Le tabou de la dette

Entretien avec Lorenzo Di Nicola et Martine Van Oosthuyse.

13-07-2023

En juin 2022, Culture & Démocratie a organisé avec l’asbl Esquifsn une semaine sur le surendettement au centre Brueghel, à Bruxelles, durant laquelle des membres des groupes de parole de l’association Trapes – Tous en réseau autour de la prévention et de l’expérience du surendettementn ont partagé leurs expériences. Maryline Le Corre a alors été frappée par le silence qui entoure la question du surendettement, mais aussi par la violence administrative à laquelle iels racontaient être confronté·es, notamment par le biais du langage bien spécifique aux procédures. Parce que cette question concerne un nombre important de personnes et que le surendettement reste une expérience tue, honteuse, dans Papier Machine elle a souhaité échanger avec deux des membres de Trapes, Lorenzo Di Nicola et Martine Van Oosthuyse, pour donner à entendre ces vécus et rendre hommage à la manière dont iels ont réussi, d’une certaine façon, à reprendre contrôle par la parole.

Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice de Culture & Démocratie.

En 2021, 67 100 personnes étaient en cours de procédure de règlement collectif de dettesn en Belgique. Pourtant le surendettement reste un sujet dont on ne parle pas ou très peu. Plusieurs mécanismes entrent en jeu. Tout d’abord les personnes concernées éprouvent souvent un sentiment de honte par rapport à leur situation. Renvoyées à l’idée qu’elles sont responsables et n’ont pas su gérer leur argent, elles ont tendance à s’isoler et n’osent pas en parler, même à leurs proches, par crainte du jugement. On ne parle pas d’argent ! Ensuite, une personne qui se retrouve endettée au point de devoir entamer un règlement collectif de dettes est plongée dans un monde juridique au langage bien spécifique. Titre exécutoire, droit de recette, saisie-arrêt-exécution, acte de protêt…, pour le ou la justiciable lambda, difficile d’y comprendre quelque chose. Ce langage véhicule une forme de violence et de mépris qui participent au sentiment de honte éprouvé par les personnes dans une situation déjà pénible. Pourtant, depuis de nombreuses années, il existe un mouvement qui plaide en faveur d’un langage juridique clair devenu la norme dans les pays anglo-saxons. En Belgique l’Association syndicale des magistrats, qui réunit un groupe de magistrat·es militant pour une justice plus démocratique, défend depuis une vingtaine d’années une simplification du langage. Mais force est de constater que celui-ci reste bien obscur. Alors comment pouvoir « dire mot » si on ne maitrise pas la langue ? Pour Jean-François Funck, juge au tribunal du travail de Nivelles, « de manière inconsciente, en partie du moins, il y a un plaisir à compliquer l’expression, une volonté de conserver le langage de la caste, du monde judiciaire. C’est une façon de montrer “on est entre nous, on se distingue, on se comprend”. Le langage est une forme de pouvoirn ». Comme si la procédure de règlement collectif de dette, au cours de laquelle la personne endettée voit l’intégralité de son budget géré par un tiers et doit introduire une demande pour acheter un simple pot de confiture, n’établissait pas déjà un rapport de domination.
Face à toutes ces impossibilités de « dire mot », l’asbl Trapes – Tous en réseau autour de la prévention et l’expérience du surendettement – est créée en 2017. Formée de médiateurs et médiatrices de dettes, de travailleurs et travailleuses en prévention, d’assistantes et assistants sociaux, et avec des personnes qui ont vécu une situation de surendettement ou qui la vivent encore, l’asbl souhaite développer une vision alternative et critique de la problématique du surendettement à un niveau plus structurel, notamment via des groupes de parole. Lorenzo Di Nicola et Martine Van Oosthuyse sont membres de ce réseau. Dans cet entretien, iels nous parlent de leur parcours, de la honte ressentie mais aussi de leur colère face au jargon juridique auquel iels ont été confrontés. Iels racontent aussi l’extraordinaire force de la parole, qu’iels ont réussi à prendre au sein du réseau et qui leur a permis de se réapproprier leur histoire. Aujourd’hui, iels veulent dire la dette, haut et fort, ce qu’elle fait, ce qu’elle abime. Pour se faire entendre, iels animent des ateliers sur le sujet et montent sur les planches pour jouer la pièce Basta précarité qu’iels ont écrite à partir de situations vécues.

