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Notices bibliographiques

Le système dette : histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éric Toussaint

Paul Biot

03-01-2019

Les liens qui libèrent, 2017, 330 pages.

↦ Dette souveraine : une dette qui engage un État. En principe ! Car elle peut être répudiée par les autorités de cet État pour différentes raisons. Répudiation : annulation ex initio, révocation, rejet de la dette par le·a débiteur·rice (anglicisme).

Présentation

Éric Toussaint est un historien belge, porte-parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes – autrefois dénommé Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM) – qu’il a contribué à fonder. Historien de formation, il est docteur en sciences politiques de l’université de Liège (ULg) et de l’université Paris VIII. Il est également membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il a participé à la fondation du conseil international du forum social mondial en 2001. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La bourse ou la vie (CADTM, CETIM et Syllepse, 2004) ou Afrique: abolir la dette pour libérer le développement (CADTM, 2001).

L’ouvrage Le système dette retrace l’histoire de plusieurs dettes souveraines, comprenant l’analyse des motifs de leur répudiation réalisée ou tentée, mais aussi de leur suspension, de leur renégociation, de leur consolidation, et des menaces qui entourent ces processus.
Ce n’est pas le premier ouvrage de l’auteur en ce domaine, ou pour le dire plus justement, en ce combat. Mais celui-ci est une somme, qui s’attache autant à la réflexion théorique qu’à l’analyse de cas particulièrement éclairants. Entre autres, l’endettement des pays latino-américains ou de la Grèce depuis leur indépendance, celui de l’égypte et de la Tunisie dont elle fut l’instrument de leur colonisation, ou encore, l’histoire des emprunts russes.

Assez rapidement, le lecteur est saisi par le caractère à la fois infantile et pernicieux du système qui conduit à l’endettement d’états lorsque, dans la plupart des exemples analysés dans l’ouvrage, leurs peuples tentent de se libérer d’un pouvoir despotique ou illégitime.
Infantile parce que le procédé sur lequel repose une dette souveraine parait d’un simplisme que déjouerait un élève d’école primaire. Pernicieux parce qu’aussi simpliste qu’il soit, il se répète de manière inexorable en raison du brouillard financier qui l’entoure.
Ce paradoxe n’est possible que parce que les dettes des états souverains ne sont que l’expression d’une colonisation de leurs moyens d’action, caractéristique du système capitaliste, reposant à la fois sur la sanction du droit des contrats, l’emprise sur les instances judiciaires ou arbitrales, et le cas échéant, la menace ou l’usage des armes. La conjugaison de ces forces, qui peuvent s’avérer mortifères pour les peuples, peut cependant être dénouée lorsque le contrat se révèle vicié.

