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Dossier

Le numérique bouleverse le travail

Patrice Flichy, professeur émérite de sociologie à l’université de Paris Est-Marne-la-Vallée et directeur de la revue Réseaux – Communication, Technologie et Société

25-09-2018

Patrice Flichy est sociologue et auteur du livre Les nouvelles frontières du travail à l’ère numériquen. Il pointe dans cet article l’ambivalence du rapport entre travail et nouvelles technologies. Si celles-ci permettent à « l’individu numérique intégré » d’associer activités professionnelles et privées dans des formes de travail ouvert valorisantes, elles peuvent aussi être un instrument d’asservissement et de contrôle générateur de nouvelles inégalités.

Pour bien comprendre ce que le numérique change au travail, il est nécessaire tout d’abord de se demander qu’est-ce que le travail. Depuis un siècle et demi, le travail s’organise dans des espaces clos, celui de l’usine et ensuite celui du bureau, avec un temps de travail strictement délimité, contrôlé par la pointeuse. Tous ces travailleurs, malgré la diversité de leurs activités, ont une condition commune. Le salariat est devenu le modèle standard pour presque tous. Il a unifié le travail et masqué la diversité des arts de faire. Le salariat n’a cessé de croitre depuis le milieu du XXème siècle. On assiste, néanmoins, depuis le début du XXIème siècle, à une légère augmentation du travail indépendant qui tempère un peu l’omniprésence du salariat. Mais le travail ne se limite pas à ces deux formes de travail professionnel.

À côté, à l’extérieur de l’entreprise, un autre travail, a poursuivi son développement de façon souterraine, dans l’espace privé. Pour les classes populaires, il s’agissait d’un héritage de la culture rurale ou du débouché relatif à des savoir-faire mécaniques de moins en moins nécessaires à l’usine. Pour d’autres, le do it yourself a mélangé plusieurs traditions, celle de l’élaboration de son espace de vie et celle de nouvelles formes d’activités artistiques. Cet autre travail a longtemps été dévalorisé, jusqu’au jour où il a été considéré comme un loisir capable de réparer les méfaits du travail en miettes. Dans les périodes de crise économique, il pouvait offrir des occupations plus ou moins rémunérées aux chômeurs.

Le numérique est devenu la culture technique commune à tous. Il a remplacé la mécanique en tant que savoir commun, d’autant plus facilement que les services étaient devenus le secteur dominant de notre économie. Le numérique est devenu ainsi la technologie de base des activités de service.

À l’époque de l’épanouissement de la consommation de masse, le do it yourself est apparu aussi comme une voie permettant d’accéder plus facilement au cadre de vie de la modernité. Au tournant du XXIème siècle, le travail au sein de l’entreprise a été profondément bouleversé, comme l’autre travail réalisé dans l’espace privé. Le salariat, qui ne cessait de s’étendre depuis un siècle, a stagné puis a commencé légèrement à régresser. Le numérique occupe une place centrale dans cette mutation. Le micro-ordinateur et Internet se sont développés, en opposition à la grosse informatique centrée sur l’entreprise, comme une technologie universelle, présente également à la maison. Le micro-ordinateur est apparu telle une nouvelle machine intellectuelle personnelle, utilisable par tous. Internet a permis d’accéder librement au savoir et à l’information, et a donné à chacun la possibilité de s’exprimer et d’échanger. Le numérique est devenu la culture technique commune à tous. Il a remplacé la mécanique en tant que savoir commun, d’autant plus facilement que les services étaient devenus le secteur dominant de notre économie. Le numérique est devenu ainsi la technologie de base des activités de service.

Avec le numérique, l’autre travail mené à côté du travail professionnel, comme une activité faiblement reconnue, est remplacé par le travail ouvert qui propose une vision alternative du travail associant activités professionnelles et passions. Les individus peuvent à la fois valoriser ce qu’ils réalisent et faire circuler informations et compétences. Mais ce qui explique l’arrivée du travail ouvert c’est aussi que le niveau de compétences de nos contemporains s’est transformé. Plus éduqués, les travailleurs peuvent se réinvestir dans de nouveaux projets d’activité. Ce niveau de compétences élevé a créé un écart entre le travail disponible et les compétences, comme le montrait par exemple l’enquête récente de la CFDT « Parlons travail » qui relève notamment la très forte demande d’autonomie des salariés et leur remise en cause de l’organisation du travail (87% des répondants estiment que leur hiérarchie ne sert à rien, les trois quarts veulent plus d’autonomie et 62% souhaitent changer de travail). La disparition du modèle de l’entreprise qu’on rejoint de 20 à 65 ans est intégrée : les gens souhaitent être mobiles et créer un travail qui ait plus de sens. Le numérique offre là des opportunités nouvelles. Il propose à la fois des outils facilitant un travail autonome pouvant être réalisé à la maison ou en entreprise, des dispositifs de collaboration en réseau, mais aussi des grands dispositifs centralisés.

