Benjamin Monteil
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Dossier

Le territoire de l’école à l’épreuve du confinement

Julie Dock-Gadisseur, Marie Poncin et Marjorie Van Den Heuvel
Enseignantes au Campus Saint-Jean (Bruxelles)

19-11-2021

Depuis plus d’un an, notre système scolaire est particulièrement touché par la pandémie. D’un arrêt total des cours en présentiel en mars 2020 à la mise en place d’un système d’enseignement hybride de novembre 2020 à avril 2021, alternant entre cours à distance et en classe, le territoire de l’école a été profondément bouleversé. Comment cette transformation du lieu scolaire a-t-elle été vécue ? Quelles sont les résistances qui ont été rencontrées, les difficultés auxquelles il a fallu faire face ? Y a-t-il eu des effets positifs, voir des enrichissements ? Trois enseignantes nous partagent ici leurs réflexions.

L’établissement dans lequel nous enseignons (le Campus Saint-Jean à Molenbeek) accueille des élèves de toutes les origines, et toutes et tous ont un lien très fort avec la migration. Certain·es viennent tout juste d’arriver en Belgique, d’autres y vivent depuis plusieurs années et d’autres y sont né·es, mais leur famille a, elle, connu une traversée vers un ailleurs, une vie potentiellement meilleure. Un premier élément qui nous marque au sujet du territoire concerne les déplacements de nos élèves. Si certain·es ont parcouru des centaines de routes, des milliers de kilomètres pour arriver en Belgique, leurs trajets, une fois qu’ils et elles sont installé·es à Bruxelles, sont très courts. Il·elles bougent peu, effectuent les mêmes déplacements, pré-établis, jusqu’à l’arrêt de tram ou de métro, jusqu’à l’école, jusqu’au parc, jusque chez un·e membre de la famille… Leur connaissance de leur quartier, du quartier de l’école et de la ville où il·elles vivent est assez limitée. Au moment du confinement total en 2020, leurs mouvements ont été davantage restreints, voire inexistants. Beaucoup n’ont plus quitté leur domicile pendant plusieurs semaines. Les précautions sanitaires étaient invoquées par les familles, qui, pour certaines, maitrisent peu le français et avaient donc peu accès aux différentes informations sur les mesures mises en place par le gouvernement. Dans le doute, elles préféraient ainsi garder leurs enfants à l’intérieur pour ne prendre aucun risque, que ce soit au niveau sanitaire ou au regard de la loi.

Prendre le chemin de l’école deviendra pour beaucoup de jeunes filles le principal, sinon le seul, accès à l’extérieur, n’ayant par ailleurs peu ou pas d’opportunités de socialisation.

Espace public et espace privé

Si les jeunes se partagent l’espace public de façons assez différentes, la crise sanitaire va figer et accentuer ces disparités et leurs conséquences sur la socialisation des adolescent·es. Alors que, souvent, les jeunes hommes sont autorisés à occuper l’espace public (« trainer » en rue ou au parc, utiliser les terrains sportifs ou encore les skateparks), c’est avant tout par leurs déplacements que les jeunes filles investissent le dehors. De l’école à la maison et inversement. De la maison d’une amie, à qui l’on va rendre visite, au foyer. Il ne s’agit donc pas de s’attarder et le plus souvent, toute incursion au-dehors se fait sous le couvert d’une autorisation. Lors du premier confinement (de mars 2020 à septembre 2020 pour certain·es), les établissements scolaires sont fermés, les activités suspendues. Les déplacements de la population sont très limités et c’est ainsi que beaucoup de filles, plus encore que les garçons, sont sommées de constamment rester chez elles.

L’année scolaire 2020-2021 soulèvera également la question des déplacements hors de la maison. L’école reprend, mais toute la vie sociale des adolescent·es à l’extérieur est mise en suspens. Les activités sportives en salle, les lieux de loisirs comme le cinéma et même les centres commerciaux seront fermés. Seule exception : la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale à Molenbeek qui continuera à proposer son « atelier photo » auquel participent quelques jeunes de notre établissement. Prendre le chemin de l’école deviendra pour beaucoup de jeunes filles le principal, sinon le seul, accès à l’extérieur, n’ayant par ailleurs peu ou pas d’opportunités de socialisation.

Avec le confinement durant cette année scolaire, les cours d’éducation physique ont, par contre, facilité une certaine exploration de la ville, une découverte du quartier et l’appropriation du territoire autour de l’école − située dans la commune de Molenbeek, près des Abattoirs d’Anderlecht, du Canal et des garages exportant des véhicules d’occasion. Les élèves et les enseignant·es ont, en effet, beaucoup marché, les cours en salle de sport n’étant plus autorisés. Cette expérience de l’espace proche et de « l’école dehors » est, nous semble-t-il, importante et à garder comme facteur d’indépendance.

Conséquences de l’enseignement à distance

Un élément supplémentaire à propos du territoire concerne la confusion et le mélange des espaces avec la numérisation de l’enseignement. Le système d’hybridation mis en place au sein de notre établissement prévoyait que chaque élève vienne tous les jours à l’école, certaines classes uniquement les matinées avec cours en ligne l’après-midi, et d’autres classes uniquement les après-midis avec cours en ligne le matin. Chaque semaine, le système était inversé, celles et ceux qui étaient présent·es le matin à l’école la semaine précédente venaient l’après-midi la semaine suivante, et ainsi de suite. Seules les classes du 1er degré commun et différencié ainsi que les classes du DASPA (Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-Arrivants), considérées comme des publics prioritaires, ont eu cours en présentiel à 100%.

