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Vents d’ici vents d’ailleurs

Le point sur culture et écologie

Pierre Hemptinne, membre de Culture & Démocratie

18-11-2022

En 2021, la demande de contrat-programme de PointCulture a été refusée. Une dernière chance a été donnée à l’association. Un nouveau projet se met en place avec une diminution importante de subvention, un plan social, la fermeture des PointCulture. À une époque, la « fin du prêt » mobilisait les usager·es. Avec le passage de la pandémie, le lien affectif à ce qu’était La Médiathèque s’est encore distendu, et les PointCulture ferment un peu dans l’indifférence. Pourtant, il ne s’est pas rien passé dans ces lieux où pendant presque dix ans, l’asbl a procédé à un repositionnement original et effectif. Il n’est pas vain de rendre hommage à ceux et celles qui s’y sont investis et ont œuvré à tisser des communs culturels soutenant le changement d’imaginaire requis par le dérèglement climatique. En mêlant analyse et fiction, l’article esquisse ce qu’était ce champ des possibles.

La question culturelle rattrape notre société par le biais de la crise climatique. Face aux connaissances de plus en plus étayées et explicites sur la catastrophe climatique en cours, face aux avertissements de plus en plus alarmistes, l’étonnement s’est exprimé à de nombreuses reprises : pourquoi, malgré tout ça, le changement semble-t-il impossible ? Pourquoi rien ne bouge vraiment ? Les explications vont toutes dans le même sens : nous avons besoin que se produise une radicale bifurcation d’imaginaire. Ça ne se décrète pas, ça se construit, c’est culturel. Or, les véritables forces qui construisent les imaginaires ne se situent pas du côté des ministères de la Culture. Le philosophe Bernard Stiegler caractérisait régulièrement le marketing comme étant le ministère effectif de la culture, au niveau mondial.

L’état des lieux
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler un peu les termes de cette problématique écologique et culturelle. Pour ce faire, je m’appuierai sur la contribution de Corinne Pelluchon, « Non-humains », à l’ouvrage collectif La société qui vientn. Elle pose d’abord la nécessité de principes généraux qui devraient supplanter ceux de la croissance : « La protection de la biosphère, le souci pour les générations futures, l’amélioration de la condition humaine et un motif eudémoniste lié au fait que nous avons besoin d’un environnement sain et convivial pour nous épanouir, deviennent des principes qui doivent orienter les politiques publiques au niveau local, national et international. » (p. 926) Il ne suffit pas de « verdir » le modèle économique actuel. La voie écologique signifie « améliorer la condition humaine », car le système actuel, générateur d’inégalités et de souffrances, empêchera d’adopter les bonnes options face à l’urgence climatique.

Ces principes de bifurcation « s’accompagnent d’une réorientation de l’économie et de changements dans les styles de vie et les modes de production qui contribuent à la réduction de l’empreinte écologique ». Pour réussir cette réorientation, il est incontournable de « s’interroger sur les conditions permettant aux individus de passer de la théorie à la pratique ». Que signifie ce passage du théorique à la pratique ? Cela revient à « modifier leurs habitudes de consommation et à intégrer au cœur de leur bien-être l’intérêt général qui est élargi aux générations futures et au patrimoine naturel et culturel de l’humanité », c’est faire en sorte qu’ils deviennent « acteurs de la transition écologique au lieu de ressentir cette dernière comme une contrainte à laquelle chacun, dès qu’il pourra, tentera de se soustraire ».

Un peu de fiction
Le changement pourrait germer, prendre racine, à la faveur de modifications dans les rapports de force politiques. Imaginons un pays où le portefeuille de la culture serait confié à un ou une ministre écolo, probablement dans une forme de concession et de compromis politique. Cette fonction ministérielle prendrait place, probablement, dans une philosophie de la « transition » telle que critiquée par Jean-Baptiste Fressoz, qui entend changer pour que rien ne change. Les vraies orientations culturelles continueraient à être définies par d’autres ministères en accointances naturalisées avec leurs lobbys. Le fait que redonner l’espoir aux jeunes dépend d’une révolution culturelle – pour endiguer la « pandémie de tentatives de suicides chez les adolescent·es » – ne se serait pas encore imposé. Le budget de la culture serait toujours aussi ridicule proportionnellement aux enjeux et, faute de pouvoir modifier les structures « méta » du champ, contraint de chercher des alternatives pour un peu peser.

