’attention à l’autre.

La lecture, non pas en opposition aux expériences en temps réel mais de manière complémentaire, et par le biais des boucles expérientielles et de transmissions entre différentes temporalités (celle du roman, de la lecture attentive, celle du réel), agit bien sur la plasticité du cerveau, altère par ce biais les capacités de conscience qui induiront d’autres habitudes de lecture, d’autres capacités de sentir en lisant, d’autres besoins d’imaginaires à explorer. Il semblerait, selon certaines expériences, que la lecture des « grands auteurs » développe d’autres capacités cérébrales que celle de la littérature dite secondaire. « En moyenne notre “théorie de l’esprit” nous permettrait d’aller jusqu’à 4 niveaux d’intentionnalité : il sait (1) que je sais (2) qu’elle sait (3) qu’il sait (4). Selon le New York Times, à partir du cinquième niveau, la compréhension d’une situation descend de 60%. Or, selon Liza Sunshine, un auteur comme Virginia Woolf est capable, dans ses romans, de jongler avec 6 niveaux ! Et ce alors que le lecteur auquel elle s’adresse est un individu moyen, pas un philosophe ou un psychologue habitué aux introspections les plus complexesn… » Une autre manière de dire que les choix de lecture ne sont pas indifférents.
Les mordus de la lecture disent souvent se sentir moins seuls, une fois plongés dans un bouquin. Cette compagnie que l’on fréquente en lisant ne tient pas uniquement au fait que la plupart des livres lus parlent d’autres êtres, font vivre des humains, des animaux, des plantes et des objets dans notre tête. Elle provient, il me semble, de ce qu’un livre, indépendamment de ce qui va le singulariser comme objet littéraire, est toujours déjà transmission d’un nombre incalculable d’expériences et de savoirs, c’est un palimpseste très épais de traces de toutes sortes. Pour essayer de comprendre cela, il faut peut-être repartir des analyses de Genette sur ce qui constitue le para-
texte et l’élargir encoren.

C’est quoi, au fond, l’idée du paratexte ? C’est tout ce qui, avant même d’ouvrir un livre, donne une idée de son contenu, le titre, la couverture, la quatrième de couverture, la publicité, la chronique littéraire d’un journal ou d’une radio, la présence de l’auteur sur un plateau de télévision… Avant même d’ouvrir un livre et d’en commencer la lecture, j’en sais déjà beaucoup sur lui, plus parfois que je ne me l’imagine. Et plus le livre en question aura déjà une longue présence dans l’histoire littéraire de ma communauté, plus j’aurai été touché, traversé par des propos, des transmissions d’expériences diverses de sa lecture, ces transmissions pouvant être formelles ou informelles. Ce que transmettent ces échos du texte que l’on est susceptible de lire un jour éveille des souvenirs d’autres textes déjà lus, ou de livres que l’on projette de lire, établit des liens avec des centres d’intérêts divers, des choses vécues parfois de l’ordre de l’intime ou du collectif, et l’on commence déjà à situer ce livre dans une constellation qui lui confère une signification sociale plus large, « documentée ». Si je lis Germinal, il est fort probable que j’en aurai déjà des représentations scolaires, des retombées cinématographiques ou télévisuelles, des bribes d’extraits lus ici ou là, des propos de lecteurs proches qui l’auront lu et auront exprimé leurs sentiments à son égard, j’aurai certainement croisé la longue traîne de ce qui constitue la réputation d’un ouvrage inscrit dans le patrimoine littéraire d’une société, le résultat du travail critique passé dans le corps social, échos de louanges et répulsions, cortège des a priori pour et contre, clichés sur la littérature sociale et politique, tradition de la culture ouvrière, mémoire des luttes sociales. Si je lis, d’aventure, un dossier qui raconte comment Zola a préparé son roman, les documents qu’il a étudiés, je mesurerai encore mieux à quel point une écriture se nourrit d’autres écritures. Un texte ne se présente jamais nu. On ne pénètre jamais un seul texte à la fois. Un livre est toujours déjà le morceau d’un autre, la couche d’un multi-texte de la grammatisation généralisée des expériences humaines depuis que l’écriture et la lecture ont été inventées. C’est vrai du roman qui active des schémas communs où se greffe du singulier, jouent sans cesse des strates référentielles, mais tout autant des productions théoriques, des sciences pures ou humaines. Elles ne sont jamais uniques, tombées de nulle part, elles sont imbriquées dans de longues histoires, dans toute une évolution de pensées, de recherches portées par d’autres théoriciens, d’autres chercheurs, d’autres laboratoires. Elles paraissent charriant un flux de références, qui permettent de comprendre, se positionner, ouvrent des possibilités d’interprétations, d’appropriation, permettent d’adhérer, de rejeter, appuyer ou réfuter, s’affilier ou se différencier.

