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Humeur

Le temps des contre-feux

Sabine de Ville
Présidente du CA de Culture & Démocratie

25-04-2020

Une petite brochure intitulée Culture, extrême-droite et populismes aujourd’hui en Europe, datée de 2003 et publiée conjointement par Culture & Démocratie et Kunst en Democratie, rassemble quelques textes d’intervenant·es sollicité·es lors d’ateliers préparatoires à un colloque européen. Parmi eux·elles, Anne-Marie Autissier, alors maitresse de conférence à L’Institut d’études européennes. Le titre de son article donne le ton : « Populismes de droite et culture : la manipulation des représentations et des symboles ». Dans le texte, les intertitres précisent le propos  : Coupes budgétaires au nom de la liberté de l’art et des contribuables ; Le choix de l’art patrimonial ; Miser sur les jeunes ; Une politique de déstabilisation ; Marginaliser l’art et la culture ; L’Apartheid des imaginaires ; L’instrumentalisation des imaginairesn. Les préoccupations de notre association en 2003 rejoignent étonnamment celles de 2020, tandis que les récentes mesures d’économie prises par le gouvernement flamand suscitent la colère légitime des secteurs touchés – le secteur culturel, le secteur socioculturel et celui des médias.

Ces mesures les impactent sévèrement sur le plan financier alors même qu’ils ne cessent de subir, depuis plusieurs années, des coupes à répétition. Dans un billet irrité et critique publié sur Daardaar.be en date du 27 janvier 2020, Milo Rau, directeur du NT Gent, rappelle que le gouvernement allemand vient, pour sa part, de décider d’injecter 54 millions supplémentaires dans le budget de la culture, la ministre allemande de la Culture Monika Grütter ayant déclaré que « l’avant-garde artistique stimule le discours démocratique ».
En Flandre – et cela produira des effets en Région bruxelloise aussi – le ministre-président flamand réduit de 6% les subsides de fonctionnement dans le secteur culturel sauf pour sept institutions pour lesquelles la coupe sera de 3%, et jusqu’à 60% pour certain·es opérateur·rices culturel·les. L’enveloppe des subsides par projet passera de 8,55 millions en 2019 à 3,39 millions en 2020. Le secteur socioculturel fait lui aussi l’objet de coupes sévères.

La mise au pas de la culture via des politiques qui privilégient l’homogénéité et s’affranchissent sans ménagements de la pluralité des expressions et des formes s’amplifie dans l’espace européen et au-delà. L’affinité déclarée pour le patrimoine et le rejet des émergences contemporaines est un dénominateur commun de ces politiques.

Au-delà de l’indignation exprimée depuis plusieurs semaines en Flandre par les acteur·rices culturel·les concerné·es, c’est aussi d’inquiétude qu’il s’agitn. En effet, non contentes de couper dans les subsides culturels et socioculturels au nom d’un réajustement budgétaire qui entend « supprimer la culture d’État », les mêmes autorités réorientent la politique culturelle en invoquant le canon flamand. Celui-ci doit consolider l’identité culturelle flamande en en définissant la nature et les contours. Ainsi, les mesures prises ménagent les institutions culturelles qui œuvrent dans son cadre (comme le musée en plein air de Bokrijk) aux dépens de celles qui travaillent à de nouvelles émergences ou à des projets à finalité socioculturelle.

Pauvreté désolante de cette pensée politique ! La vitalité de la culture flamande et sa reconnaissance à l’échelle internationale tiennent au contraire au cosmopolitisme de ses artistes, de ses créateur·rices et de ses acteur·rices culturel·les. Et c’est bien d’une politique culturelle inféodée à la pire logique nationaliste dont il est désormais question.

Ce mouvement déborde largement la Flandre. Il concerne l’espace européen. Dans plusieurs pays membres, Pologne, République tchèque, Autriche, Hongrie et par poussées en Italie, plus loin, aux portes de l’Europe comme en Turquie, les gouvernements autoritaires affichent un mépris croissant pour la diversité des opinions et des créations, pour l’éducation et la recherche indépendantes, pour la presse libre et à la fin, pour l’état de droit. Les atteintes aux règles et aux valeurs foncières du régime démocratique parmi lesquelles le débat, la gestion raisonnée des conflits d’opinion, la liberté d’expression, le multipartisme, la séparation des pouvoirs (liste non exhaustive) s’y multiplient.

La domestication des esprits – particulièrement des jeunes esprits – est la première arme des régimes autoritaires et nationalistes. Cela a été largement observé en d’autres temps. En matière de culture et d’éducation, l’exemple vient de Hongrie. Viktor Orbán vient d’approuver une réforme initiée par lui dans l’enseignement obligatoire. Les programmes de littérature feront désormais une place obligée aux auteur·rices hongrois·es se réclamant ouvertement du fascisme comme Jószef Nyíró, un écrivain « membre de l’Union des écrivains européens fondée par Joseph Goebbels et membre du parti pro-nazi des Croix fléchées, responsable de massacres sur les bords du Danube après leur prise du pouvoir à la fin de l’année 1944 ou Ferenc Herczeg, un admirateur de Mussolinin ». L’article précise que László Arató, président du syndicat des professeur·es de hongrois, estime pour sa part que ce nouveau programme « fait de nouveau de l’enseignement littéraire la servante de l’idéologie et de la politique ». La réforme écarte dans le même mouvement des écrivain·es contemporain·es jugé·es peu dignes de demeurer dans les programmes comme Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002.