D’emblée, avoir en tête la question d’échelle
C’est ce qui préoccupait Bernard Stiegler lors de sa dernière intervention aux ENMI (Entretiens du Nouveau Monde Industriel) : comment arriver à faire bascule ? Comment ne pas s’épuiser dans une multitude de micro-efforts militants ? Cet épuisement est le lot d’innombrables opérateurs culturels qui travaillent depuis des années à faire émerger un autre imaginaire (mais en réalité, plus concrètement, à « soigner » ici ou là, les impacts destructeurs du capitalisme absolu). Le ou la ministre pourrait à ce propos s’inspirer de nombreuses études. Le secteur culturel, en effet, a toujours été producteur d’outils réflexifs. En Belgique, un des derniers chantiers impliquant une large consultation du secteur s’appelait « Bouger les lignes ». Cet épuisement, ce burn-out particulier du secteur culturel, y est bien décrit en toutes lettres dans les conclusions de plusieurs ateliers. « On s’échine pour ancrer les sensibilités dans les droits culturels, l’égalité des chances, l’égalité des genres, l’égalité des espèces… ce ne sont que des gouttes d’eau dans le désert, jamais notre travail isolé, parcellaire, n’atteint une échelle qui permettrait qu’un changement significatif et systémique ne s’amorce. » L’évidence sautait aux yeux de toutes et tous : « Pour changer d’échelle, travaillons ensemble, mettons nos efforts en commun, relions-les, entretissons. » Ce qui semblait plus facile à dire qu’à faire de l’aveu même des intéressé·es. Les intentions ne suffisent pas, élaborer des outils structurels est incontournable pour prendre prise sur le réel.

Recommandation algorithmique et interdépendances
Un état des lieux rigoureux est plus que nécessaire, « afin de voir ce que nous devons conserver et ce qu’il nous faut supprimer ». Cet exercice périlleux serait à conduire à l’échelle de l’en- semble du champ culturel, transversalement et simultanément, et pas uniquement à propos de telle ou telle institution. Instaurer une approche écologique du champ culturel considéré comme écosystème, dans ses interdépendances, serait profitable et romprait avec une certaine compétition entre institutions pour obtenir et/ou conserver sa part du gâteau, au profit d’une vision de ressources collectives gérées comme des « communs de la culture ».

L’analyse des interdépendances rendrait évident l’avantage pris par l’imaginaire marchand sur les cultures non-marchandes via les usages numériques et l’importance du temps passé par les citoyen·nes à regarder/lire des écrans et soulignerait la nécessité d’un « audit » sérieux du numérique. La Médiathèque de la Communauté française de Belgique a très tôt mis en place un groupe de travail intersectoriel, P.U.N.C.H (Pour un numérique critique et humain), associant théorie et mise en pratique, prospective et expériences de terrain, qui a constitué un corpus documentaire exceptionnel illustrant les retombées du numérique sur la culture et la fabrique des imaginaires. Aujourd’hui, le groupe PUNCH fonctionne de façon autonome, les associations se sont approprié ce dispositif de recherche et engrangé de l’autonomie à l’égard de l’instrumentalisation de leurs missions par l’environnement du numérique.

Instaurer une approche écologique du champ culturel considéré comme écosystème, dans ses interdépendances, serait profitable et romprait avec une certaine compétition entre institutions pour obtenir et/ou conserver sa part du gâteau, au profit d’une vision de ressources collectives gérées comme des « communs de la culture ».

Numérique, missions, enveloppes
Des moyens jusqu’ici investis dans des services correspondant à des pratiques obsolètes gagneraient à être alloués à des missions plus judicieuses. Le devenir de La Médiathèque de la Communauté française de Belgique pourrait servir d’exemple concret. Cette association sans but lucratif a été un pôle d’excellence du prêt public de musiques et cinémas enregistrés, durant près de soixante ans, avec une reconnaissance internationale de sa base de données exceptionnelle, son succès populaire, sa médiation quotidienne au profit de la diversité culturelle. Elle bénéficie d’une dotation importante qui, avec l’évolution des pratiques culturelles, ne se justifie plus. La réaffectation de cette subvention pourrait être l’occasion d’affirmer une vision déterminée d’associer culture et écologie. Elle serait transformée en impulsion structurelle de bifurcation, ses millions étant « sanctuarisés » en premier élément des « communs de la culture » intéressant tous les opérateurs de la culture (et leurs publics).