Les lecteurs évoquent souvent, d’autre part, la magnifique solitude habitée que l’on atteint dans une période de lecture parfaite, récompense d’une plongée réussie au plus profond de ce que racontent les livres, au-delà du fil narratif et de l’objet imprimé, mais au cœur même du fait d’écrire et de lire, comme fonction biologique essentielle de l’espèce. Des instants d’extase où il semble que tout devient compréhensible, même le style le plus abscons ! Dans ces instants d’isolement, on peut se croire au sein des choses, là où s’invente l’homme, là en tout cas où notre tradition philosophique occidentale s’est auto-fondée, a décidé que la conscience naissait de la conscience que l’homme se donnait de lui-même, et où se rendait accessible un savoir panoptique, absolu, sur toute chose. De cette manière, l’homme se destinait un état d’exception dans le vivant. Mais en ces profondeurs, dans le mille-feuille des lectures et des textes conservés, interconnectés, en même temps que ce silence mystique de l’auto-fondation, ce qu’il est possible aussi d’apercevoir c’est la voie du grouillement narratif, du fouillis pluridimensionnel, du pluriel de proximité qui engendre le continuisme plutôt que le séparatisme (par rapport aux autres formes du vivant), de la multitude de récits qui proposent une autre attitude à l’égard du monde, tournant le dos à l’idée même d’un savoir absolu défini par l’homme. Là, le lecteur peut échapper et contrarier l’instauration du dualisme entre les êtres dotés du cogito et ceux qui en seraient dépourvus.

Les sciences cognitives appliquées aux faits de cultures ne les réduisent pas à des faits biologiques, mais la perspective biologique permet de penser la culture en échappant aux essentialismes, en évitant de placer au centre de l’imaginaire et de la langue cet instant d’auto-fondation de la pensée. Ainsi, les recherches sur le cerveau (de moins en moins localisé en un seul organe) et les effets de la lecture confirment qu’on ne lit pas qu’avec sa tête, mais avec tout le corps. C’est une activité organique complète. Et c’est tout un modèle de dualismes qui se lézarde (un peu plus) selon lequel l’esprit (la tête) se distingue du corps, répercutant le partage originel entre nature et culture, qui se décline ensuite entre action et réflexion, main et intellect, intérieur et extérieur, individu et collectif. Le lecteur sent très bien, traversé de phrases lues venant de singularités les plus diverses, que la ségrégation entre corps et esprit ne tient pas la route.
Les livres, pour le meilleur et pour le pire, consignent les traces de l’histoire de l’espèce humaine sur terre, les controverses que cette vision de l’histoire suscite au cœur du vivant, et à l’intérieur de ces enjeux, ils archivent les innombrables traces de parcours individuels, subjectifs, fusionnels ou déviants dont s’inspirer pour sa propre trajectoire de vie. Ils constituent d’immenses ressources cognitives qui contribuent à la dimension cumulative de la culture humaine, ce qui la distingue des traits culturels d’autres espèces privées de la capacité d’accumuler le culturel. Ce qui s’effectue comme transmission à travers les actes de lecture, c’est le regard des lecteurs sur ce qu’ils ont lu, leurs émotions et l’acquisition d’idées qu’ils vont inévitablement investir dans leur manière d’être, que ce soit dans la sphère privée ou publique, l’intime ou le professionnel. Ce sont les différentes manières, discrètes ou médiatiques, bavardes ou silencieuses, verbalisées ou comportementales (passées dans la chair), de prendre position pour ou contre ce que racontent les livres lus, d’interpréter et de rendre compte de ce qui est écrit. Mais c’est surtout transmettre l’importance de lire, de s’inscrire dans cette attention à tout ce que notre histoire a généré comme écrits et le besoin de s’en inspirer, d’en digérer des morceaux, de les restituer transformés, de faire sans cesse circuler et évoluer cette masse d’écritures, traces de toutes les expériences accumulées qui font ce que nous sommes aujourd’hui et qui, par les énergies singulières qui les parcourent, doivent sans cesse être réinterprétées, débattues, questionnées.

« Plus fondamentalement, pour qu’un contenu mental ou un savoir-faire, ou le résultat d’un savoir-faire puissent devenir un fait culturel – c’est-à-dire quelque chose de partageable entre des individus différents et de détachable de sa source et des aléas de la life history – il faut qu’il y ait transmission. Mettre celle-ci au centre d’une théorie de la culture ne signifie donc pas qu’on veut réduire la culture à un analogon de la transmission génétique, ni qu’on veut nier la créativité humaine, mais tout simplement qu’on reconnaît qu’elle est un fait social. De cela il découle que pour qu’une chose puisse entrer dans le champ culturel, elle doit pouvoir être transmise, en tant qu’elle est cette chose-ci et non pas une autre, d’un individu à un autre ou d’un groupe d’individus à un autre groupe d’individus (quitte à ce qu’elle soit transformée lors de sa « mentalisation » assimilatricen). » C’est à cela que participe le lecteur, pour le meilleur ou le pire, qu’il le veuille ou non.

1

Rémi Sussan, « Humanités et sciences cognitives : une nouvelle critique littéraire », internetactu.net, 22/04/2010.

2

Gérard Genette, Seuils, Seuil, Paris, 1987.

3

Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, Paris, 2007, p. 289.

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Journal 41
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