- 
Dossier

Les bords du texte

Entretien avec Bruno Remaury, écrivain

14-11-2022

Bruno Remaury est l’auteur de quatre livresn dans lesquels la fiction se mêle à d’autres genres comme le fait divers, l’essai ou encore la mythologie. Ces ouvrages forment une sorte de tapisserie en construction (d’autres titres les complèteront) qui fait écho au projet éditorial conçu par Culture & Démocratie dans le sillage de la pandémie : le tryptique territoire(s)/temps/récits. Composés d’une série de motifs entrelacés, ils dessinent un métier, au sens d’une grille-trame de lecture offrant aux lecteur·ices des fils et des nœuds pour comprendre notre monde et la manière dont nous le racontons, dont nous le mettons en forme − temps, espaces et histoires. Des formes politiques qui découpent de grands partages entre gout et dégout, visible et invisible, ce qui nous touche et nous laisse indifférent·es. Comment un imaginaire se diffuse-t-il ? Quelles formes de récit existent hors des modèles qui nous sont familiers ? Quelles narrations sont susceptibles de nous aider à faire société, d’inspirer des actions individuelles et collectives, institutionnelles et citoyennes, qui rendent possible l’esquisse de nouveaux horizons ? L’interview ne répond pas de manière frontale à ces questions mais les évoque − en biais en quelque sorte − en donnant à voir la fabrique, le comment un écrivain tisse et détisse des imaginaires.

Propos recueillis par Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

Pourquoi cette forme de la tapisserie ?
La forme est venue assez naturellement. J’ai toujours fonctionné par associations, collages, juxtapositions. Lorsque j’étais enseignant, mon système pédagogique reposait de la même façon sur la confrontation d’images. Une manière de suggérer sans décrire par le fait de proposer des fragments. La notion de tapisserie est très liée à cette histoire-là. J’ai toujours vu le réel comme un ensemble d’éléments narratifs qui sont associés par la lecture que l’on en fait.

Pourriez-vous nous parler du rôle des images dans votre écriture et de la place qu’elles prennent dans votre mise en forme du monde ?
Depuis mes études en art j’ai consommé beaucoup d’images. Et j’ai toujours tenté dans mon travail d’enseignant d’amener les étudiant·es à penser par l’image, pas seulement par le texte. « On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit », écrivait Michel Foucault. Il est impossible de réduire la vision à quelques éléments de langage. L’image déborde du cadre par rapport au sens du texte et c’est sans doute pour cela que j’en évoque beaucoup. D’ailleurs la toute première version du Monde horizontal était illustrée. Ce passage par le visuel est essentiel pour moi. Je ne conçois pas un travail sur les liens que l’on peut tisser entre les choses sans passer par l’image et son croisement avec le mot.

En quoi cette façon de tisser est une manière de se défendre d’une certaine rationalité de la modernité qui maximise, optimise ?
Pas de toute la modernité, mais d’une modernité médiatique qui va dans le sens de la simplification, de la brièveté du discours, du slogan. Même si c’est moins pour moi une forme de résistance que le simple désir de donner à voir le réel dans sa complexité, pour lequel c’est à nous de faire des liens et de construire du sens. Regarder le monde commence toujours par une lecture fragmentaire de ce qui nous entoure.

Dans vos livres, vous convoquez de nombreux imaginaires que vous collez ensemble, formant des constellations d’images qui ouvrent des contiguïtés impossibles : vous mettez par exemple côte à côte un homme-loup, l’inventeur des rations de survie et un reportage sur l’usine de Boulogne-Billancourt d’avant la Première Guerre mondiale. Ces constellations, ce ciel étoilé pourraient nous aider à nous orienter dans le monde qui vient ?
Il serait prétentieux de dire que mes livres aident à s’orienter pour ce qui vient. Je ne sais pas où ça va, je sais simplement ce que je veux montrer. Donner du sens au monde consiste à lui donner une forme. Comment organiser un ensemble qui a toujours dû sembler incohérent ? Le ciel est en effet un bon exemple de cette volonté qu’ont toujours eu les hommes et les femmes de tendre des fils d’un point à un autre afin de les relier en une cosmogonie, c’est-à-dire un système d’orientation, qu’il soit géographique, mythologique ou divinatoire.