Médiation culturelle efficiente, efficace
Récupérer la subvention d’une association telle que La Médiathèque irait de pair avec la proposition faite aux travailleur·ses du secteur de créer ce qu’on désigne comme « opérateur d’appui » et ce, au niveau de la stratégie de médiation culturelle, dans toutes ses composantes et différences complémentaires. Ce serait un opérateur clairement identifié comme organe de coordination et d’amplification des efforts des unes et des autres en faveur du changement d’imaginaire. Coordonner, stimuler l’intelligence collective dans des projets transversaux. Amplifier, en organisant une médiatisation vers le grand public, en élargissant l’audience (travailler à ce changement d’échelle). Faire exister quelque chose qui corresponde à l’idéal que la plupart poursuivent en travaillant pour la culture publique, défi formulé par Michel Guerrin dans Le Monde du 8 juillet 2022, à propos du ministère de la Culture française qui « voit son autorité rognée année après année par des industries culturelles conquérantes et constate, impuissant, que les jeunes se détournent de son offre ».

Un réseau de proximité
Il reviendrait donc à l’ensemble des opérateurs de définir cet opérateur spécifique, correspondant à leurs besoins, et d’en établir le cahier des charges sectoriel. Une telle responsabilité ne peut échoir à la seule association sommée de se réinventer. La démarche viserait, plus largement, à repenser un fonctionnement interconnecté de tous les opérateurs, formels et informels. La Médiathèque de la Communauté française de Belgique fournit quelques bons éléments pour lancer les réflexions. Cette association, très tôt frappée par l’arrivée du numérique, n’a pas attendu pour se réinventer et mettre en place un chantier de mutations. L’idée de base, principalement, a été d’expérimenter précisément des manières de travailler ensemble, à partir d’un concept de médiation culturelle comme levier individuel et collectif sur les enjeux de société. Cela se déclinait en « saisons » dont les thèmes recoupaient les missions décrétales des différents acteurs et actrices, facilitant une transversalité effective, dans les actes. La « saison » proposait aux citoyen·nes de voir comment, par leurs choix culturels quotidiens, prendre en mains, chacun·e selon ses gouts et son environnement, ces enjeux de société et contribuer à faire bouger le champ des représentations qui ordonne la vie de nos imaginaires (et donc les désirs et ambitions par lesquels une société se projette dans le futur). Ces saisons étaient constituées d’évènements (expositions, projections, concerts), de documentations (conférences, ateliers), de créations participatives (monter une expo sur l’urgence climatique, par exemple). Le « faire », le « théorique » et le convivial se conjuguaient, dans tout le réseau des médiathèques, en lieux expérientiels. Les programmes privilégiaient les formes « intimes » plus propices à partager des questionnements culturels complexes et à faire passer des messages de « bifurcation ». Les jauges, petites, étaient régulièrement remplies. Ce qui, au regard des critères d’audimat bureaucratique – la professionnalisation de la culture s’est surtout placée au niveau du calculable – peut sembler peu, mais représentait beaucoup en termes de « vécus » partagés, en « possibles » (un dossier constitué par La Médiathèque reprend les témoignages de dizaines d’associations attestant de la réalité de ces possibles ainsi approchés).

Le champ des possibles
La démarche volontariste de cette association est instructive et inspirante parce qu’elle a ouvert le jeu, à tâtons mais déterminée. Elle a animé, sur près de dix ans, un ensemble de réalisations transversales entre opérateurs différents, répartis sur l’ensemble du territoire de la Communauté française de Belgique, sans hiérarchie, sans cadre décrétal, actionnant les envies, les motivations, révélant des proximités, favorisant des mutualisations jusque-là jamais formalisées (beaucoup ont déclaré : « On se connaissait, mais on n’avait jamais travaillé ensemble »). De l’aveu de nombreuses associations culturelles s’y étant activement impliquées, l’appui proposé par La Médiathèque dans le cadre de ses saisons co-construites était plus facile et plus direct, apportait surtout plus de liberté pour tenter des choses, faire des expériences, prendre des risques, être libérées de l’obligation de résultats immédiats. Toutes choses dont a grand besoin l’objectif de changer la société par la culture. En effectuant son repositionnement, La Médiathèque et son personnel, sans emphase, sans rien de « donneur·ses de leçons », ont ouvert sur le terrain un champ des possibles. Des germes ont été semés pour des communs qui feraient le lien entre culture et écologie. Juste une amorce, mais significative, utile pour penser l’outil qui manque au changement effectif d’imaginaire. Prendre en considération cet héritage représente une chance politique. Quel signe envoyer à l’ensemble des ministères de la Culture et du champ de production des biens culturels, ainsi qu’aux jeunes qui manifestent pour un changement de cap radical ?

 

Image : ©Joanna Lorho

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Didier Fassin (dir.), Seuil, 2022.

 
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