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Notices bibliographiques

Le mirage numérique pour une politique des big data - Evgeny Morozov

B. M.

02-11-2022

LE MIRAGE NUMÉRIQUE POUR UNE POLITIQUE DES BIG DATA

Evgeny Morozov

Les Prairies ordinaires, Paris, 2015, 144 pages.

 

Présentation

Dans son ouvrage, Evgeny Morozov nous livre sa lecture du numérique, qu’il considère comme un « mirage ». D’emblée, il affirme que les critiques actuelles du numérique sont loin d’être suffisantes ou satisfaisantes. Pire encore, il semblerait que ces critiques servent au contraire les arguments qu’elles voudraient contrer…
En examinant le numérique à la lumière de l’argumentaire néo-libéral, Morozov dresse ainsi un tableau troublant des liens pas nécessairement évidents mais qui se retrouvent étroitement tissés entre numérique, économie politique et modes de gouvernance, avec au centre de l’enjeu, l’individu et ses données personnelles. Il s’agit d’une mise en garde à l’attention de ceux qui seraient tentés de se laisser prendre au jeu des débats sur le numérique.
L’auteur ne cherche cependant pas à décourager les prises de position critiques. Il prétend mettre en évidence les principaux points d’achoppement des discours actuels, afin de donner quelques pistes pour un débat constructif, réfléchi et pleinement assumé dans la sphère politico-économique. En effet, il serait dangereux de confondre les niveaux d’argumentation – politique et technique – et d’en venir à critiquer les outils alors que selon Morozov, le véritable enjeu se situe sur le plan des systèmes de gouvernance qui sont à l’œuvre actuellement.
Dans cette optique, Morozov nous livre trois solutions pratiques pour une critique saine et raisonnée du bouleversement numérique : cesser d’utiliser le langage technologique, souvent trompeur par sa terminologie spécialisée ; ne pas hésiter à remettre en question le récit « historique » de l’avènement du numérique, souvent biaisé et mythifié pour détourner l’attention de ses aspirations financières ; réintroduire les éléments politiques et économiques pour oser à nouveau penser d’autres modèles de gouvernance qui ne reposent pas sur l’illusion du choix mais proposent au contraire de réelles alternatives sociales et humaines.

Commentaire

Le texte de Morozov se veut un appel à la prudence qui nous indique que sans remise en contexte, toute critique à l’encontre du numérique prend le risque de défendre à son insu l’idéologie néolibérale soutenant l’argumentaire technologique et technocentrique des magnats des entreprises de nouvelles technologies – reprises sous le terme de « Silicon Valley » par l’auteur.
En effet, Morozov soutient qu’il faut considérer le contexte mondial, et en particulier le poids économique et politique de la Silicon Valley face à l’État, pour être en mesure d’identifier les enjeux liés au numérique. Au fur et à mesure de la lecture, la mise en garde de l’auteur se précise, et ce dernier s’attache à nous démontrer à quel point il est facile de céder à la simplification grâce à de nombreux exemples très concrets. Selon lui, il est bon de critiquer, mais pas n’importe comment, le but étant d’arriver à une critique émancipatrice du numérique, en gardant à l’esprit que cette révolution technologique ne s’est pas réalisée indépendamment du contexte politique et économique mondial. Les deux changements, pour ne pas dire bouleversements, sont étroitement liés…
Plus précisément, ne considérer que l’aspect techno logique du débat sur le numérique, qui use d’un langage spécifique parfois inaccessible pour parler des outils et de leur fonctionnement, tend à appuyer l’apparente noblesse du numérique qui ferait des individus des consommateurs égaux devant l’accès au contenu sans s’interroger sur la nature et les raisons de ces transformations : gagner de l’argent. L’auteur cite par exemple le projet de Facebook d’offrir un accès à Internet dans les pays en développement, insistant sur le fait que cette action en apparence charitable n’est en fait qu’un leurre, un mirage, pour reprendre le titre de l’ouvrage, car les nobles intentions de Facebook de réduire la fracture numérique ne servent en réalité qu’un objectif bien précis : monétiser les données obtenues contre de l’argent.
Les considérations financières font que les aspirations d’égalité face à l’accès posent deux problèmes majeurs pour Morozov. Premièrement, étant donnée la répartition inégale du luxe et du rapport au temps libre qui a cours actuellement entre les classes aisées et les plus démunies, l’égalisation de l’accès ne pourra réduire, et encore moins éliminer, les inégalités – voir pour plus de détails la « loi de Varian », modèle implacable qui vise à prédire l’avenir en examinant ce que les riches possèdent déjà (p. 14). Autre inconvénient de taille, le numérique, à travers l’utilisation d’algorithmes, tend à faire un rapprochement entre les transactions classiques effectuées avec de l’argent liquide et celles basées sur la transmission de données personnelles. Or, ces transactions ne traduisent pas des rapports de pouvoir similaires, au contraire : le rapport de domination est différent et autrement plus pervers lorsqu’il concerne les données personnelles. En effet, les implications sociales d’un échange de services classique utilisant de l’argent liquide sont a priori moindres que lorsque la transaction implique la cession de données privées qui sont ensuite (re)vendues au plus offrant afin de nous « aider » à organiser nos vies et « prédire » l’avenir.
Morozov cite ainsi trois évidences qui donnent à réfléchir :
– les plus riches ne feront que s’enrichir encore plus ;
– l’information, à la base disponible gratuitement, deviendra un produit commercial ;
– l’État verra son rôle de plus en plus réduit au profit d’entreprises de technologies.
On voit bien que ce qui est au cœur du débat sur l’accès, c’est bien l’inégalité de ces rapports aux données personnelles et le renversement de situation qui est en train de s’opérer, situation dans laquelle l’individu n’est que consommateur (et non plus citoyen) et où la protection de sa vie privée est considérée comme une entrave à la croissance économique. Dans un schéma où multinationales et États s’affrontent, la vie privée ne fait pas le poids face aux arguments du libre-échange, qui érigent l’accroissement de notre consommation numérique (et le partage des données qui en découle) en solution miracle pour relancer l’économie.