La mise au pas de la culture via des politiques qui privilégient l’homogénéité et s’affranchissent sans ménagements de la pluralité des expressions et des formes s’amplifie dans l’espace européen et au-delà. L’affinité déclarée pour le patrimoine et le rejet des émergences contemporaines est un dénominateur commun de ces politiques. Et la liste des écrivain·es, des chercheur·ses, des journalistes ou des opposant·es mis·es en difficulté, en prison ou contraint·es à l’exil s’allonge partout en Europe et ailleurs, au nom d’une unicité culturelle et politique supposée de la nation. Asli Erdogan, écrivaine turque, vient d’être acquittée des charges qui pesaient sur elle mais ne quittera pas l’Allemagne où elle vit désormais pour échapper à une autre arrestation, toujours possible. Ahmet Atlan, écrivain et essayiste turc lui aussi, est toujours en prison.

Au-delà de ceux et celles qui résistent dans leurs pays respectifs et plus près de nous, en Flandre, il faut questionner l’élan qui pousse les citoyen·nes à délivrer en nombre leur voix à ces partis populistes et nationalistesn. Peur et sentiment d’abandon à l’heure des migrations, lassitude et épuisement du sens au temps de l’hyper-capitalisme ? Il faut s’interroger sur la responsabilité des gouvernements impuissants à répondre aux attentes des populations en matière de sécurité économique, d’équité, de bien-être et de sens. Il faut aussi mesurer la part des systèmes éducatifs dans cette vaste dérive. Plus pressés de former des travailleur·ses productif·ves et dociles que des adultes penseur·ses et créateur·rices de leur destinée, ils abandonnent trop de jeunes sans outils, sans rêves et sans futur. Il faut aussi, bien entendu, questionner un système économique dont les excès nourrissent le ressentiment, la désespérance, la peur et la colère. Au risque de s’illusionner avec des réponses simplistes.

Il n’est d’expérience culturelle valable que dans la multiplicité de ses formes. Nous pouvons alimenter de cercles en cercles une réflexion collective sur la démocratie et les formes du pouvoir, nous pouvons penser de nouveaux modes de participation

Reste la question du « que faire » ? L’anathème, pourtant tentant, serait pauvre. Il revient d’ailleurs en toute légitimité aux acteur·rices culturel·les touché·es. Le repli serait le miroir de ce qui nous préoccupe. Reste notre faculté d’analyse, de résistance, de mobilisation et d’action. Nous affirmons que l’humain, animal culturel, ne l’est jamais autant que lorsqu’il s’ouvre, rencontre, découvre, brasse, cherche et crée. Il n’est d’expérience culturelle valable que dans la multiplicité de ses formes. Nous pouvons alimenter de cercles en cercles une réflexion collective sur la démocratie et les formes du pouvoir, nous pouvons penser de nouveaux modes de participation – ils émergent aujourd’hui -, nous pouvons résister activement aux logiques de repli et forcer, là où nous œuvrons, l’avènement d’une société solidaire, ouverte et audacieuse. Nous pouvons aussi, avec tou·tes les membres de Culture & Démocratie, approfondir le travail sur les droits culturels, autrement dit sur la dimension culturelle des droits fondamentaux, une réponse possible à la « dépression démocratique » actuelle. Ce combat doit être mené collectivement. C’est ensemble qu’il faut, à l’échelle de l’Europe et ici, analyser les atteintes à l’idéal démocratique, en décrypter les sources et les formes pour penser et élaborer les contre-feux. À défaut, le « Canon » et ses clones européens l’emporteront.

1

Voir Culture, extrême droite et populismes aujourd’hui en Europe, Culture & Démocratie/ Kunst en Democratie, Bruxelles, mai 2003.

2

Les Ultima’s 2019, les prix flamands de la Culture remis le 18 février au Concertgebouw de Bruges, ont été perturbés par les manifestations de colère du secteur culturel, lequel a hué le Ministre Jambon. Luc Tuymans, l’un des artistes-peintres belges contemporains les plus en vue sur la scène artistique internationale, a reçu le prix le plus prestigieux "Algemene Culturele Verdienste". Il compte reverser le montant de 20 000 euros à l’association Let’s Go Urban, dont deux jeunes membres ont représenté l’artiste absent sur scène, pour recevoir le prix.

3

La Libre Belgique, 6 février 2020.

4

Nous n’entamerons pas ici le travail pourtant nécessaire d’explicitation des termes « populiste » et « populisme ». Nous renvoyons les lecteur·rices à l’ouvrage récent de Pierre Rosanvallon : Le siècle du populisme, Histoire, théorie, critique, Seuil, Paris, 2020.

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