L’éducation permanente, apprendre des victoires

Interview de Christine Mahy
par Renaud-Selim Sanli, Chargé de projet à Culture & Démocratie

27-05-2021

Quel peut-être le rôle de l’éducation populaire dans une société de plus en plus atomisée et individualiste et dans laquelle on assiste à un effondrement des acquis sociaux, voire des droits matériels les plus élémentaires ? Pour Christine Mahy, la lutte politique par des moyens culturels est un aspect fondamental de l’éducation populaire. Cette dernière, par apprentissages et alliances, peut venir  amplifier la reconquête d’un espace commun qui dépasse les structures de domination et amplifier l’affirmation de modes de vies solidaires.

L’actuelle directrice du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), Christine Mahy, a toujours refusé de se plier aux catégories de l’institution quand il s’agit d’agir sur le social. Comme elle aime à le répéter, « ce ne sont pas les enfants qui ratent à l’école, c’est l’école qui rate avec les enfants », elle refuse d’accepter l’idée apprise durant ses études d’assistante sociale selon laquelle le travail
social doit se faire à un niveau individuel. « On m’apprenait qu’il fallait réparer les gens, les faire rentrer dans les cases des institutions, les faire rentrer dans les rangs. Mais pourquoi est-ce que ce serait eux le problème ? Pourquoi leur faire porter à eux les échecs de notre société ? ».
Très vite, Christine Mahy en sera convaincue, elle ne sera pas assistante sociale. Elle choisira de s’investir dans un quartier paupérisé de Marche-en-Famenne, habité majoritairement par la communauté turque de la région. « À l’époque, tout le monde me déconseillait d’y aller. On me disait que je ne serais jamais acceptée dans la communauté turque. Ce quartier était très stigmatisé à l’époque, alors que la majorité des habitants étaient Turcs, on l’appelait “Little Marrakech” ». L’expérience leur donna tort et, aujourd’hui, Christine Mahy conserve des contacts avec les familles du coin.

Cette vision néolibérale du monde va à l’encontre de toute création du caractère collectif d’une société, que ce soit dans ses structures ou dans son fonctionnement ou dans les possibilités de résistances et de rapports de force face à des situations d’inégalité et d’injustice sociale.

Cependant, si l’actuelle directrice du RWLP a choisi le travail collectif et communautaire pour des convictions politiques qui allaient à l’encontre d’une vision individualiste de la société, ce n’est pas pour autant qu’elle ne reproduisait pas des mécanismes de domination propres à son engagement. « On n’y connaissait rien à l’époque. Et si je ne voulais pas d’un travail social fondé sur des parcours individuels qu’il fallait “réparer”, c’est-à-dire considérés comme défaillants, en apportant des solutions préfabriquées, j’ai commencé par reproduire ce schéma. J’avais choisi ce quartier en me disant qu’ils avaient certainement plein de problèmes en raison d’un accès difficile à la langue française et qu’il y aurait beaucoup à faire ».
Après avoir fini son stage, Christine Mahy trouve un emploi à mi-temps en éducation permanente à la Maison de la Culture de Marche. Néanmoins, elle ne voulait pas pour autant abandonner les relations établies lors de son stage. Pendant son temps libre, elle est repartie à la rencontre des populations, et sa vision du travail en éducation permanente a basculé  : « J’ai compris à ce moment-là que ce qu’il faut d’abord faire, c’est d’écouter les gens, comprendre leurs envies, leurs désirs, mais aussi leurs colères et leurs frustrations. Bien sûr, il y avait des demandes de cours d’alphabétisation ou d’écoles de devoirs, mais aussi, et surtout, un très fort désir de reconnaissance. Ils voulaient être reconnus pour ce qu’ils étaient avec leurs propres référents culturels et non par leurs défaillances. Cela demande une
approche collective ».

Apprendre collectivement par des biais culturels propres à sa situation permet d’atteindre une forme d’autonomie culturelle.

Penser le social, ce qu’il y a de commun dans la société, à partir de l’individu, c’est prendre le risque de développer une vision atomiste de la manière dont nous vivons ensemble. La vision d’une société dont chacun des membres serait considéré comme une particule isolée. De cette vision du social, accentuée les dernières années par le démantèlement néolibéral du rôle de l’État et des services publics, découle une surresponsabilisation des individus. Depuis les années 1980, les politiques économiques néolibérales viennent affaiblir le rôle de l’État, relégué à une courroie de transmission entre les intérêts privés, – chaque individu devient responsable de la précarité de sa situation et les seuls outils dont il disposerait pour l’améliorer devraient venir de lui-mêmen.

Cultiver les victoires, apprendre d’elles, comprendre ce qui cette fois-ci a marché, s’arrêter et se mettre ensemble pour créer de la confiance.

Pour Christine Mahy, l’éducation permanente œuvre à créer les conditions de possibilités de la reconquête d’un espace commun entre les individus, qui soit un espace de rencontre et de transmission en dehors du prisme de l’affrontement et de la mise en concurrence. Elle assimile cette reconquête à une prise de puissance collective depuis la base. « Une action d’éducation populaire qui se mettrait
en place sans le public concerné risque de confisquer la possibilité de son expression légitime et de ne jamais être rejointe par lui. Elle est vouée à l’échec ». Conquérir son existence culturelle en est une porte d’entrée fondamentale. « La pauvreté n’est pas une culture, c’est de la confiscation de biens et de la répartition inégalitaire, mais il existe une culture populaire qui est souvent dénigrée ou disqualifiée. C’est à cette existence que la lutte en éducation populaire doit s’impliquer ». Cela implique un travail culturel collectif de mise en forme d’une expression, de colères, de revendications, de désirs « par, pour et avec les classes populaires ». On peut penser à la reconquête d’espaces légitimes d’existence, de paroles et de création de la lutte des sans-papiers qui, par des marches, des occupations et des rassemblements, ont su revendiquer un droit formel et matériel à l’existence.

Comme le rappellent Claude Grignon et JeanClaude Passeron, « la culture populaire [peut] encore travailler symboliquement quand elle est de campos, c’est-à-dire quand elle travaille sur d’autres problèmes que ceux que la domination subie “devrait” leur imposer »n. Ce n’est pas seulement par une prise de conscience de leur situation que les classes populaires peuvent s’émanciper d’un ordre culturel dominant, mais lorsqu’« elles se pensent capables d’un autre mode de vie que celui d’être dominé »n.

De cette autonomie découle une production de savoirs situés sur le social qui permet en retour d’accéder à la reconnaissance. La reconquête d’une reconnaissance se fait par la création de revendications propres, d’espaces de contestations et d’expressions collectives, c’est-à-dire aussi par la création des modes collectifs, solidaires et reliés d’existences. Contre une vision de l’éducation permanente qui ferait œuvre de charité et colmaterait les trous que ne remplissent plus les services publics, acceptant par là leur dégradation, l’éducation permanente doit venir amplifier des modes de vie et d’action qui sortent des cadres de domination. Il en va de l’appropriation d’outils artistiques, politiques, culturels et techniques, comme le souligne Rancière à propos des déterminations sociales : «… il n’y a pas de forme de subversion sociale qui ne soit pas une lutte contre ce destin. On le voit tous les jours dans la transformation des modes de pensée de gens qui étaient supposés être enfermés dans un mode d’existence. Beaucoup sont surpris de voir les paysans se servir d’un ordinateur alors qu’ils pensaient que ce serait trop compliqué pour eux. Il y a beaucoup de savoir-faire, de
modes d’être et de jouissances qui se sont diffusés dans des couches populaires supposées traditionnelles et ont produit des  transformations assez radicales de leur mode d’adhésion à leur condition. »n

Accompagner dans la légitimation de ces moyens d’expression, d’habiter, de contester et d’exister contre un mode d’être unique qui voudrait imposer les structures est un aspect primordial de l’éducation populaire, selon l’actuelle directrice du RWLP. Une telle
dynamique donne de la force, de la puissance et de l’espoir pour des luttes qui revendiquent par ailleurs aussi des droits plus directs et essentiels, désormais loin d’être acquis, tels que le droit au logement ou à l’alimentation : « l’éducation populaire c’est un peu comme le judo, on vient amplifier une force déjà là pour permettre de faire basculer la situation en notre faveur, il y a énormément de forces dans les milieux populaires ». L’ancienne judoka sait de quoi elle parle.

Peut-être inspirée des arts martiaux, Christine Mahy développe une vision stratégique de l’éducation populaire. Il n’y a pas de luttes politiques sans stratégie. « Il y a une actualité sur laquelle il est vital de peser par tous les moyens possibles au risque de voir une accélération de l’effondrement de l’accès aux droits de base ». Et ces luttes ne peuvent pas se faire sans alliances. Pour instaurer un rapport de force, les acteurs de l’éducation populaire doivent se penser en alliances, parfois avec des acteurs du réseau, parfois avec d’autres, mais le tout sans oublier la base populaire de laquelle elle part. Rien ne peut se faire sans elle. « On voit de plus en plus dans l’éducation permanente apparaître des missions de coordination entre acteurs du réseau. Mais à qui profite cette coordination ? À nous
rendre plus visibles en tant qu’acteurs ou à asseoir une dynamique politique et collective à partir des milieux populaires ? ». Ces alliances peuvent être déterminantes et le monde associatif a son rôle à jouer. « Ce sont les associations qui ont mis le feu aux poudres pour les mobilisations contre le CETA. À une époque, l’éducation permanente avait déserté le monde populaire. Aujourd’hui, elle redevient audacieuse. C’est important et ça nous permet d’avoir des victoires »

Ailleurs, Christine Mahy nous rappelait que c’est parce que nous sommes dans un moment terne et dangereux qu’il nous faut réapprendre à gagner. Apprendre des victoires, les recueillir, qu’elles soient grandes ou petites.
Apprendre de ces dernières lucioles dont parlait Pasolini, cinéaste et chroniqueur italien, qui, dans une époque qu’il qualifiait de néo-fascisten, apercevait encore d’infimes points de résistance, qu’il nous faut apprendre à voir.
Certes, avec l’accélération du démantèlement néolibéral des conditions matérielles et culturelles d’existence, les situations de précarité ne cessent d’empirer, mais il existe néanmoins dans cet horizon des victoires qu’il faut apprendre à cultiver pour redonner du sens et de l’espoir à la lutte collective.

Faire savoir ce qui a fonctionné à tel endroit, dans tel quartier, dans telle acquisition de droit, avec qui, et partager ce savoir pour créer d’autres alliances qui rendront les luttes puissantes. C’est ainsi que Christine Mahy définit aussi l’éducation populaire : « l’éducation populaire, c’est aussi apprendre des victoires, les étudier, car il n’y a pas de politique sans victoire. La politique c’est de la reconquête »

1

Emilie Hache, articles et à lire ici et ici, consultés le 15 juillet 2020

2

Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire, Paris, Seuil/Gallimard, 1989, p. 120-121

3

Article à lire ici, consulté le 15 juillet 2020

4

Article à lire ici, consulté le 15 juillet 2020

5

Il assimilait la nouvelle société globale de consommation comme une nouvelle forme de totalitarisme allant à rebours de toute émancipation politique et culturelle. Voir aussi Didi-Huberman, La Survivance des lucioles.