Les personnes en situation de surendettement ont tendance à s’isoler. La dette, c’est difficile d’en parler ?
Martine : Oui, quand on est pauvre, parler d’argent c’est tabou. On a honte. On n’ose pas dire qu’on a moins de chance que d’autres. Et les autres ressentent aussi cette gêne. Mon fils ainé par exemple, il s’est récemment acheté la « Rolls Royce » du vélo. Mais quand je lui ai demandé combien il l’avait payé, il m’a répondu : « C’est indécent de te le dire. » Donc il y a un malaise des deux côtés et moi je n’ose pas en parler, parce que je sens qu’il y a toujours cette idée que c’est de ma faute, que j’ai mal géré. Peut-être aussi que ces personnes ont peur que je leur demande de l’argent. Pourtant, ça, je ne l’ai jamais fait… En tout cas, c’est un sujet dont on ne parle pas.

Lorenzo : Dès qu’on commence à tomber dans les problèmes de factures, qu’on n’a plus l’argent nécessaire pour survenir à ses besoins, on a tendance à se renfermer sur soi-même et on va très vite se mettre à mentir, à cacher les lettres, car on n’ose pas en parler à son entourage. Il y a une gêne, une honte de notre condition qui s’installe. Parler de la difficulté qu’on a à arriver à la fin du mois, c’est très dur quand les gens ne partagent pas cela autour de vous. Aussi parce qu’il y a une part de jugement, cette idée reçue que c’est de notre faute, qu’on a pas su gérer notre argent.

Vous faites partie du groupe de soutien mis en place par l’asbl Trapes. Là-bas c’est possible de parler ? De votre situation individuelle mais aussi de la question du surendettement de façon plus globale ?
Lorenzo : Oui, dans le groupe on peut parler avec des personnes qui ont les mêmes difficultés que nous, sans avoir peur d’être jugé·es. On s’apporte de l’aide et du soutien. C’est ce qui nous permet de tenir le coup. On s’aperçoit qu’on n’est pas tout seul, qu’en fait on est des millions mais qu’on est isolé·es. Moi je suis arrivé en 2020 chez Trapes, quand j’ai fait mon règlement collectif de dettes. J’ai rencontré Martine et tous les autres à ce moment-là. J’étais chez un médiateur avec lequel ça se passait très mal au niveau personnel et c’est là que l’on m’a donné l’adresse d’une association qui organisait des groupes de soutien. Ce groupe m’a aussi beaucoup aidé pour introduire mon règlement collectif de dettes par moi-même.

Martine : Le groupe permet de déposer et on en a besoin. En parlant, on se rend compte que ces représentations sur le surendettement – elle gère mal, c’est de sa faute,… – c’est quelque chose qui nous heurte toutes et tous. Personnellement j’ai élevé mes deux enfants toute seule. J’ai commencé à « boire le bouillon » quand ils ont été en études supérieures. Mon ainé était dans la restauration et mon plus jeune dans l’infographie. Donc il y avait des voyages, du matériel et toutes sortes de choses à payer. Il fallait que je trouve une solution et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à perdre pied. Je n’avais jamais fait de crédit parce que je viens d’un milieu où mes parents avaient tendance à faire des crédits et j’ai assisté à tout ça, enfant : les huissiers qui sonnaient à la porte ; ma mère qui nous envoyait en dessous de la table où l’on ne pouvait plus bouger pour ne pas qu’ils nous entendent. Alors nous les enfants on s’était juré de ne pas faire de crédits. Et je n’en avais jamais fait jusqu’à ce que je ne sache plus faire autrement. C’était un petit crédit pourtant, 9 000 euros, mais après j’ai eu des problèmes de santé.
Alors au départ, on ressent une grande colère. On se dit : « J’ai travaillé toute ma vie, 35 ans, et parce que j’ai eu des problèmes de santé, tout s’arrête. » C’est injuste, ce n’est pas mérité. Mais cette colère doit être utile, elle doit être changée en quelque chose de positif. Et toutes ces réunions avec le groupe permettent de déposer cette colère.

Cette colère elle est dirigée contre le système, la procédure ?
Martine : Quand le groupe s’est créé, j’étais en procédure de médiation de dettes. C’était ma décision mais je n’en avais pas encore parlé à mon entourage. Le problème c’est que le service de médiation l’a contacté avant moi, mon travail, la mutuelle, mon ex-mari… Tous ont reçu un courrier qui leur annonçait ma situation. Et comme mon ex-mari me versait une petite pension, il a aussi été prévenu. Ça a fait un scandale !

Lorenzo : Oui tout le monde est prévenu parce que nos revenus ne nous sont plus versés directement. Ils arrivent sur un compte de médiation de dettes chez un médiateur judiciaire, qui nous redistribue ce dont on a besoin pour notre budget mensuel. On n’a plus de vie privée. C’est une procédure très lourde et qui dure sept ans.

Martine : Pendant ces sept ans, toutes les dépenses sont regardées à la loupe : « Vous avez des animaux ? Ça, on tolère tout juste … C’est bien les animaux mais ce sont des dépenses superflues… » On ne sait plus aller au cinéma ni au restaurant. Avec les ami·es on invente des choses pour ne pas y aller. Et avec le groupe on peut parler de tout ça.

Lorenzo : C’est très violent. Par exemple, ça m’est arrivé d’aller rencontrer une médiatrice judiciaire, qui m’a reçu dans une maison de maitre, à l’autre bout d’une énorme table dans un superbe bâtiment. Et c’est elle qui va décider du budget que je vais avoir pour pouvoir survivre pendant les sept prochaines années. Pour moi c’est quelque chose de choquant et d’extrêmement traumatisant.

Martine : Un jour, j’ai fait un courrier à mon médiateur pour lui demander de l’argent pour acheter un petit jouet à mon petit-fils. Il n’a même pas eu le respect de me répondre. C’était à la fin de l’année et je lui ai envoyé une carte : « Je vous souhaite une bonne année. J’espère que vous avez pu gâter vos petits enfants si vous en avez. » C’était ironique bien sûr. Ça m’a mise très en colère.

Lorenzo : Moi aussi j’ai ressenti énormément de colère. Et le fait de passer par des groupes de soutien et d’avoir des gens qui peuvent lire votre colère à l’avance et tempérer un peu les mots que vous voulez adresser à votre médiateur, ça peut éviter d’aller au conflit avec celui-ci. C’est un peu comme l’initiative des « écrivains publics » qui peuvent aider les gens à formuler leurs demandes plus facilement.

Justement sur cette question, avez-vous l’impression de parler la même langue que toutes ces personnes qui interviennent sur votre vie, sur la façon dont vous devez gérer votre argent ?
Martine : Il y a eu des réunions chez Trapes avec un avocat qui était venu pour parler de sa vision à lui, pour qu’on comprenne mieux les démarches. Personnellement je n’ai pas su rester. Toute la colère et toute la peur sont revenues d’un coup, parce que ce sont eux qui tiennent nos vies entre leurs mains. Ça avait l’air d’être une gentille personne quand il est arrivé, plutôt simple. Mais dès qu’il a ouvert la bouche, il avait tout ce vocabulaire d’avocat et j’ai préféré partir. Moi je m’exprime dans un langage simple puisque je suis quelqu’un de simple. Et les huissiers et les avocats s’expriment avec des termes techniques et c’est parfois violent. Je ne suis pas une intellectuelle mais sais quand ils racontent des conneries.

Lorenzo : C’est vrai qu’ils utilisent un langage très technique que nous, personne lambda, on ne peut pas toujours comprendre. On ne sait pas forcément toute la loi sur le règlement collectif de dettes ou d’autres sujets. Ils vous expliquent les choses à leur façon et vous êtes sensé·es les comprendre. En plus, comme l’exprime Martine, on part d’un traumatisme. On a toutes et tous été traumatisé·es par des huissiers qui ont pu faire des saisies sur salaire, saisie de meubles,… Ce sont vraiment deux mondes qui s’affrontent.

Vous avez monté une troupe de théâtre-action, avec laquelle vous jouez la pièce Basta précarité, qui parle avec humour de situations vécues. Vous organisez aussi des animations. C’est important de prendre la parole, avec vos mots justement, sur ce sujet ?
Martine : On a d’abord dû mettre la colère entre parenthèses. Et après on a pensé à faire du théâtre. On a travaillé sur la pièce pendant deux ans en écriture collective. Ce sont des sujets qu’on connait et on s’est dit que ça passerait mieux avec de l’humour. Je donne encore l’exemple de mon fils ainé. Lui ne voulait pas du tout qu’on parle d’argent. À chaque fois que j’en parlais, il se fermait. Donc au bout d’un moment j’ai laissé tomber. Au début, il ne voulait pas venir voir le spectacle. Il disait : « Pour entendre parler de misère, non merci ! » Mais il a tout de même fini par venir à une représentation et cela lui a permis de voir les choses tout à fait différemment. On n’en parle toujours pas ouvertement mais je comprends par son comportement qu’il a compris d’autres choses. Et justement parce que ça a été fait avec humour. J’imagine que ça peut aussi aider d’autres personnes à voir les choses autrement.

Lorenzo : Dernièrement, on est aussi allé·es au Home Baudoin qui est une Maison d’accueil pour hommes, pour faire une animation sur les préjugés qu’on entend sur les personnes en situation de précarité. Les hommes qui y sont hébergés sont sans-abri et beaucoup étaient intéressés par la problématique du surendettement qui pour certains les ont amenés au sans-abrismen. C’est la finalité la plus extrême du surendettement. L’animation s’est vraiment très bien passée. On a réussi à mettre en place un dialogue entre eux et les assistantes sociales qui étaient sur place et même à certains moments à les amener à se confier. La première étape s’est vraiment de réussir à dire les choses et c’est possible quand on peut s’exprimer sans craindre les préjugés.

Martine : Et quand on voit des personnes qui se mettent à parler, ça nous donne envie de continuer dans ce sens-là parce qu’on voit que ça marche.

Lorenzo : De continuer aussi pour peut-être arriver à changer les choses. On a toujours espoir que les décideurs politiques changent un peu ce système qui est un système très cruel. La pièce de théâtre par exemple pourrait peut-être toucher des gens qui pourraient en parler à d’autres personnes et ainsi de suite jusqu’à arriver aux décideurs politiques. On veut à la fois créer un réseau d’actions pour aider le plus possible les gens à ne pas tomber dans le surendettement et la précarité mais aussi réussir à avoir un écho, une écoute au niveau politique.

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Médiation de dettes ou règlement collectif de dettes : il s’agit d’une procédure judiciaire, payante, qui a pour objectif de rétablir la situation financière du débiteur.

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Sandrine Warsztacki, « La justice sans jargon », Échos du crédit et de l’endettement, 2010.

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En Belgique, un nouveau terme est apparu depuis quelques temps et remplace progressivement le mot « sans-abrisme », connoté trop péjorativement : il s’agit du « sans-chez-soirisme ». Le terme « sans-chez-soirisme » est un mot permettant de désigner toutes les personnes dépourvues d’un chez-soi et non uniquement d’un abri (les personnes qui se trouvent dans la rue, en hébergement d’urgence, en maison d’accueil, etc.). Le nombre de personnes sans-chez-soi recensées en Belgique et en Région de Bruxelles-Capitale ne cesse d’augmenter depuis plus de 10 ans. Cette augmentation continue met en lumière les limites des mesures d’urgence prises par les pouvoirs publics et indique qu’il devient nécessaire de s’attaquer aux causes structurelles de ce phénomène (difficultés d’accès au logement, évolution du marché du travail, pauvreté, rétrécissement du filet de protection sociale, migration accrue, réduction des allocations de logement, etc.).