Or les professeur·es et les élèves ne partagent pas ou peu les mêmes territoires en dehors de l’école. Avec le système des cours à distance, la frontière vie privée/vie publique s’est fissurée. Les cours en ligne empiètent sur nos vies privées. Cette mise en contact avec l’intimité des un·es et des autres nous semble inadéquate. Les repères spatiaux et temporels ont été perturbés. Ainsi, certain·es élèves se présentent sortant à peine du lit, expliquant qu’il·elles mettent leur réveil pour le « live », c’est-à-dire le cours en ligne. Nous sommes un peu chez les élèves et il·elles sont un peu chez nous. Cette proximité ouvre la porte sur les réalités de précarité des un·es et des autres qui mettent mal à l’aise les jeunes et leurs familles.

L’école à la maison suscite également un malaise chez les parents, qui sont davantage sollicités au niveau des compétences pédagogiques et des ressources, et une relative incompréhension. Pour certains, si l’enfant ne va pas à l’école, c’est qu’il n’y a tout simplement pas école…

On a beaucoup parlé du décrochage scolaire pendant cette période et, de fait, un petit pourcentage de nos élèves a disparu de la circulation pour diverses raisons : les difficultés matérielles à suivre des cours en ligne (même si l’école s’est attachée à ce que chacun·e soit équipée d’un ordinateur et d’une connexion wifi, les élèves n’ont pas toujours un espace à eux·elles, il·elles doivent se partager le même ordinateur ou téléphone, la connexion wifi n’est pas optimale, etc.), un état dépressif lié au climat anxiogène de la crise et au manque de contacts sociaux, ou à cause d’autres priorités. Ainsi des jeunes ont parfois préféré « jober » pour aider leurs parents qui avaient perdu leur travail. Notons aussi que l’éviction des jeunes filles de l’espace extérieur a entrainé une autre conséquence : celle de renforcer leur sollicitation vers les soins pour autrui au sein du foyer. Quand certaines rataient les séances de cours en ligne sur la plateforme de l’école, elles évoquaient abondamment les tâches domestiques supplémentaires qui leur étaient confiées, principalement la prise en charge des enfants plus jeunes de la famille.

Pour une petite poignée d’élèves, cet enseignement à distance s’est malgré tout avéré positif. Nous pensons ici à celles et ceux qui ont du mal avec le système et le rythme scolaires et qui ont tendance à décrocher dans un cadre d’enseignement classique. Mais pour tellement d’autres jeunes et enseignant·es, l’enseignement à distance a renforcé les barrières sociales, linguistiques et culturelles existantes. Il a véritablement permis aux principaux·ales concerné·es − les élèves et le personnel éducatif −, mais aussi à leur entourage et à la société d’une manière générale, de prendre conscience de la nécessité et de la valeur du présentiel au niveau de la compréhension, de l’apprentissage, de la communication.

Nous sommes un peu chez les élèves et il·elles sont un peu chez nous. Cette proximité ouvre la porte sur les réalités de précarité des un·es et des autres qui mettent mal à l’aise les jeunes et leurs familles.

Réduction du territoire de l’école

Notre dernier élément de réflexion porte sur le territoire même de l’école, qui s’est limité, depuis la pandémie, uniquement à celui de la classe.

L’espace a été ainsi réduit à sa plus simple réalité : les élèves restent assis·es sur leur chaise, derrière leur banc, sans pouvoir être en mouvement. L’enseignant·e se place principalement près du tableau. Nous avons observé une sorte de figement des corps − les activités sportives étant également fort réduites −, figement des interactions − les mélanges des classes étant interdits − et figement des relations avec le port du masque, dont il fallait tout le temps rappeler le port correct et qui handicape l’enseignant·e dans sa communication labiale et corporelle, bases précieuses de son métier pour l’apprentissage.

À cette diminution de l’espace à habiter dans l’école cette année s’est ajoutée l’absence cruelle de sorties dans des lieux culturels et sportifs.

Celles-ci rendent possible l’accès à de nouveaux territoires, qu’ils soient matériels ou imaginaires, et donnent sens aux apprentissages. Elles permettent aussi de rapprocher professeur·es et élèves, de « défiger » les rapports, d’apporter plus d’humanité à la relation et de décloisonner les rôles de chacun·e. Les enseignant·es sont un peu moins enseignant·es au moment d’une sortie, et les élèves un peu moins élèves. Tou·tes sont participant·es et donc davantage sur un même niveau. Même si les intervenant·es extérieur·es (artistes, plannings familiaux, associations, témoins) ont pu continuer à rentrer dans l’école, le manque d’ouverture aux institutions et lieux extérieurs à celle-ci a été ressenti de manière douloureuse. Au final, nous faisait remarquer une élève, la moindre activité ou sortie qui était autorisée révélait toute la richesse de ces pratiques. Lorsqu’une intervention était prévue, elle était d’ailleurs vécue de manière beaucoup plus intense, les élèves la préparant avec soin et voulant y donner la meilleure image d’eux ou d’elles-mêmes.

Que nous reste-t-il à présent à imaginer pour la suite ? La crise sanitaire que nous traversons met plus que jamais en lumière les nombreux défis à relever au niveau mondial, que ce soit notamment pour la réduction des inégalités sociales ou la prise en compte des enjeux écologiques. Mais cela ne pourra se faire qu’en consolidant le monde de l’éducation, en y articulant des territoires où chacun·e aurait sa part de meilleur.

Image : © Benjamin Monteil 

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