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Dossier

L’écologie dans le brouillard néolibéral

Jean-Baptiste Comby
Sociologuen, maître de conférence à l’Institut Français de Presse de l’Université Paris 2

20-04-2017

Les problèmes environnementaux se distinguent d’autres questions de société par l’ampleur des mobilisations culturelles et symboliques auxquelles ils donnent lieu. Face à la crise écologique, ont fleuri depuis une quinzaine d’années d’innombrables initiatives dont la finalité est de modifier nos représentations en élaborant un autre récit pour le climat, en construisant des imaginaires écologistes désirables ou en révisant les référents culturels de nos rapports à la nature.

La dilution des problèmes environnementaux dans un tourbillon de mots, d’idées, d’images, de slogans ou de mots d’ordre célébrant le respect de l’environnement tout en ne contestant que rarement, ou alors du bout des lèvres, l’organisation sociale qui le détruisait, constitue un aspect majeur de leur dépolitisationn. Il est frappant de constater que la plupart des messages écologistes euphémisent les ressorts matériels des enjeux environnementaux dont on sait pourtant qu’ils ne relèvent pas d’une logique postmatérialiste, n’en déplaise à certains penseurs postmodernesn.
Détourner ainsi le regard des causes collectives, donc politiques, des pollutions de toutes sortes, correspond en fait à une morale petite-bourgeoise, morale dont une fonction est aussi de préserver la valeur symbolique des styles de vie les plus nocifs écologiquement mais les mieux cotés par les structures sociales du capitalisme. En effet, quand le verdissement des modes de vie verse dans l’indifférenciation politique sous couvert d’œcuménisme, il baisse ses armes critiques et vient faire le jeu du gouvernement néolibéral des conduites individuelles. C’est pourquoi cet article souhaite attirer l’attention sur le brouillage idéologique engendré par la morale « écocitoyenne ».

Changer par les idées ?
Entrepreneurs du « capitalisme vert » et promoteurs des initiatives pour s’alimenter, se déplacer, habiter, cultiver, travailler ou consommer autrement appartiennent à deux factions, économiques et culturelles, d’une même catégorie sociale : les classes moyennes (et) supérieuresn. Si leurs petites différences engendrent parfois des divergences politiques, elles ne doivent pas masquer la proximité de leurs positions sociales. Celle-ci explique pourquoi les uns comme les autres (s’)investissent massivement dans des mobilisations visant à changer les comportements en modifiant les consciences et les représentations.

Les membres des classes moyennes (et) supérieures ont tout d’abord en commun un rapport plutôt enchanté à l’école et au pédagogisme. Pour eux, l’environnement, « c’est comme l’alphabet, ça s’apprend » (entretien avec un architecte). Ils accordent de l’importance à la connaissance scolaire, lettrée, scientifique. Ils cherchent à agir conformément à leurs idées ; plus exactement, ils ont la forte impression que leurs actes sont guidés par leurs savoirs, leurs pensées, leurs valeurs.
Ces personnes vivent ensuite plus souvent des mobilités sociales, professionnelles, résidentielles ou biographiques. Cela les incline à réviser régulièrement leurs routines. On rencontre au sein de ces catégories sociales un goût de la réflexivité sur le mode de vie. Celui-ci est fréquemment réévalué et modifié. Autrement dit, il va de soi de changer ses comportements individuels, toutefois dans des propensions généralement limitées.
Enfin, c’est au sein de ces franges intermédiaires et favorisées de la population que les visions psychologisantes du monde social connaissent le plus de succès. Coaching, spiritualités, philosophies positives, permaculture humaine, préceptes psy ou communication non-violente, ces cures de l’âme alimentent également l’idée que chacun peut, en partant de son for intérieur plutôt que de ses conditions matérielles d’existence, opérer une réforme de soi à l’image du « changement que nous voulons voir dans le monden ».

Prend ainsi forme une conception de l’individu maître de ses faits et gestes car en apesanteur du social et mû par des sensibilités singulières. Dès lors, les idées, les mots, l’éducation, la sensibilisation, les médias ou la culture auraient des effets importants sur ce que les gens pensent et font. Il faudrait ainsi mobiliser le plus grand nombre en changeant les mentalités pour que chacun prenne conscience des enjeux et agisse en conséquence.
À ces croyances, les sciences sociales opposent une autre conception de l’individu, celle d’êtres sociaux pétris des collectifs au sein desquels ils évoluent. Le social se fait corps, émotions, psyché. Les idées, les opinions, les représentations sont construites au gré d’expériences socialisatrices. Elles s’ajustent aux positions occupées dans la société. Non l’inverse. Quand l’ethos* individualisant des classes moyennes (et) supérieures affirme que « si on veut, on peut », les spécialistes du monde social montrent qu’en règle générale, « si on peut, on veut ».
Ce qui a de l’effet, ce ne sont donc pas les médias, les messages ou les idées, mais une rencontre entre des discours ou des représentations et les contextes sociaux dans lesquels les individus vivent et pensent. Plutôt que de se focaliser sur les récits et imaginaires les plus à même de mobiliser les individus, il s’agit d’inverser la perspective et de partir des leviers collectifs qui façonnent les subjectivités. Ce faisant, on se donne les moyens de comprendre pourquoi le changement par les idées est une morale de classe certes conforme aux conditions sociales et aux intérêts politiques des strates petites-bourgeoises de la société, mais peu ajustée aux vécus et visions du monde des milieux populaires.