Diane Arbus évoque dans son journal « la tentative désespérée d’une race d’êtres humains, confrontés à la substance et à l’espace, à l’humide et au sec, au mou et au dur, au grand et au petit, à l’obscurité et à la lumière, de s’expliquer ce qui les entoure ». Je prends assez naturellement les lunettes d’avant la modernité pour me demander comment on regardait le monde à l’Antiquité et au Moyen Âge, essayant de retrouver cette forme associative qui met en place des lignes invisibles entre des éléments a priori disparates.

Dans l’un de vos livres vous citez Walter Benjamin : « La modernité de verre et d’acier a créé des espaces entre lesquels il est impossible de laisser des traces, des espaces qui ne disent qu’une seule chose : tu n’as rien à faire ici. » On pense à la disparition des oiseaux, on vit dans un monde où les oiseaux ne peuvent plus faire de nids dans nos villes parce qu’ils n’ont rien à faire ici comme si la modernité nous déliait de nos dépendances parce que justement elle fait disparaitre ces surfaces sur lesquelles on pouvait s’accrocher ?
La modernité détisse précisément ces liens ancestraux qui relevaient de la tradition, du mythe, de la croyance, et qui voulaient que si un oiseau faisait son nid à tel endroit, cela voulait dire telle ou telle chose. Tous ces liens permettaient à l’homme de se lier à ce qui l’entourait. C’est cette disparition qui est le thème central de L’Ordre des choses.

Dans L’Ordre des choses, vous écrivez : « C’est cela l’ordre des choses, celui d’un monde dans lequel roches, bêtes et plantes, à présent éclairées, classées, séparées, sont toutes entières dominées, par la connaissance d’abord, par l’organisation ensuite, par l’exploitation enfin. » Mise en ordre, mise en forme mais aussi mise en coupe réglée, mise au pas ?
Saint Paul disait : « Tout est à vous mais vous, vous êtes à Dieu. » C’était la pensée d’un monde où des niveaux échappaient encore à l’être humain. Aujourd’hui, au sein de son ordre des choses, la modernité considère que tout lui appartient, se posant en maitresse absolue et assignant une place à chacun·e.

Pour parler de cette perte de l’imaginaire, Pierre Legendre parle d’une « conception bouchère de l’humanité ».
Giorgio Agamben évoque quant à lui la perte dexpérience et du lien que l’on a avec les choses, qui se voit remplacée par l’instantané, ce qui revient sans doute au même. Là est selon moi un sujet central dans le monde actuel.

Votre deuxième livre tourne autour des différentes conceptions du temps. On a évoqué aussi la perte d’expérience. Or dans cette notion d’expérience, il y a l’idée d’être attentif par rapport à ce qui s’offre dans une durée sensible, d’être disponible ?
Agamben exprime très nettement cela par rapport à la photographie. Il prend l’exemple d’un visiteur dans la Cour des Lions de l’Alhambra qui ne perçoit le lieu que par le truchement de son appareil photographique. Il y voit le signe de cet appauvrissement de l’expérience, précisément dans l’idée que l’image photographique est la fin d’un certain rapport au temps. Aujourd’hui on prend une photo puis on se détourne immédiatement de ce qu’on était en train de regarder. On ne regarde pas la chose, on regarde l’image que l’on est en train de faire de la chose. Une forme d’expérience qui se passe dans un temps tellement bref qu’elle ne peut rien révéler. L’image moderne est le plus souvent imperméable. Il faudrait que les images redeviennent poreuses, c’est-à-dire obligeant à un minimum de réminiscences, de liens à faire, de temps aussi, nous proposant un travail en fin de compte, ce que ne font pas du tout les images médiatiques.

Images mortes, images vivantes : on pourrait penser vos livres comme des producteurs d’images vivantes, au sens d’images qui endosseraient les propriétés du vivant (reproduction, métabolisme, contamination…) ?
Plutôt que la paire vivant-mort, je préfèrerais évoquer la paire fécondité-stérilité. Une image féconde en amène d’autres, ce qui ramène à une notion pour laquelle il faudrait forger un mot, celle d’une intertextualité de l’image – l’idée que dans l’image il y a déjà d’autres images. C’est typiquement l’inverse de l’instantanéité contemporaine dont on parlait. L’image stérile ne fait pas rebondir l’imaginaire. Il s’agit d’une image définitive, fermée sur elle-même et qui vous impose son sens de lecture. Cette idée d’une imposition du sens, on pourrait l’élargir à la politique, au champ du social, aux villes même, qui sont physiquement en train de devenir cela. La question du sens unique se conjugue avec la stérilité de l’image.

Vous parlez de la mort de Pann : « L’ordre des choses, c’est celui d’un monde où les hommes, frileusement rassemblés sur le plan de leur seule humanité, ne savent plus s’accoupler ni avec les bêtes ni avec les dieux. » Cela rejoint la question du religieux, de l’altérité, du ciel. On vit dans un monde très horizontal. L’imaginaire n’est-il pas aussi apparenté à l’obscur et au mystère ?
L’Ordre des choses, j’aurais dû l’intituler La mort de Pan. Il y a un sujet pour moi autour de la question de l’impureté. Non ce qui est sale mais ce qui n’est pas pur, c’est-à-dire qui n’est pas séparé. L’impur permet de passer de manière fluide d’un lieu à un autre, d’un sens à un autre. Je suis fasciné par les pays qui sont eux-mêmes des marges, des bords. La Sicile par exemple, qui de tous les pays que je connais est le plus impur qui soit, où les confins se rejoignent, contrairement aux États-Unis où j’ai vécu et qui sont entièrement construits sur un principe de pureté et de séparation, un endroit où la peur du différent est générale. Il faudrait arriver à penser cette question de la marge, de l’hybride, du mélange. Je pense à Jackson Pollock : qu’est-ce qui se passe aux bords du monde, comme au bord de ses toiles ?

Un monstre, n’est-ce pas aussi quelque chose d’impur ? Les imaginaires et leurs accouplements peuvent générer des possibles ou bien des monstres. On pense aux gravures de Goya ou à Kronos dévorant ses enfants.
Il y a deux sortes de monstres. Celui qui a une forme, souvent hybride là aussi, humaine-animale qui se tient au bord de la culture et de la cité. Et il y a l’autre, celui des cauchemars, celui du « sommeil de la raison qui engendre des monstres », pour reprendre le titre de la gravure de Goya. Et ce monstre-là est peut-être moins une forme hybride, impure, que la seule forme-informe du cauchemar et de la nuit. Ce monstre-là fonctionne avec la peur. Et la peur est un des grands moteurs de la destinée humaine, comme lorsque Léonard de Vinci dit que « toujours il faut cheminer dans la peur ». Elle est aussi un des éléments qui font bouger le monde, parfois pour le mieux, le plus souvent malheureusement pour le pire. Mais ce monstre-là m’intéresse vraiment aussi.

Georges Canguilhem distingue le monstrueux et la monstruosité. Il évoque en particulier la figure du monstre prometteur. Ambiguïté des imaginaires, ouverture et ambivalence ?
Le sens unique que propose l’image médiatique nous habitue peu à peu au spectacle de cette monstruosité en effet. On commence à trouver finalement sinon normal, du moins de l’ordre du réel les images monstrueuses des journaux. J’ai été très frappé par les évènements de Melilla, me disant que demain les informations ce sera cela. Et on ne pourra rien faire. C’est-à-dire que cela sera devenu normal de voir des pauvres se faire tuer en essayant de rentrer dans les pays riches afin de pouvoir se nourrir, et que les images nous en soient offertes afin d’à nouveau, peut-être, précisément conjurer des peurs ? Melilla est pour moi quelque chose de fondateur. L’Ukraine reste une guerre à l’ancienne, avec des questions de territoire, des armes, un dictateur. Melilla, guerre des marges, des confins, de la séparation aussi, annonce les guerres de demain.

Je voudrais revenir sur cette histoire de lien des choses entre elles. Il y a une chose à laquelle je tiens beaucoup et dont nous n’avons pas encore parlé, c’est la déhiérarchisation. José Corti, mon éditeur, a publié Gaston Bachelard, une pensée qui m’a beaucoup marqué pour la question des éléments, les relations qu’elle établit entre la mythologie et la vie quotidienne, sa capacité à juxtaposer un philosophe majeur avec un poète mineur du XVIe siècle sans que l’un ne prédomine sur l’autre. Or la pensée moderne est obsédée par la question de la hiérarchisation. Dans mon travail il n’y a pas de préséance. Claude Monet est là au même titre que la catastrophe de Courrières, Peter Pan au même titre que des incendies de forêts. La déhiérarchisation va pour moi dans le sens de l’impureté, du mélange. Est-ce qu’on pourra penser un jour la différence de façon non hiérarchique ?

Comment laisser de l’espace à la voix des autres ?
Je m’efforce le plus possible de donner à entendre les voix des autres. Par exemple, lorsque j’évoque Isaac Woodard, vétéran noir victime d’un crime raciste dans les États-Unis des années 1940, je traduis sa déposition presque mot pour mot. Même chose quand je travaille à partir de coupures de presse, de journaux intimes : à chaque fois il s’agit de proposer des voix venues du passé qui nous chuchotent quelque chose à l’oreille, mais il s’agit aussi de les faire entendre sans les « faire lire », c’est-à-dire sans indiquer ce que l’on doit en penser. C’est aux lecteurs et lectrices, ensuite, de relier ces voix entre elles, manière peut-être de laisser ouverts ce qu’on l’on pourrait appeler les bords du texte.

Je suis très sensible à cette question des textes qui laissent des espaces vacants afin d’y tisser ses propres interprétations, et le plus grand compliment qu’on puisse me faire c’est quand un lecteur ou une lectrice s’empare des espaces ouverts de mes textes afin d’y apporter quelque chose que je ne soupçonnais pas. Laisser parler en nous les histoires qui nous entourent en somme, et qui nous échappent.

 

Image : © Joanna Lorho

1

Le Monde horizontal, Rien pour demain, L’Ordre des choses et Le Pays des jouets, tous parus aux éditions José Corti.

2

Pan est un satyre mi-homme mi-bouc de la mythologie grecque, protecteur des bergers et des troupeaux.

 
PDF
Journal 55
Récits
C’est comment qu’on freine ?

Pierre Hemptinne

Spécu’ générale

Jean-Baptiste Molina, chercheur et activiste en fiction spéculative

Spéculativismes. Sortir du réalisme capitaliste par la fiction spéculative

Jean-Baptiste Molina, chercheur et activiste en fiction spéculative

Quelles ressources de l’imaginaire ?

Pierre Hemptinne

Pour une communauté écologique sur les bords de l’Escaut

Lola Massinon, sociologue

La conspiration des enfants

Entretien avec Camille Louis

Ce qu’il y a dans ma tête on ne pourra pas me le prendre

Entretien avec Les sœurs h et Augusta Bodson

La langue est la terre que nous habitons

Julia Sire, travailleuse sociale

De la défaite de l’imagination, et de certains de ses effets

Katrin Solhdju

Les bords du texte

Entretien avec Bruno Remaury, écrivain

Pangée, abécédaire#1

Emmanuelle Nizou, coordinatrice artistique de la Bellone et Louise Vanneste, chorégraphe

Déroutes

Sophie Sénécaut

Transformer les images du futur en récit

Entretien avec Melat Gebeyaw Nigussie, directrice générale et artistique du Beursschouwburg

Nous sommes le paysage

Entretien avec Cathy Ming Jung, directrice du Rideau de Bruxelles


Quels récits pour maintenir l’histoire en vie ?

Entretien avec Sébastien Foucault et Julie Remacle, fondateur·ices de la compagnie Que faire ?, metteur en scène et dramaturge de la pièce Reporters de guerre.

Et si le temps de la guerre était conté ? Réflexions autour des récits et des imaginaires guerriers

Juliette Lafosse, philosophe

Détourner le regard

Toma Muteba Luntumbue et Olivier Marboeuf

Imaginaire collectif et réalité

Rosa Amelia Plumelle-Uribe, avocate et essayiste

Surveiller la police : qu’est-ce que le Forensic Architecture ?

Pieter Vermeulen, critique d’art, chercheur et commissaire d’exposition

Tarots

Lancelot Hamelin, romancier et dramaturge

Plus on est avec les fous, moins y en a

Mathieu Bietlot, philosophe

Le point sur culture et écologie

Pierre Hemptinne

Joanna Lorho

Marcelline Chauveau