L’ouvrage éclaire divers moyens avancés pour contester la validité de ces dettes qui apparaissent alors pour ce qu’elles sont: illégitimes, illégales et odieuses surtout lorsqu’elles deviennent insoutenables tant par les populations qu’en bonne justice.
Une précision s’impose : les dettes souveraines mises en question dans l’ouvrage ne sont pas des dettes d’état à état ou issues d’engagements à l’égard d’institutions financières internationales – du moins lorsqu’elles ne sont pas des « consolidations» de dettes privées antérieures. L’intervention et les attitudes dominatrices d’états, seuls ou dans des actions collectives, lorsque la dette est répudiée par l’état débiteur, occultent très souvent la nature privée de la créance et des créancier·ères.
Une dette souveraine nait en effet d’une demande d’un état adressée à des invesstisseur·ses privé·es extérieur·es au pays, destinée à compenser une situation en principe provisoire de déficit de trésorerie, pour diverses raisons d’ordre politique, économique, ou naturel, etc. Le processus qui conduit à une dette souveraine peut ainsi apparaitre a priori comme parfaitement légitime. Mais rapidement apparaissent en germe tous les ingrédients qui à terme peuvent lui conférer un caractère odieux.
Une banque (ou un consortium de banques) est sollicitée par un état pour organiser à l’extérieur du pays – la dette appelée externe ou extérieure est à distinguer de la dette interne – la récolte de la somme nécessaire : organiser la récolte et non la prêter elle-même.
Les titres sont imprimés au nom de l’état emprunteur, offerts sous leur valeur faciale – le montant convenu avec celui-ci et imprimé sur la face du titre – et indiquent le taux de la charge des intérêts appliqué à cette valeur apparente du titre.
Ces titres, après une solide campagne de promotion – où la banque intervenante n’hésite pas à acheter le silence ou le soutien des médias – sont vendus aux épargnants, investisseur·ses et boursicoteur·ses de tous poils. La banque émettrice n’apporte aucune garantie ni ne s’engage sur le remboursement du titre ou le paiement des intérêts, et encore moins sur la hauteur à laquelle ces titres seront acquis et, ultérieurement, négociés, offrant alors de nouvelles occasions de profits aux porteur·ses des titres.
La valeur réelle des titres lors de leur émission sera avant tout celle de la confiance de l’acquéreur·se dans la capacité future de remboursement de l’état emprunteur qui se traduira dans la hauteur de la somme réellement issue de la vente des titres. Ainsi pour l’emprunt du Mexique de 1824, le prix d’émission du titre était de 58 livres (l’affaire se faisait à Londres) pour une valeur faciale de 100 livres : l’acheteur·se du titre paie 58 livres mais à l’échéance a droit au remboursement de 100 livres, sa valeur faciale. Autre avantage indirect: le taux des intérêts de 5%, fixé sur la valeur faciale est donc de 5 livres. Le montant réellement payé par titre étant de 58 livres, le rendement réel pour le·a porteur·se est donc de près du double (5 livres pour 58 livres). Infantile ou enfantin? En tout cas attractif !
Ce n’est cependant pas cette première anomalie que retiennent les états qui, le jour venu, contestent la légitimité de leurs dettes, alors que cet aspect conduit souvent déjà à les rendre insoutenables, tant à rembourser en capital qu’à en payer la (sur)charge d’intérêts.
éric Toussaint, s’appuyant notamment sur les travaux d’Alexandre Sack, juriste russe spécialiste en droit financier international enseignant à Moscou et Paris au début du XXe siècle, et sur de nombreux exemples – longuement détaillés – d’états corsetés par l’emprunt, identifie trois raisons principales qui en font des dettes illégitimes, illégales et odieuses.

1/ La dilapidation des ressources issues de l’emprunt. Elles sont de trois ordres :

– Le niveau souvent scandaleux des commissions prélevées par les banques émettrices. Au festin des commissions se retrouvent les plus grosses, ayant pignon sur rue depuis plus de deux siècles sur les grandes places financières : Londres, Paris puis New-York, Berlin, Amsterdam, Bruxelles. Ainsi, dans l’exemple de l’emprunt du Mexique de 1824, la commission de la Banque B.A. Goldschmidt & Co était de 750 000 livres sur une recette réelle de 1 850 000 (soit 40% de la recette), le Mexique ne percevant que 1 100 000 sur une dette faciale de 3 200 000.

– Le remboursement par priorité de créancier·ères d’emprunts antérieurs dont les fonds d’investissements mais aussi parfois des opérateur·rices fortuné·es et averti·es de l’état émetteur: les nouveaux emprunts sont souvent la consolidation d’emprunts antérieurs suspendus ou partiellement impayés, pris en compte à leur valeur faciale, grossis des intérêts impayés, et d’un complément servant à une nouvelle commission de la banque. Pourquoi se gêner ?