Politiser les « alternatives »
Promouvoir un changement progressiste des représentations est bien sûr nécessaire. Toutefois, les initiatives en ce sens se suffisent trop souvent à elles-mêmes. Or, non seulement il faut interroger les limites sociales du poids des idées sur les agissements personnels, mais il importe surtout de coupler plus systématiquement la valorisation d’autres manières (inséparablement collectives et individuelles) de vivre, avec une contestation des styles de vie dominants et des institutions sociales qui les encouragent.
Comme le féminisme, le militantisme écologiste est fortement personnaliste. Il demande d’incarner la cause que l’on défend et comporte donc une forte composante morale. Celle-ci peut alors se confondre avec le gouvernement néolibéral des conduites dont le principe est d’imputer les dysfonctionnements collectifs aux individus. Ceux-ci seraient, aux côtés de la technique et du marché, l’alpha et l’oméga de l’organisation collective. Inutile donc de critiquer l’ordre établi et de penser les antagonismes qui le traversent. La somme des changements individuels résoudraient « naturellement » les problèmes sociaux. Telle est la philosophie des dispositifs écocitoyens d’inspiration néolibérale : étiquetages, vignettes, bonus/malus, crédits d’impôts et prêts à taux zéro, campagnes de sensibilisation ou semaine du développement durable. Or les frontières sont loin d’être étanches entre d’une part ces initiatives qui s’adressent au « grand public » pour l’enjoindre de se laisser gouverner en intégrant les normes de la « bonne » conduite écologique, et d’autre part le bourgeonnement des invitations militantes à faire quotidiennement sa part, à montrer l’exemple et la voie ou à revendiquer par l’agir ici et maintenant.

Des éco-quartiers aux agricultures urbaines, la liste des transitions et alternatives « citoyennes » passées du statut d’utopies concrètes à celui d’action publique devant parfaire l’attractivité des territoires, s’accroît. La force de l’idéologie dominante est sa malléabilité, son syncrétisme, sa capacité à récupérer la critiquen. L’institutionnalisation des « solutions positives » et autres expérimentations est un levier particulièrement efficace de cette endogénéisation de la contestation par le pouvoir. Mais ce qui rend également possible le lessivage idéologique des « alternatives », c’est leur adhésion aux registres de l’exemplarité et de la transition heureuse, au détriment des grammaires politiques de la résistance, de l’opposition et de la condamnation des privilèges de classe. Même s’ils sont proches socialement, entrepreneurs du capitalisme vert et militants écologistes poursuivent des intérêts politiques antagonistes. Là où les premiers cherchent à changer les choses de l’intérieur, les seconds se mobilisent pour faire autrement à côté du cadre existant. Ils ne doivent cependant pas perdre de vue la nécessité de contester ce cadre sans relâche pour qu’il ne les absorbe pas. Cela suppose de marquer nettement les différences avec ceux qui, bien qu’étant leurs voisins dans le monde social, sont davantage tournés vers les dominants que vers les dominés. Les « alternatives » doivent donc constamment jouer la carte de la conflictualité sociale pour se politiser. Les imaginaires écologistes ne peuvent se substituer aux luttes sociales mais doivent se connecter à elles. C’est à cette condition qu’ils sortiront du brouillard idéologique dans lequel ils sont trop souvent plongés.

 

1

Auteur de La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public (Raisons d’Agir, 2015) et coordinateur du n°38 de Savoir/Agir, « Des alternatives à géométrie variable » (2016).

2

Jean-Baptiste Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’Agir, Paris, 2015.

3

On rappellera que les classes populaires, dont les modes de vie sont pourtant les moins nocifs pour la planète, souffrent le plus des pollutions mais sont mises à distance des gratifications associées à la bonne conscience écocitoyenne. Jean-Baptiste Comby, « La dépossession écologique des classes populaires », in Savoir/Agir n° 33, 2015.

4

Nicolas Brusadelli et al., « L’espace contemporain des “alternatives”. Un révélateur des recompositions des classes moyennes ? », in Savoir/Agir n° 38, 2016.

5

Pour paraphraser un célèbre propos de Gandhi invariablement repris dans les milieux écologistes.

6

Luc Boltanski, Ève Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

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