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Dossier

Le plus long voyage

Basel Adoum
Écrivain, doctorant au Centre d’étude de l’ethnicité et des migrations (CEDEM), Université de Liège

01-12-2020

Ce texte de Basel Adoum allie fiction et témoignages autour de la question du retour. Retour de l’exilé·e qui quitte son pays natal, retour de l’enfant d’exilé·e qui ignore tout de ce chez soi tant raconté qui n’a jamais été le sien. Il parle d’une rupture inévitable avec le pays que l’on quitte, de représentations figées et de désillusions entre celui·celle qui part et celui·celle qui reste. Il parle aussi de réconciliation avec le pays que l’on habite et la volonté de s’approprier ce « chez-soi alternatif ».

Traduit de l’anglais par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie

 

J’ai proposé à mes trois meilleurs amis, restés à Idlib, la province de Syrie où figuiers et oliviers constituent la principale source de revenu, de se donner un rendez-vous Skype pour le premier jour de l’Aïd.
Je devrais peut-être préciser que je suis arrivé en Belgique lors de l’été 2015. Contrairement à la plupart des Syrien·nes en Belgique, lorsqu’on me demandait si je voulais rentrer un jour en Syrie, je répondais toujours : « Non, la situation là-bas est et sera toujours difficile. » Mais je tenais néanmoins à maintenir des liens avec ma famille et mes ami·es qui ont décidé de rester au pays des figues et des olives.
Je devrais peut-être préciser, aussi, que le jour de l’Aïd est un moment joyeux et important pour les 22 millions de Syriens et Syriennes devenu·es aujourd’hui 11 millions avec la guerre civile. L’Aïd, c’est juste après le mois sacré du Ramadan, où l’on mange et boit uniquement à la nuit tombée comme forme d’auto-discipline. Avec ces amis, jamais nous ne manquions cette occasion de nous réunir. On passait les trois jours de congé ensemble, à la ferme de l’un ou l’autre d’entre nousn.
Cette année, la veille de l’Aïd, j’ai proposé à mes amis un appel Skype à 19h, heure syrienne. Excité et heureux à la perspective de leur parler, j’ai demandé à ma compagne de me dispenser de toute obligation de couple. Je me suis connecté, mais aucun d’entre eux ne s’est montré. Après avoir attendu une heure en vain face à l’écran, j’ai proposé le même rendez-vous le lendemain. Cette fois encore, personne. J’ai réitéré ma proposition pour le troisième et dernier jour de l’Aïd, et après que tous m’aient envoyé une émoticône de confirmation, toujours personne. Ma compagne a alors remarqué sur mon visage cet airrésolu que j’affiche quand j’ai pris une décision. J’ai décidé de couper tous les ponts avec la Syrie, et j’ai écrit un très court texte. Très court parce que l’idée que j’avais se passait de longs développements. Je l’ai écrit en anglais empruntant la voix d’une écolière qui rédige un devoir de classe.

 

Étudiant(e) : Aïsha Abdulsalam Sadiq
Professeure : Dara R. Cole
Classe : 3ème primaire
Date : 10 octobre 2022
Sujet : Anglais (1ère langue)

Consigne : Écrivez un e-mail à votre ami(e) en racontant vos vacances d’été.