– L’affectation des sommes finalement remises à l’état emprunteur détournées vers des dépenses autres que celles des investissements prévus, dont l’arrosage des autorités ayant facilité la négociation de l’emprunt et divers circuits prédateurs plus occultes. À ce propos Toussaint cite le juriste Sack : « Comme exemple de dettes odieuses, on pourrait ranger les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou de personnes et groupements liés au gouvernement, des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’état.» (p. 192) Il est arrivé plus d’une fois qu’aucune somme n’aboutisse dans les caisses de l’état.
Ainsi, pour en rester à l’exemple du Mexique, qui pour conforter son indépendance acquise contre l’Espagne en 1821, entama une longue série d’emprunts, celui, organisé en 1824 à Paris, de 110 millions de francs à la demande de Maximilien d’Autriche placé par Napoléon III sur le « trône impérial mexicain», le tout resta en France. Et sur l’ensemble des emprunts du Mexique de 1824 à 1865, formant une dette faciale totale de 560 millions de francs, seuls 34 millions échurent dans les caisses de l’état, soit environ 6%. Et le Mexique n’est qu’un exemple d’un système qui scella pour longtemps le sort des états latino-américains, ne se libérant de la domination politique et militaire de l’Espagne que pour tomber dans celui de la dictature de l’argent, une démonstration à laquelle s’attache longuement le bien nommé ouvrage Système dette.

2/ L’utilisation des crédits de la dette externe à des fins contraires à l’intérêt du peuple est le second motif, le plus politique, de l’appellation d’odieuse des dettes contractées le plus souvent par des gouvernements despotiques en fin de règne, pour tenter d’écraser par les armes les mouvements populaires. Des armes acquises grâce à l’emprunt, et dont, pour l’essentiel, le produit est directement transféré aux industries d’armement du pays d’émission de l’emprunt, une pratique encore très actuelle.
Cette dimension d’une dette odieuse se retrouvera dans des textes internationaux. Elle appelle à une définition politique d’une dette révocable : « Lorsqu’un gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissant·es de la nationalité dominante […] ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’état débiteur.» (Sack, cité p. 193) À l’appui de sa thèse, Sack cite la révocation par Cuba de ses dettes envers l’Espagne, laquelle avait emprunté sur les marchés externes de quoi maintenir par la force des armes le peuple cubain sous la domination coloniale séculaire qu’elle exerçait alors sur l’ile.
Éric Toussaint développe l’argumentation: « Désormais il s’agit de dépasser la doctrine de Sack en prenant en compte les éléments liés aux conquêtes sociales et démocratiques qui se sont traduites dans le droit international» (p. 196), et cite un extrait de la position officielle du CADTM adoptée en 2008 :
« Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un état, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers. » Une position doctrinale que complète la nécessité de « s’intéresser au caractère démocratique d’un état débiteur au-delà de son mode de désignation: tout prêt octroyé à un régime qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains, l’égalité souveraine des états, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. »

3/ Le troisième motif de répudiation de dette dont Système dette raconte l’histoire est celui que l’Union soviétique a rappelé en 1929 lors de la conférence sur la négociation de Gènes organisée par cinq puissances capitalistes sorties en vainqueurs de la guerre 14-18, et qui visait à obliger l’Union soviétique, invitée, à entreprendre le remboursement des emprunts russes du régime tsariste, répudiés en 1918 par le Pouvoir révolutionnaire mais dont la dénonciation avait déjà été annoncée dès 1905. Le délégué soviétique, le juriste Tchitcherine, rappelait que : « La Convention française, dont la France (une des puissances présentes) se réclame l’héritière légitime, a proclamé le 22 septembre 1792 que la souveraineté des peuples n’est pas liée par les traités des tyrans. »
La conférence de Gènes qui occupe une part importante du chapitre réservé aux emprunts russes, éclaire les logiques qui opposent les créancier·ères et le droit des contrats d’une part, et de l’autre le droit des peuples assignés au remboursement de la dette. Elle met aussi en lumière le transfert unilatéral de l’action au gouvernement, d’états initialement hors de tout lien contractuel avec l’état emprunteur, se subrogeant volontairement aux droits de leurs ressortissant·es détenteur·rices des titres contestés, afin de leur apporter – et surtout aux banques dont l’image, et donc la confiance, est écornée – le soutien de moyens de contrainte appartenant à la puissance publique.
La forte participation de petit·es porteur·ses – en France notamment – étant utilisée comme moyen de pression morale et politique sur l’Union soviétique, celle-ci avait prévu de les dédommager en partie. Les représentants des puissances ayant avec le plus grand mépris repoussé la proposition soviétique, Tchitcherine concluait : « La délégation russe constate que les états intéressés, en réservant toute leur sollicitude pour un groupe restreint de capitalistes étrangers et en faisant preuve d’une intransigeance doctrinaire inexplicable, ont sacrifié les intérêts de la foule des petits porteurs.» (p. 292)
Ces « états intéressés», au premier rang desquels figuraient la France et la Grande-Bretagne, n’avaient pas hésité, notamment pour convaincre la jeune Union soviétique à reprendre le remboursement de l’immense dette de la Russie tsariste, à poursuivre la guerre 14-18 en la portant en 1919-20 contre l’Armée rouge, et en y incluant les corps francs issus de l’armée allemande vaincue, qui ensuite écrasèrent la révolution intérieure en Allemagne. L’Union soviétique avait quant à elle renoncé à revendiquer le remboursement de la créance de la Russie tsariste sur la Grèce, appliquant logiquement au peuple grec le droit de se libérer d’une dette odieuse née de guerres imposées par des puissances extérieures.

