Le pain, symbole de notre système alimentaire, est lié à l’histoire du blé, une des premières céréales domestiquées par l’être humain. L’agro-industrie en a fait un aliment aseptisé issu de monocultures aux sols dégradés par la chimie. À l’image d’une société où s’appauvrit toute commensalitén. L’agroécologie réinvente la relation au vivant, à la terre, avec un pain qui rassemble chercheur·ses, boulanger·es, paysan·nes, science et savoirs locaux, ancestralité et invention, professionnalisme et émotion. La saveur du pain retrouvée : c’est le levain d’un monde à réinventer. Récit passionnant de deux chercheuses en agroécologie.
Le pain est un aliment chargé de symbolique dans beaucoup de cultures, il est même parfois au cœur de cultes à travers les âges. Le pain est symbole de partage, de compassion et d’amitié dans la culture laïque comme séculaire. Un compagnon ou une compagne, cum panis en latin, c’est celui ou celle avec qui on partage son pain, et donc un bout de vie, un bout de chemin. Justement, le pain a été pendant des siècles, et même des millénaires, notre compagnon quotidien, l’aliment posé sur toutes les tables, le cœur du repas. Le pain si simple et pourtant si précieux, fait de farine, d’eau, de sel et de levain. Le pain issu des céréales, les premières espèces de plantes domestiquées en agriculture. Parce que pendant longtemps le blé, la farine et le pain ont été centraux dans l’alimentation, ils ont été, de fait, au centre de l’attention, qu’elle soit journalière ou politique. Depuis leur mise en place, les États veillent au grain : le blé doit être toujours disponible et accessible à la population, sous peine de révolte. Dans la vie de tous les jours, pour faire du pain, il fallait aller au moulin et au four publics. L’impôt sur ce four et ce moulin, appelé la banalité, a très souvent été critiqué par le peuple à travers l’histoire. Pourtant il est devenu synonyme d’une chose si commune qu’elle en devient insignifiante. Comme le pain aujourd’hui. De sacré, le pain est devenu banalité. Celui pour lequel on dit que des révolutions ont commencé est devenu une simple commodité de supermarché ainsi que l’aliment le plus gaspillé.
Mais qu’est devenu le pain nourricier, celui qui nourrit nos corps mais aussi nos esprits ? Pourquoi le réinventer serait ouvrir la porte d’un monde nouveau ? Qui sont les personnes qui œuvrent pour lui aujourd’hui ?
En Belgique, seulement 9% du blé consommé dans l’alimentation humaine a été cultivé dans le paysn. Tout le reste est importé. Le cours du blé se joue d’ailleurs sur le marché mondial. Il est alors impossible pour les producteur·ices belges de rivaliser avec les monocultures des grandes plaines céréalières de France, d’Allemagne ou encore d’Ukraine. De plus, pour être utilisé par l’industrie boulangère, le blé doit être évalué comme « panifiable », c’est-à-dire qu’il doit répondre à certains critères de standardisation comme le taux de protéines ou d’enzymes, sous peine d’être « déclassé » et donc vendu pour l’alimentation du bétail, à prix cassé. La culture du blé panifiable est devenue anecdotique en Belgique car elle est considérée comme plus compliquée que celle du blé fourrager. Cette croyance et ces standards industriels imposés font que les fermes belges choisissent souvent dès le départ de produire du blé destiné au bétail, à l’amidonnerie ou même à la transformation en bioéthanol, afin de ne pas risquer de voir tous leurs efforts dévalorisés. Car, la culture de céréales reste essentielle pour les terres et ne peut être supprimée des rotations culturalesn. De plus, les tiges qui avant l’industrialisation étaient valorisées en paille ont été raccourcies par la sélection pour éviter que le blé ne se couche au sol à cause des intempéries. Empêcher ce phénomène appelé « la verse » est important dans l’optique de répondre aux critères industriels : les épis qui touchent le sol risquent de commencer à germer avant même la récolte, ce qui fait augmenter le taux d’enzymes des grains et entraine le possible déclassement d’un blé qui aurait pu être panifiable.
Ce blé dit « panifiable » est un blé « fort » : un blé qui, transformé en farine, contiendra un taux assez élevé de protéines pour donner une pâte résistante aux passages dans les machines des boulangeries industrielles. Cette pâte saura gonfler à souhait pour satisfaire les standards de pain blanc et aéré qui se sont imposés dans toute la société dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais ce pain blanc, qu’y a-t-il dedans ? Et (comment) nous nourrit-il ?
Mais qu’est devenu le pain nourricier, celui qui nourrit nos corps mais aussi nos esprits ? Pourquoi le réinventer serait ouvrir la porte d’un monde nouveau ? Qui sont les personnes qui œuvrent pour lui aujourd’hui ?