Vacances d’été

Cher Abdulrahman, j’espère que tu vas bien. Comme promis, je t’écris un e-mail pour te raconter mes vacances à Idlib avec mes parents. Nous sommes arrivés au check-point de la frontière turque le 8 juin. Puis à Idlib, ou « L’État islamique démocratique » comme on l’appelle aujourd’hui, deux heures après avoir fait tamponner notre passeport. Mon père était impatient de rendre visite à son lieu de naissance après une séparation aussi longue. Pendant tout le trajet de Bruxelles à Idlib, il nous racontait en riant, à ma mère et moi, des histoires sur ses amis et sur les endroits où il a grandi. Ma mère avait une drôle de tête avec son hijab, et elle se plaignait sans arrêt à mon père de la chaleur, mais il insistait quand même pour qu’elle le garde. Le premier endroit qu’on a visité a été le cimetière, où on est allés prier pour ses parents et son meilleur ami. Tous les trois sont morts alors qu’il était en Belgique et il n’a pas pu venir pour l’enterrement à cause d’un problème administratif – papa m’a expliqué mais je n’ai pas compris. Puis nous sommes retournés à l’hôtel et le lendemain, nous sommes allés voir la maison de famille, aujourd’hui louée par une famille inconnue. Malheureusement, nous n’avons pas pu voir son bureau ou le jardin où il jouait avec son chat quand il était petit parce que la famille qui vit là maintenant a entièrement reconstruit la maison. Il a décidé d’aller voir son autre meilleur ami. Mon père m’a dit que cet ami était très drôle, mais moi je l’ai trouvé effrayant. Pendant une demi-heure, les deux n’ont fait que se disputer, puis nous sommes partis. Il a un visage qui fait peur, une longue barbe, et il criait tout le temps et répétait sans arrêt les mêmes deux mots. J’ai demandé à mon père ce que ça voulait dire et il m’a expliqué : infidèle et traitre, en gros, mais je n’ai pas tout compris. On est rentrés à la chambre d’hôtel et mon père a bu un pack de bières entier. Comme d’habitude, mes parents ont commencé à se disputer au sujet de sa consommation d’alcool. Le jour suivant, on avait prévu d’aller voir son école, son université et son café favori mais on n’a rien pu voir du tout parce qu’il n’en restait plus rien. La ville a été entièrement reconstruite après la guerre. On s’est même perdus souvent en ville. Cette nuit-là j’ai vu mon père pleurer pour la première fois, mais ma mère ne m’a pas laissée lui demander pourquoi. Le jour suivant il a décrété qu’on rentrait à Bruxelles. J’étais bien contente, et encore plus quand il a ajouté qu’à partir de maintenant on ne reviendrait plus à Idlib. Comme ça je pourrai passer mes vacances dans le pays de ma mère avec mes grandparents. Ça me manque, la ferme, jouer avec leur chien, les poulets, les cochons. Il est allé voir un avocat pour vendre la maison de famille pendant qu’on faisait nos valises. Puis il m’a prise à part et m’a expliqué pourquoi il pleurait. « Je vendrais mon âme pour pouvoir t’acheter un bout de terre en Belgique, mais tu dois me promettre que tu ne partiras pas. Tu es Belge. Tu comprends ? » J’ai répondu : « Oui, mais est-ce que je pourrai aller à la ferme de papi et mamie ou bien je dois toujours rester en Belgique ? » Ma mère m’a dit de venir avec elle avant que mon père puisse répondre. Pendant tout le voyage du retour, nous sommes restés silencieux. Bref, ce n’était pas un voyage très joyeux, je n’ai pas aimé. Je n’ai pas aimé Idlib non plus. Voilà pour mes vacances, et maintenant à ton tour de me raconter les tiennes. J’ai hâte de lire ton e-mail.

Ton amie,
Aisha Abdulsalam Sadiq

 

La question du « retour chez soi » ne m’a plus laissé en paix après cet incident. Travaillant comme bénévole dans un centre culturel, j’ai profité de l’occasion pour écouter ce que d’autres avaient à en dire. Lagrange Points est un café-librairie qui promeut la culture et la littérature arabes. Il a été créé par des jeunes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et d’autres simplement intéressé·es et ouvert·es à d’autres cultures.
J’y ai tenu le bar comme bénévole pendant un mois cet été. Vers la fin du mois d’aout j’y ai peu à peu tissé des liens avec quelques bénévoles et client·es. J’ai rédigé une annonce où je proposais aux personnes intéressées par la notion de « retour » de se réunir et d’avoir un échange convivial. Comme cela s’est organisé assez vite et que la réunion avait lieu un soir de semaine, seules onze personnes se sont présentées, ce qui finalement était une bonne chose : ainsi tou·tes ont pu partager leur histoire et discuter dans une ambiance assez détendue. Celles et ceux qui sont venu·es s’intéressaient vraiment au sujet et avaient tout·es quelque chose à en dire.
J’aimerais donner quelques précisions sur les profils des participant·es parce que celles-ci aideront à comprendre les résultats de cette discussion. Le groupe était plutôt équilibré en termes de genres : 4 femmes contre 6 hommes, âgé·es de 20 à 45 ans. Trois femmes sont nées en Belgique, deux hommes sont Syriens mais sont nés et ont grandi au Liban et en Mauritanie, et les autres sont tou·tes des Syrien·nes qui sont né·es et ont grandi là-bas. Hormis les trois femmes nées en Belgique et un homme arrivé en 2000, les autres sont tou·tes venu·es en Belgique pendant et à la suite de la guerre civile qui a débuté en Syrie en 2011. Certain·es de ces participant·es ont en commun deux choses. Un : leurs parents ont des nationalités différentes ; deux : leurs parents se sont installés dans un pays différent de celui qui leur a donné leur nationalité. Par exemple, un·e participant·e a une mère italienne, un père pakistanais, est né·e à Liège et vit à Bruxelles. Autre exemple : un·e participant·e né·e en Syrie, élevé·e au Liban et vit en Belgique. Ou encore un·e autre né·e en Belgique, élevé·e en Palestine et aujourd’hui de retour en Belgique.
De l’heure et demie qu’a duré la rencontre, pendant laquelle j’ai animé la discussion autour de la question « Que signifie pour vous « rentrer chez moi » ? », je retire quelques éléments qui font en quelque sorte l’unanimité parmi les participant·es. Je les restitue ici au plus proche de leurs mots.

Dans le nouveau contexte des révoltes contre les dictatures, identité, chez-soi et politique sont toujours étroitement liés mais d’une manière différente, du moins dans les pays touchés par les révolutions. Chez-soi égale droits, dignité et sécurité, par conséquent, vivre en dictature ne signifie pas vivre chez soi.