Cette flexibilité apportée par le numérique s’accompagne d’une crise des professions, les barrières qui les protègent sont en train d’être abaissées. Grâce aux outils digitaux, les travailleurs ont développé des pratiques transversales variées. Les uns tentent d’unifier leur vie autour de leurs passions, d’autres trouvent différentes solutions pour accorder leur travail rémunéré avec celles-ci, d’autres enfin dénichent une nouvelle source de revenus en mobilisant leurs ressources domestiques. Ils transforment leurs outils de consommation en outils de production de services. Au-delà de la diversité des itinéraires, il y a bien un mode d’action spécifique dans l’espace du travail ouvert. Le travail est choisi et recomposé en remettant en cause la division habituelle du travail ; il mobilise des compétences particulières, souvent acquises de façon autodidacte. Il s’agit d’un travail visible présenté dans différents espaces du Net et qui permet ainsi de se construire une image de soi. Le choix des activités menées s’inscrit dans un projet de carrière personnel qui n’est défini ni par l’entreprise ni par la profession. Enfin, dans le travail ouvert, le marché ne fait pas disparaitre le don : le marchand et le non-marchand s’entremêlent, comme dans l’accueil chez soi (ou dans son véhicule), la remise en circulation d’un bien qui n’a plus d’usage, le don ou la vente d’un objet réalisé par soi-même, la participation à la réalisation de biens communs.

Cette flexibilité apportée par le numérique s’accompagne d’une crise des professions, les barrières qui les protègent sont en train d’être abaissées. Grâce aux outils digitaux, les travailleurs ont développé des pratiques transversales variées.

Les opportunités du numérique
Calculer, écrire, photographier, filmer, créer de la musique, produire un objet et, bien sûr, rendre disponible ce qu’on a réalisé, voilà autant d’activités que le numérique rend plus facile à pratiquer. La technique digitale rend possible la démocratisation de l’activité productive. C’est-à-dire que des tâches qui ne pouvaient être réalisées que par des spécialistes munis de dispositifs technologiques complexes peuvent maintenant l’être par tous, ou plus exactement par tous ceux qui le souhaitent. Le travail ouvert s’inscrit directement dans cette démocratisation. Les nouveaux travailleurs peuvent, grâce au numérique, s’installer dans des activités professionnelles protégées ; les outsiders rentrent dans des espaces de travail fermés – la culture, l’artisanat, la cartographie, la cuisine, l’hébergement, le transport à la personne…

Le numérique offre non seulement des outils pour le travail ouvert, mais plus largement des dispositifs pour rapprocher les activités professionnelles et privées. Il fournit des outils logiciels pour la création et la conception (dessins 2D, 3D) et des dispositifs matériels accessibles dans des Fab Labn (imprimantes 3D, découpeuses laser, etc.). Le web permet d’accéder à de multiples dispositifs coopératifs. Surtout, ces nouveaux travailleurs font appel à des plateformes qui, en fournissant un accès aux utilisateurs, permettent d’organiser des échanges personnels au sein d’un nouveau cadre de confiance. La société de la confiance interpersonnelle de l’époque précapitaliste réémerge dans un monde complètement mondialisé, à l’aide d’un dispositif qui sécurise la relation interpersonnelle. Mais, en même temps, les plateformes formatent l’activité et remettent en cause les régulations sociales existantes en vigueur dans les professions ou fixées par la loi. Si d’un côté elles libèrent le travail, de l’autre elles l’encadrent, voire l’enchainent.

Les plateformes formatent l’activité qu’elles libèrent. Elles privilégient toujours les individus les plus actifs et les plus engagés, selon la popularité voire la qualité des appréciations. Aidées par leurs clients et contraintes par les régulateurs, elles ne cessent de recadrer l’activité, de définir et redéfinir leurs règles. Si les chauffeurs de Blablacar n’ont besoin que de leur permis de conduire, ce n’est plus le cas des chauffeurs de VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur). En fait, le travail ouvert est une voie d’accès. Il utilise des compétences ordinaires que les gens mobilisent pour franchir les barrières professionnelles. Les plateformes les aident en cela, en les aidant finalement à contourner les règlements publics à l’exemple du boom des coursiers à vélo pour contourner le registre des transports légers à deux-roues motorisé des livreurs classiques ou le boom des chauffeurs de VTC pour contourner le numerus clausus des licences de taxis. Reste que ces contournements se font surtout depuis les règles qu’imposent les plateformes unilatéralement : le contrat et l’assurance remplacent le règlement, la notation le contrôle… En composant des collaborations avec les outsiders et le public, les plateformes ont déplacé le travail… avec le risque qu’elles abusent de leur position dominante. Mais c’est en s’appuyant sur la puissance des outsiders qu’elles ont réussi à s’imposer. Le travail ouvert, « libéré », devient à son tour un modèle et aussi un cadre qui structure les activités non marchandes par rapport aux contraintes du monde du travail.

Pour ces nouveaux travailleurs indépendants qui ne bénéficient pas de la liberté qu’offre le travail ouvert et qui échappent aux collectifs protecteurs du salariat, le numérique n’offre aucune opportunité, il est donc encore plus important que pour les autres travailleurs qu’ils puissent obtenir une protection sociale analogue à celle des salariés.


Le numérique des inégalités

Reste que dans les transformations du travail apportées par le numérique, les stratégies et les compétences ne sont pas également distribuées. On peut estimer, à la suite de Robert Casteln, qu’il y a ceux qui exploitent parfaitement les possibilités du numérique, de manière très opportuniste : l’individu numérique intégré ; et de l’autre, l’individu numérique désaffilié, désocialisé. Selon ses capacités, son patrimoine, ses compétences, le travailleur se situe entre ces deux extrêmes.

Les modes d’intégration dans la société numérique sont multiples. Les activités concernant directement l’informatique et le monde de la culture sont souvent des activités vocationnelles où le statut de free-lance est beaucoup plus courant qu’ailleurs, les compétences acquises pouvant être mobilisées de multiples façons lorsqu’on exerce la même activité ou des activités proches dans d’autres cadres. Dans ces cas, le statut d’indépendant est lié à un projet professionnel. D’autres individus, qui travaillent pour des employeurs qui leur assurent une grande sécurité d’emploi, ont trouvé un moyen différent d’accorder leur travail salarié et leurs passions. Soit ils trouvent au sein de l’entreprise des activités plus proches de leurs intérêts personnels et peuvent alors tenter de profiter d’une mobilité interne, soit ils réussissent à aménager leur temps de travail (temps partiel, année sabbatique, préretraite…) pour s’engager plus intensément dans leurs passions. L’individu numérique intégré peut aussi, grâce aux opportunités du numérique, changer radicalement d’activité ou monter son entreprise. Le numérique apporte des formations ; des communautés en ligne peuvent soutenir celui qui veut engager cette mutation. Les plateformes permettent de bénéficier de compétences complémentaires et d’une voie d’accès au marché. Dans tous ces cas, le numérique constitue une ressource essentielle pour s’engager dans un travail réellement désiré, pour accorder facilement une production pour soi, une production-don et une production marchande.

À l’individu numérique intégré, on peut opposer un individu désaffilié qui ne trouve dans les plateformes qu’un travail faute de mieux. Il ne dispose souvent pas d’un patrimoine (logement, véhicule) qu’il pourrait louer ou, quand il en possède un, il est trop éloigné des centres-villes pour trouver des clients. Le travail dans la nouvelle économie numérique auquel il peut accéder n’est qu’une suite de tâches répétitives à effectuer sur son ordinateur. Le travailleur du clic à plein temps est ainsi la figure emblématique de l’individu numérique désaffilié (tel celui qui travaille sur Amazon Mechanical Turk). Celui dont c’est l’unique activité est totalement dépendant de la plateforme qui lui fournit un travail rémunéré, de très faible intérêt, haché et consistant à réaliser de micro-tâches très simples. Il est quasiment enchainé à sa machine pendant de longues heures. Parfois, il mange en cliquant, car il a un temps limité pour effectuer son travail, ou programme une alarme sur son ordinateur afin d’être informé des tâches qui sont proposées au milieu de la nuit. Sa rémunération est faible. Elle peut être fixe, avec l’obligation de se décider rapidement, être améliorée à la discrétion de la plateforme par différents dispositifs ou se voir fixée par un système d’enchères descendantes. Dans ce dernier cas, la concurrence mondiale a tendance à faire baisser les prix.

La situation des livreurs à vélo à plein temps est voisine. La manière dont doivent se dérouler les courses est encadrée par la plateforme, qui fixe les horaires et impose la tenue. L’individu numérique désaffilié travaille seul chez lui derrière son ordinateur ou en dehors sur son vélo, donc avec du matériel qui lui appartient. Il n’est connecté à aucun collectif de travail. C’est un travailleur totalement désocialisé. Pour ces nouveaux travailleurs indépendants qui ne bénéficient pas de la liberté qu’offre le travail ouvert et qui échappent aux collectifs protecteurs du salariat, le numérique n’offre aucune opportunité, il est donc encore plus important que pour les autres travailleurs qu’ils puissent obtenir une protection sociale analogue à celle des salariés.

Ainsi le numérique intervient dans le travail de façon profondément ambivalente. À travers ses capacités d’autonomie et de décentralisation, il autorise des formes d’engagement dans l’activité plus valorisantes pour l’individu, il peut être au sein du travail un instrument de libération, mais il peut aussi asservir, contrôler, surveiller l’activité, permettre de segmenter encore plus le travail. La libération du travail par le numérique n’est pas donnée, elle reste à conquérir.

 

Image : © Éliane Fourré. Rue Verte, 8h du matin, Linogravure, 1998.

 

 

 

 

 

1

Patrice Flichy, Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Seuil, 2017.

2

Contraction de l’anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication ».

3

Robert Castel, La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Seuil, 2009.

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