Pour comprendre ce qui se cache dans le pain, il faut remonter jusqu’à la graine et jusqu’au sol où elle va pousser. Le pain blanc est le fruit d’un processus d’industrialisation à chaque étape de la chaine. Les traces de l’industrialisation se trouvent dans les blés qui ont été sélectionnés pour avoir un haut rendement, uniquement permis par l’assortiment à un lot de pesticides, d’herbicides et de fongicides associés à la culture. Ces éléments s’infiltrent dans les sols en les endommageant. Dans les grandes minoteries où l’on transforme le blé en farine, l’ajout de gluten et autres additifs est de mise pour rendre la farine plus facile à contrôler dans les machines de l’industrie boulangère. On y ajoutera plus tard de la levure, plus docile et plus rapide à fermenter que le levain, qui demande du temps et du soin pour exprimer ses propriétés. Dans la grande industrie, les boulanger·es touchent à peine la pâte, tout est mécanisé. Alors comment prendre soin et s’attacher à la nourriture qui y est préparéen ? Un pain nourricier demande du temps et de l’attention, deux choses quon a voulu supprimer du processus de fabrication dans une logique de productivité.
Les sols meurent, s’érodent, la biodiversité s’amenuise, les savoirs paysans et artisanaux se perdent. Parfois, même nos intestins peuvent se tordent de refus face aux glutens industriels et résidus de produits phytosanitairesn. Pourtant, à l’origine, le pain est le fruit du travail de multiples organismes : depuis les micro-organismes jusqu’aux humain·es. Dans un monde de plus en plus aseptisé et contrôlé, ne faut-il pas rendre sa place à toute cette biodiversité, apprendre à travailler ensemble pour prendre soin les un·es des autres ? Nous, humain·es, sommes des êtres divers, chacun·e constitué·e de notre propre biodiversité (flore intestinale, bactéries de la peau ) essentielle à nos fonctions vitales.
Dans le pain, il y a d’abord les organismes du sol : microfaune, bactéries et champignons, en interaction avec la plante. Pour faire simple, la plante les héberge et en échange, les micro-organismes lui permettent d’explorer un plus grand volume de sol, d’assurer une bonne circulation de l’eau, d’avoir accès à certains nutriments qui lui seraient sinon inaccessibles. Puis le grain transformé en farine reste nourrissant s’il n’a pas subi de transformation trop brutale à la mouture. Ensuite, les organismes qui composent le levain travaillent à prédigérer notamment les glutens de la pâte, ce qui rend le travail de digestion plus facile pour nos propres bactéries, notre microflore intestinale. Le levain permet aussi de détruire les éventuelles mycotoxines qui subsisteraient dans la farine et il améliore notre assimilation des minéraux lors de la digestion. Enfin, à chaque étape du grain au pain, il y a des humains et des humaines qui peuvent choisir de prendre soin de tous ces autres êtres, qui peuvent choisir de « jouer et travailler avecn ».
Mais pour créer ces liens, il faut stopper l’érosion. L’érosion des sols, l’érosion de la biodiversité, l’érosion des savoirs. Il faut redonner aux sols leur fertilité ainsi qu’aux métiers paysans et artisanaux leur richesse. D’autres manières de faire sont possibles, des nouvelles manières de faire monde. Des paysannes et paysans, des meuniers et des meunières, des boulangers et boulangères réinventent des manières de semer, de cultiver, de moudre, de boulanger. En Belgique, certaines personnes sont engagées dans des dynamiques de filières locales alternatives. Ensemble, elles renouent les liens avec les êtres vivants qui font partie, eux aussi, de ces filières. Comme pour freiner l’érosion des sols grâce à la mise en place de cultures diversifiées dont les racines plongent en profondeur ou au contraire en parcourent la surface, freiner l’érosion des savoirs implique aussi de déployer des racines. Des racines profondes qui vont puiser dans les anciens savoirs, mais aussi des racines qui s’élancent dans toutes les directions, pour explorer de nouveaux territoires.
Un pain nourricier demande du temps et de l’attention, deux choses qu’on a voulu supprimer du processus de fabrication dans une logique de productivité.
C’est ce que cherche à faire l’agroécologie. L’agroécologie est à la fois une science, un ensemble de pratiques et un mouvement social. Elle promeut des savoirs situés, adaptés à chaque cas particulier tout en ayant une vision globale inscrite dans une dynamique de transition (agro)écologique. Pour sortir du modèle basé sur la domination et l’exploitation des ressources et des êtres vivants dans notre société capitaliste, la science doit se réinventer. Car la science est construite : elle regarde la réalité d’une certaine manière et donc cible certaines réponses à ses problèmes et pas d’autres. Ainsi, elle nous donne à voir la réalité selon un certain prisme. Depuis à peine quelques siècles, la science est encloisonnée dans des boites. Dans une vision agroécologique, il faut ouvrir ces boites, les rendre poreuses et emprunter des chemins parfois sinueux pour mieux prendre la direction d’un vrai changement de paradigme. À l’instar de ce que promeut la biologiste et philosophe Donna Haraway, il faut accepter de ne pas tout savoir et de « vivre avec le trouble ».