D’abord, le temps est un facteur clé dans le processus de familiarisation et d’affiliation avec le nouveau pays, et un facteur d’éloignement et de séparation d’avec l’ancien. Quand il·elles quittent leur pays natal, dans leur tête, le temps s’arrête. Pourtant la vie continue, celles et ceux qui sont resté·es sur place changent et leurs modes de vie et conventions sociales se modifient après le départ de leurs proches, pour le meilleur ou pour le pire. La même impression erronée de continuité vaut aussi pour elles et eux : le temps s’est arrêté quand leurs proches sont parti·es, aussi ne saisissent-il·elles pas que ces dernier·ères ont changé et sont passé·es à autre chose. Une conséquence possible de cette rupture entre les deux éléments de l’équation (migrant·es et non-migrant·es) est que « les migrant·es essaient de se réconcilier avec leurs chez-soi alternatifs ».
« Si je retourne en Syrie, j’aurai besoin d’un cours d’intégration. Les gens, les choses et la culture ont changé, et moi aussi. La guerre a littéralement tout changé », a dit l’un·e des participant·esn.

Ensuite, « Voyageur·ses un jour, voyageur·ses toujours… », a commenté un·e autre. Nous avons tou·tes opiné. La plupart des participant·es ont dit n’avoir pas « de chez-soi où retourner » ou, pour les enfants de mariages mixtes, ne pas savoir « quel chez-soi pourraient être un lieu de retour ». Pour les premier·ères le chez-soi a disparu ou a été détruit, pour les second·es les chez-soi potentiels sont multiples mais il·elles ne se sentent chez eux·elles nulle part. Les migrant·es et leurs enfants sont « condamné·es à errer dans le monde et à rester à jamais en mouvement, à la recherche d’un lieu où se sentir, ou essayer de se sentir, chez eux·elles ». Ce sentiment rappelle les mots de Daniel Defoe : « Si donc Satan est ainsi condamné à une vie vagabonde, et à un état ambulant, il n’a point de demeure fixe. […] Il a la mortification de voir que son pouvoir est extrêmement borné […] Il n’a point de demeure assurée, ni d’endroit fixe, pas même un espace pour y reposer la plante de ses pieds… »n

Enfin, politique et identité arabe sont deux notions inséparables, mais le cœur de la politique a changé avant et après le Printemps arabe. Amaney Jamal écrit qu’à partir des années 1960 et jusqu’au tournant du XXIe siècle, dans le contexte de la guerre avec les pouvoirs coloniaux – qui était la principale cause des vagues de migrations vers l’Occident –, au Moyen Orient, pour ceux et celles qui vivaient sur place ou en exil, « parler politique » signifiait « parler
territoire »n. Les éléments tangibles du chez-soi tels que la terre, le sol, les arbres, les clés de maisons, etc., faisaient partie de ce qui constituait l’identité arabe. La nostalgie et une vision sentimentale de la terre natale étaient présentes dans la plupart des formes d’art, de la poésie à la cuisine, en passant par la danse et la littérature. Les clés de maisons font d’ailleurs partie intégrante de l’héritage de nombreux·ses Palestinien·nes. Toutefois après le Printemps arabe, cette focale sur la terre natale comme nerf de la politique a changé. Dans le nouveau contexte des révoltes contre les dictatures, identité, chez-soi et politique sont toujours étroitement liés mais d’une manière différente, du moins dans les pays touchés par les révolutions. Chez-soi égale droits, dignité et sécurité, par conséquent, vivre en dictature ne signifie pas vivre chez soi. Les personnes qui ont migré dans le sillage de la révolution contre la pauvreté et l’injustice « ne conçoivent plus le chez-soi de la même manière et n’ont donc plus le même rapport à l’idée du retour », disait l’un·e des particicipant·es. Après le Printemps arabe, beaucoup ont connu la désillusion face aux rhétoriques du pan-arabisme et du nationalisme arabe et il y a une tendance, pour les Syriens·nes du moins, à réorganiser le vocabulaire du chez-soi. « Partager la même terre, la même langue, la même histoire, la même culture n’est plus aussi important. Ce qui compte le plus aujourd’hui sont les droits, la dignité, la liberté et la sécurité. »

 

Image : © Axel Claes

1

En Syrie, la fête de l’Aïd est marquée par trois jours de congés officiels : le jour de l’Aïd et les deux suivants.

2

Sauf indication contraire, les fragments entre guillemets reprennent des propos de participant·es.

3

Daniel Defoe, Histoire du diable, tome premier, traduit de l’anglais.

4

Amaney Jamal, “Inside and Outside the Box. The Politics of Arab American Identity”, in P. DiMaggio, P. Fernández-Kelly, (ed.), Art in the Lives of Immigrant Communities in the United States, Rutgers, The State University, 2010, p. 72-88.