La notion de barrière est bien plus visible encore lorsqu’il s’agit de surveillance, car elle prouve bien que l’émancipation offerte n’est qu’illusoire et que celle-ci reste avant tout sujette aux théories d’économie comportementale visant à résoudre (ou prévenir ?) les problèmes grâce à un contrôle permanent et omniprésent qui nous échappe. Tout comme la notion d’égalité citée plus haut, le concept de surveillance pose une série de problèmes.
Morozov nous invite à nous arrêter un instant sur le postulat de base de certains experts de la Silicon Valley. L’augmentation de la densité numérique et de la traçabilité des données permettrait de revenir à une ère d’abondance et de prospérité économique, car le contrôle permanent servirait à identifier les problèmes en temps réel, et à y remédier grâce à une application liée et adaptée aux relations sociales existantes de chaque individu. Ce raisonnement est mis en parallèle de la logique des « dividendes de la paix », très usitée dans les années 1990 lorsqu’il s’agissait de justifier la réduction des dépenses de sécurité, en affirmant que les coupes dans le budget de l’armée serviraient la croissance économique et donc le maintien de la paix. Dans cette optique, Morozov parle de « dividende de la surveillance ».
Cependant, cette méthode qui semble simpliste et pour l’auteur tout à fait paternaliste présente un réel danger, celui de l’ « informationalisation » de questions de société qui, une fois détachées de leurs considérations politiques et sociales, s’en trouvent réduites à une simple insuffisance d’informations.
Une fois que la pauvreté, la santé, l’éducation, l’énergie, etc. ne seront plus examinées qu’à la lumière de l’informationalisation, l’émancipation politique des individus sera en péril car elle devra justifier sans cesse ses actions dont les cheminements ne seront pas nécessairement les plus directs, les plus efficaces à première vue. Autrement dit, et selon les termes de Morozov, « une politique fondée sur des appareils intelligents n’est pas forcément une politique intelligente » (p. 72).
Que faire alors, lorsqu’on réalise que la logique de marché a fini par remplacer les valeurs sociales du non-marchand ? Comment résister à l’assujettissement de nos vies sociales à la « connectivité permanente » et à la « marchandisation instantanée » ? Face à l’informationalisation et à la monétisation des actions de notre quotidien, une alternative serait d’oser refuser l’information pour se repositionner comme citoyen avant tout et non comme consommateur. Cet acte fort et engagé irait alors à l’encontre de la pression qui s’exerce sur chaque individu en faveur de l’efficacité et de la rentabilité. L’enjeu ici est de redonner sa place à l’individu afin qu’il puisse à nouveau jouir de ses prérogatives d’autonomie et de contrôle de sa vie privée en prônant le droit à la déconnexion. Cette idée n’est pas nouvelle et trouve des échos chez de nombreux autres penseurs qui se sont intéressés à la question du numérique, notamment ceux qui invitent à déconstruire les mythes entourant le numérique en rendant visibles les mécanismes à l’œuvre derrière les algorithmesn.
Pour Morozov, cela commence avec la prise de conscience des trois éléments suivants :
– bien que présentée comme telle, l’infrastructure numérique n’est pas décentralisée, et dépend d’installations terrestres aussi fragiles que n’importe quelle création humaine ;
– les questions d’accès à la technologie et à l’information sont un enjeu politique crucial et touchent à des notions de souveraineté nationale ;
– le numérique ne fonctionne pas comme un domaine autonome totalement détaché de la vie « réelle ».
La prise en compte de ces trois points tendait à manquer jusqu’à présent dans les débats concernant la régulation du numérique. Il serait grand temps d’envisager des actions politiques plus ambitieuses qui nous permettent de sortir de la logique du consumérisme informationnel. La compréhension raisonnée des objectifs et du processus doit pouvoir nous ouvrir les yeux pour exiger des politiques qu’ils s’emploient à réguler à la fois ce qui est déjà en place mais aussi ce qui risque d’arriver.
Quoi qu’il arrive, la technologie n’est pas l’ennemie jurée des libertés individuelles, elle doit au contraire nous pousser à nous réengager dans un projet social et humain.

B.M

Mots-clés
Socialisme numérique – consommation – données – pouvoir – plateformes – innovation – connectivité – contrôle – économie du partage – contre-culture – surveillance – liberté – information

Contenu
La Silicon Valley, le néolibéralisme et nous (5) – Hackers, makers, encore un effort si vous voulez faire la révolution ! (39) – Le dividende de la surveillance (57) – Pourquoi l’on peut détester la Silicon Valley (73) – Le prix de l’hypocrisie (91) – La politique des algorithmes (109)

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Plusieurs auteurs dont les ouvrages sont référencés dans cettepublication insistent sur la nécessité de ne plus considérer les algo-rithmes comme des « boîtes noires » inaccessibles aux non-spécialistes.Citons notamment : Éric Sadin, qui nous enjoint à retrouver une formede lucidité face au fonctionnement des algorithmes (p. 50) ; Jérémygrosman, qui replace l’algorithme comme objet technique face à l’humain(p. 33) ; Antoinette Rouvroy, qui invite à sortir de la gouvernementalitéalgorithmique pour redonner sa place à l’organique (p. 58) ; DominiqueCardon qui nous pousse à entrer dans les calculs pour mieux comprendrece qu’ils produisent (p. 72)...