Or les recherches en agronomie suivent encore trop souvent le chemin du positivisme technologique. On cherche maintenant à produire « mieux », mais on reste encore souvent dans le « plus ». On optimise. On cherche à monitorer au plus précis la production pour utiliser moins de pesticides par exemple. Utiliser moins, de manière plus ciblée, avec des dosages plus précis, et ce grâce à des nouvelles technologies. Utiliser moins certes, mais utiliser toujours, sans s’affranchir. Tout est toujours dans le contrôle, rien ne doit être laissé au hasard et surtout pas à l’intuition humaine, aux sens, aux ressentis, aux émotions. Or, toute connaissance est située et incorporée. Elle vient de quelque part et est forgée par l’expérience et la relation au monde de la personne qui la porte.
Dans les filières alternatives du grain au pain quon peut rencontrer en Belgique, une place est laissée aux émotions.
Mais la science commence à bouger. Certain·es chercheur·ses acceptent de nouveaux chemins de connaissance, changent leur posture à l’égard de leur objet de recherche. Les objets deviennent ainsi sujets. Des pratiques de recherche-action participative commencent à émerger. C’est le cas du projet de recherche en agroécologie Épicène duquel est issu le podcast Le Pain qu’on sème. Ce podcast cherche à créer des liens entre les différentes initiatives de filières alternatives du grain au pain en Wallonie tout en permettant la circulation des savoirs et savoir-faire. Ce podcast est participatif : la plupart des épisodes sont co-réalisés par des chercheuses et des boulangères, elles-mêmes entourées d’acteurs et d’actrices de terrain et de chercheurs et chercheuses impliqué·es dans le sujet depuis des années. C’est un « objet intermédiaire » qui fait le lien entre science et savoirs locaux, entre acteurs et actrices. C’est aussi un objet scientifique qui permet d’apprendre, de comprendre les enjeux des filières boulangères alternatives. En même temps, il véhicule une expérience sensible à travers des sons du terrains et des témoignages de nombreuses personnes concernant leurs connaissances mais aussi leur vécu.
Car dans les filières alternatives du grain au pain quon peut rencontrer en Belgique, une place est laissée aux émotions. Quand on part à la rencontre des personnes travaillant dans ces milieux on s’en rend très vite compte. En été, les champs sont bariolés : jaune, or, rouge, pourpre, ocre et même bleu ; il y a des blés de toutes les tailles, des petits et des très élancés. Il y en a des barbus qu’on a envie de caresser, et d’autres aux grains lisses et brillants. Leur nom est parfois tout aussi poétique que leur aspect : Rouge du Roc, Blanc des Flandres, Hérisson Barbu, Carré de Crête, mélange Champ d’Amour. Les agriculteurs et agricultrices prennent soin de leurs sols et de leurs céréales, et parlent des blés comme « des fruits du soleil ». Au moulin aussi on sent l’amour de la matière et des machines parfois séculaires avec lesquelles les meuniers et meunières travaillent. Ce sont des outils qui permettent au talent de l’artisan·e de s’exprimer. Le moulin chante et la personne qui s’en occupe connait sa musique, s’adapte à son rythme. Les grains sont transformés avec respect et deviennent des farines elles aussi différentes selon les variétés dont elles proviennent : d’un doux blanc crème, soyeuses, avec une odeur de noisette ; ou bien jaune cassé et sableuses, avec une odeur poudrée. Enfin dans les boulangeries, le pain retrouve ses lettres de noblesses. Les boulangères et boulangers le veulent nourricier. Ils et elles créent des complicités avec le levain, parlent avec passion de ce « monde chaud et vivant » de la boulangerie. Ils et elles produisent des pains ronds, longs, carrés, biscornus, bruns, gris, dorés Le pain redevient l’aliment nourrissant et savoureux pour nous accompagner. Il est d’autant meilleur puisqu’il est juste, puisqu’il est né de toute cette chaine du grain au pain, respectueuse de tous les êtres humains qui la composent et de toute la biodiversité qui a soutenu son développement. Réinventer le pain, c’est proposer une transition vers des systèmes agricoles et alimentaires plus justes et résilients.
Pratique de manger ensemble.
Hélène Louppe, « Céréales alimentaires – Plan de développement stratégique 2019 – 2028 », Collège des Producteurs, Commission Grandes cultures, Orge Brassicole, 2018.
La rotation des cultures est un enchainement de cultures menée sur une même parcelle année après année. En Belgique, on utilise souvent une rotation de trois ans (assolement triennal) : on fait se succéder une culture d’hiver de céréale ou de légumineuse, une culture de printemps, puis une jachère.
Sur base de témoignages de boulanger·es ayant travaillé dans l’industrie puis de manière artisanale.
Substance ou un mélange de substances de nature chimique ou biologique (d’origine naturelle ou de synthèse) utilisé en agriculture, horticulture ou sylviculture pour protéger les plantes cultivées et les produits agricoles stockés contre les bioagresseurs (ravageurs animaux, agents phytopathogènes, plantes parasites, plantes adventices), ou pour optimiser les cultures en favorisant la croissance des plantes cultivées et en traitant leur environnement (notamment les sols).
Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Éditions des Mondes à faire, 2020.