Commentaire

L’Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, sous-titre de l’ouvrage d’éric Toussaint, montre, sous le foisonnement des exemples et à l’appui de développements doctrinaires, combien le passé peut éclairer le présent. Et de fait, la démonstration apparait par moment comme l’amorce du plaidoyer pour une prochaine action en justice visant à la répudiation de la dette grecque. La quatrième de couverture rappelle d’ailleurs que l’auteur a coordonné les travaux de la Commission pour la vérité sur la dette publique, créée le 4 avril 2015 à l’initiative du Parlement grec (dont les conclusions sont à lire dans le livre La vérité sur la dette grecque publié en 2015 aux éditions Les liens qui libèrent).
L’ouvrage glisse de manière parfois discontinue mais toujours opportune de l’histoire des dettes odieuses à l’analyse de leur répudiation et, dans un style tout aussi aisé et de lecture tout aussi passionnante, à l’argumentation juridique susceptible de soutenir les actions en révocation de ces instruments d’une forme moderne et plus occulte de colonisation d’un peuple.

Patrick Sautin, auteur de Les prêts toxiques: une affaire d’État et membre de la Commission pour la vérité sur la dette publique de la Grèce, qui signe la préface de l’ouvrage, y souligne à juste titre son apport au combat contre le « système dette comme outil de domination (dans) l’architecture économique du capitalisme. »
Le commentaire le plus chargé d’espérance est cependant celui qu’éric Toussaint apporte en conclusion de l’ouvrage :
« La répudiation des dettes illégitimes […] doit faire partie d’un ensemble cohérent de mesures politiques, économiques, culturelles et sociales permettant la transition vers une société libérée des différentes formes d’oppression et d’exploitation. »

Mots-clés
Dette publique – Dette souveraine – Dette externe – Valeur faciale – Valeur apparente – Endettement – Prêt toxique – Commission de courtage – Circuits prédateurs – Suspension – Renégociation – Consolidation de la dette – Dette illégitime, illégale, insoutenable, odieuse, révocable – Emprunts russes – Petit·es porteur·ses – Dictature de l’argent – Impérialisme – Colonisation – Libre-échange – nationalisation – Alexandre Nahum Sack – Club de Paris – FMI – Société des Nations – Traités de Brest-Litovsk, de Paris, de Rappalo, du Bardo.

Contenu
Chapitre 1 : Comment le Sud a payé pour les crises du Nord. / Chapitre 2 à 7 : Amérique latine / Mexique / Grèce / égypte / Tunisie / Chapitre 8 : Alexandre Nahum Sack et les dettes souveraines / Chapitre 9 : La dette odieuse selon Sack et selon le CADTM / Chapitre 10 : Les répudiations de dettes entre 1830 et 1930 / Chapitre 11 : La victoire du Mexique face à ses créanciers (1914-1942) / Chapitre 12 : La répudiation des dettes par les soviets / Conclusion / Chronologie des crises économiques, de la création des dettes et de leur répudiation / Bibliographie / Index sélectif

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté