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Vents d’ici vents d’ailleurs

L’envie irrépressible de créer

Entretien avec Carole Alden
Artiste

26-04-2020

Free Translation est une exposition internationale multidisciplinaire de travaux réalisés à l’issue d’un appel à contributions diffusé auprès de détenu·es, ex-détenu·es et de personnes touchées par l’emprisonnement. C’est par l’intermédiaire de cette plateforme que l’artiste Arlene Tucker a rencontré Carole Alden. Par la pratique artistique, l’échange de courriers et le dialogue sont explorées différentes idées préconçues, attentes, projections et formes d’expressions. C’est de l’exposition que les « Free Translation Sessions » sont nées. Lors de ces rassemblements, on crée, on interprète, on regarde et on discute les travaux reçus. Le partage d’histoires personnelles, l’expérimentation de techniques artistiques, l’écoute de points de vue subjectifs peut contribuer à guider les démarches artistiques et à mettre en lumière différents parcours de vie.

Propos recueillis par Arlene Tucker, artiste et co-fondatrice de Free Translation et traduits par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie

Vos œuvres présentées à l’exposition de Free Translation (galerie MAA-tila, Helsinki, 2018) ont inspiré de multiples créations et fait émerger un dialogue très riche. Auriez-vous jamais imaginé que votre travail serait un jour traduit, interprété ?

Lorsqu’on crée en isolement, on n’imagine pas que notre travail peut impacter les autres. Pour moi, cela a commencé comme un moyen de transformer une angoisse émotionnelle et mentale écrasante en quelque chose de supportable. J’espérais évoluer d’un sentiment d’impuissance vers un projet de vie. Dans ou hors de la prison, je voulais que mes expériences de vie comptent. J’ignorais complètement que des projets comme Free Translation existaient. Là où je vis, les personnes incarcérées sont essentiellement rejetées. On se sent complètement marginalisé·e par la société. Il n’y a pas de vrai dialogue entre les détenu·es et les personnes libres. Avant de participer à Free Translation, je n’avais jamais vu de personnes libres tenter de comprendre l’expérience de l’emprisonnement, ou de ce qui peut, dans la vie de quelqu’un, provoquer une période de détention. On est ostracisé·e et ignoré·e. On nous fait sentir comme en faillite de tout ce qui nous rend humain·e.

C’est par Wendy Jason de Prison Arts Coalition (aujourd’hui The Justice Arts Coalition) que nous nous sommes connu·es et avons découvert votre travail. Mais vous avez vous-même fait l’effort de garder le contact. Le dialogue n’est jamais solitaire…

Ma mère avait découvert The Justice Arts Coalition et m’avait poussée à les contacter. J’étais extrêmement hésitante, après m’être maintes fois illusionnée sur des structures affirmant aider les artistes détenu·es. J’ai correspondu avec Wendy pendant un an avant de me lancer et de confier à nouveau mon travail artistique à quelqu’un. J’étais ravie de trouver une organisation fidèle à sa parole et qui ne soit pas dans l’exploitation des artistes en prison. C’est parce qu’elle avait d’abord gagné ma confiance que je me suis sentie capable de partager mes images avec Free Translation quand elle me l’a suggéré.

Le tableau Woman Impaledn, que racontait-il pour vous ?

La première ébauche, je l’ai dessinée lorsque j’étais encore en maison d’arrêt, dans l’attente de mon jugement, vers fin 2006. Je n’avais pas accès à une représentation juridique compétente et personne pour me défendre. J’avais vraiment le sentiment que le système était la suite des projets de violence et de mort que mon conjoint avait conçus pour moi. Je me sentais émotionnellement et physiquement dépouillée de tout ce qui permet à un individu de se sentir humain. Mes espoirs et mes rêves disparaissaient à l’horizon. Je sentais ma vie m’échapper et rien d’autre que de l’immobilité, et une angoisse douloureuse écrasantes. Je voulais mourir. Il me semblait que si mon esprit se détachait de mon corps physique, je pourrais alors partir et rejoindre mes enfants.

Quelles relations s’installent à l’intérieur ? Aviez-vous une personne de confiance ?

La prison des femmes en Utah avait une dynamique sociale très différente de celle des hommes pour certaines choses. Les détenues pour une longue peine avaient tendance à recréer des désignations qui rappellent les relations familiales. Des rôles de mères, de pères et d’enfants étaient adoptés. Il n’était pas rare d’entendre des jeunes femmes dire avoir une mère biologique, une street mother et une prison mother. Et puis il y avait le contexte plus large du commerce, incluant la drogue, le cantinage et les services. Pendant toute ma détention, je me suis tenue à l’écart de la plupart de ce qui constituait la culture de la prison. J’observais, j’écoutais et je me rendais compte que le fait d’embrasser les habitudes et les pratiques sociales était la première source de conflit aussi bien entre détenues qu’avec les agent·es pénitentiaires. J’étais déterminée à me concentrer sur mon travail artistique afin d’être mieux outillée pour l’avenir une fois dehors. Il n’y a eu vraiment qu’une détenue avec qui je me sois liée au point de partager avec elle mes espoirs et mes rêves. C’est une artiste elle aussi, et elle est encore en prison. Nous n’avons été dans le même établissement que deux ans mais nous sommes restées proches et nous sommes investies dans la réussite l’une de l’autre.

Qu’en est-il des formes de solidarité en prison ?

La solidarité était très forte côté hommes. Ils organisaient des grèves, des mouvements de protestation pour faire changer les règles. Rien de tout cela côté femmes. Trop d’entre elles craignaient les représailles ou compromettaient leurs pairs sans le vouloir en essayant d’utiliser leur relation à certain·es agent·es à leur unique avantage. C’était dû en partie à notre sentiment d’avoir plus à perdre que les hommes. La volonté de maintenir notre fragile contact avec notre famille nous dissuadait de nous défendre.

Woman Impaled a suscité de nombreuses réponses artistiques. Reconnaissez-vous ce qui, dans votre œuvre, a été traduit ou interprété dans celles-ci ?

Honnêtement, j’ai été stupéfaite de ce qu’avaient réussi à percevoir les participant·es. Je ne m’attendais pas du tout à une compréhension et à une empathie si profondes. Pour la première fois en 13 ans, j’ai senti renaitre l’espoir qu’il y ait encore une place pour moi dans le monde. Avant ça, mon angoisse à l’idée d’une possible libération me paralysait.
Le flou de l’ignorance est probablement la part la plus destructrice d’une peine de durée indéterminée. Cela nous prive de la capacité de faire des projets réalistes pour l’avenir. Tout semble imaginaire, théorique, jusqu’à ce qu’on vous donne enfin votre date de sortie, qu’elle soit proche ou lointaine.

Voulez-vous partager ici ce qui a fait l’objet de votre condamnation ?

J’ai été condamnée à de une à quinze années de prison pour homicide volontaire non prémédité. La durée de peine suggérée compte tenu des circonstances atténuantes était de 5 ans. J’ai attendu 4 ans avant de savoir à quelle date j’allais être jugée. Au bout de 5 ans et quelques mois, je suis passée en jugement. Le tribunal a choisi d’ignorer les témoignages de violence domestique et les preuves de légitime défense. J’avais abattu l’homme alors que j’étais acculée dans une petite buanderie. À ce moment-là je n’avais pas d’autre option pour préserver ma propre vie ou celle de mes enfants.

Comment êtes-vous parvenue à garder une pratique artistique en prison ?

La privation est mère de toute créativité. Je fouillais constamment mon environnement à la recherche de matériaux à détourner pour élargir mes possibilités de création. Ne pas se faire prendre faisait souvent largement partie de l’équation créative. La recherche de l’équilibre entre l’envie irrépressible de créer et l’obligation institutionnelle de rester oisive générait une tension permanente. Je faisais de mon mieux pour échapper aux radars et ne pas attirer l’attention. Il arrivait régulièrement qu’une équipe d’intervention fasse une descente et jette toutes vos créations, même si vous aviez pour ça une autorisation écrite.

J’ai commencé avec le dessin parce qu’il semblait plus toléré que d’autres formes d’expression. L’hiver, je sculptai la neige. Passé le cap de 4 ans, l’envie de sculpter a eu raison de mon aversion pour le crochet. J’ai appris seule un point de base et commencé à expérimenter avec le fil comme matériau de sculpture. En me perfectionnant, je suis passée progressivement d’une activité essentiellement méditative à un effort pour garder mon esprit affûté.

Au bout de 8 ans, j’ai été transférée dans une prison de comtén. Nous n’étions que 70 détenu·es, aussi les responsables s’intéressaient-il·elles davantage à ce que les détenu·es faisaient pour rester productif·ves. Au final, on m’a beaucoup plus soutenue dans ce lieu que dans n’importe quel autre établissement où j’avais été enfermée. Au cours des cinq dernières années j’ai eu de multiples occasions de communiquer et d’exposer mon travail.

Du fait d’être dans un établissement plus petit, aviez-vous le sentiment d’un environnement moins instable ? Ou est-ce que cela avait avoir au type de formation et d’encadrement des agent·es pénitentiaires ?

Je crois en effet que la qualité de vie dans cet établissement était due en grande partie au personnel et à la manière dont il·elles choisissaient de traiter les détenu·es. On aurait dit qu’il·elles avaient davantage d’autonomie d’interprétation de leur rôle en tant qu’agent·es. En conséquence, nous étions face à des individus qui nous traitaient comme des êtres humains et encourageaient les initiatives positives. C’est très rare dans les centres de détention de l’Utah. Je suis très reconnaissante des opportunités que j’ai eues et des encouragements que j’ai reçus pour mon travail artistique.

Quel type de difficultés avez-vous rencontré depuis votre récente libération ?

Être, contre toute attente, libérée plusieurs années en avance n’a pas été qu’une bénédiction. Mon immense joie était mitigée par ma terreur de toutes les choses auxquelles je n’avais pas eu le temps de me préparer. Allais-je tressaillir quand l’un de mes petits-enfants me sauterait au coup ? Allais-je me recroqueviller sur moi-même, paralysée d’émotion en entrant dans un Walmartn ? Je ne possédais absolument rien : comment diable allais-je subvenir à mes besoins à 59 ans ? À la simple idée de devoir déchiffrer des fragments de mots en sms, les larmes me montaient aux yeux. Heureusement, nouer des liens avec les gens de cette communauté m’a beaucoup aidée à me pardonner l’apprentissage que je devais entreprendre. Cela donne de la force de redécouvrir que je peux encore apprendre ce qu’il faut et devenir qui j’ai envie d’être.

Maintenant que vous êtes sortie de prison, que signifie pour vous l’enfermement, la détention ? En quoi cette perception diffère-t-elle de celle que vous aviez avant votre incarcération ?

Pour être honnête, de toute ma vie ou presque avant mon incarcération, je n’y avais jamais pensé. Ça ne m’avait pas touchée directement ni par la famille, ni par les ami·es. C’était déconnecté de ma réalité, comme si on m’avait parlé d’une planète habitée par des licornes où je pourrais me rendre un jour. Puis environ 7 ans avant mon incarcération, un ami a passé 11 mois en prison pour détention de stupéfiants. À ce moment j’ai pu me rendre compte de la peur qui ronge les tripes de la famille durant tout le temps de l’emprisonnement. De savoir que leurs proches sont rarement en sécurité, privé·es de soins médicaux, vêtements ou nourriture appropriés. De sentir leur moral et leur prise sur la vie faiblir avec les jours, les mois, les années qui passent. D’une certaine manière, votre famille souffre encore plus. D’autant plus que le soutien aux familles est faible lui aussi. Le jugement social et l’humiliation sont la norme.

Se voir refuser la dignité fondamentale qu’est la liberté, même si vous êtes quelqu’un de bien, ne sera jamais acceptable dans mon cœur. Je ne porterai jamais plus le même regard sur un zoo ou sur les animaux domestiqués. C’est une souffrance que de voir refuser à un être vivant le choix de vivre comme il le devrait.


Carole Alden est née en 1960 à Orléans, de parents américains. Elle a grandi dans le nord de l’Idaho et le Colorado. La nature et l’apprentissage autodidacte ont guidé ses jeunes années et continuent de marquer son travail. Elle a eu cinq enfants de deux mariages différents. Elle ne s’est mise au dessin qu’en prison. Artiste textile avant cela, ses œuvres étaient exposées dans plusieurs collections muséales. Elle a appris seule le crochet durant son incarcération et continue à réaliser aujourd’hui des sculptures et des suspensions murales pour différents lieux, créations inspirées notamment par le politique ou la nature.

Arlene Tucker est artiste et éducatrice. Inspirée par des études de traduction, les animaux et la nature, elle recherche des moyens de créer des liens et du sens dans nos environnements partagés. Son travail artistique s’appuie sur un processus de création d’espaces et de situations d’échange, de dialogue et de transformation qui engagent tou·tes les participant·es. En 2010 elle crée Translation is Dialogue, une installation artistique pluridisciplinaire qui prend une nouvelle forme à chaque exposition. Elle collabore avec Prison Outside depuis 2017 et développe Free Translation avec Anastasia Artemeva.

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Retrouvez Woman impaled et d’autres images en ligne ici

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Équivalent d’une maison d’arrêt, pour les détentions préventives ou de courte durée.

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Chaine de supermarchés.

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