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Dossier

Les contes ne font pas de politique

Entretien avec Henri Gougaud
Conteur, romancier, parolier et homme de radio

21-04-2020

Le paysage du conte est traversé par une multiplicité de pratiques et d’acteur·rices. Alors que certain·es voient dans les contes le reflet des sociétés où ils ont voyagé, récits porteurs d’une dimension sociale et politique, d’autres ont au conte une relation qui s’inscrit avant tout dans un territoire du sensible et du symbolique, et pour qui ces récits, quoique porteurs de mémoire, « ne peuvent être ramenés au monde social, mental, qui divise, sépare ». Henri Gougaud est de ceux-ci : grand amoureux du conte qu’il dit et écrit, il est l’un des pionniers du « renouveau du conte » en France et se consacre depuis de nombreuses années à la transmission. Valérie Bienfaisant, qui le connait bien pour avoir, notamment, co-créé l’Atelier Henri Gougaud de Belgique, l’a questionné pour ce dossier. Il évoque dans ces pages sa pratique de conteur et d’auteur et partage sa vision du conte, marquant notamment son désaccord avec l’approche féministe du conte, ou toute autre approche qui, selon lui, commettrait l’erreur de « socialiser ce qui ne doit pas l’être ».

Propos recueillis par Valérie Bienfaisant, conteuse, poétesse, autrice

Je sais que tu n’aimes pas le mot « professionnel ». Tu dis que tu n’es pas un conteur professionnel mais un amateur de contes. Pourquoi est-il important pour toi de faire cette distinction ?

Un professionnel c’est quelqu’un qui est expert dans un domaine qu’il veut préserver. Le pro n’aime pas qu’on intervienne dans son espace. Je suis pro, ça veut dire : je suis meilleur que machin. Un artiste ne se situe pas là. La compétence n’entre pas en ligne de compte dans l’art. Tu n’entends pas parler de Van Gogh comme d’un peintre compétent. Les artistes sont intemporels. D’ailleurs, ils ne sont pas dans la compétitivité, ils sont dans l’expression la plus juste et la plus forte possible de leurs capacités créatrices. Ce n’est pas pareil. On peut dire que je suis un conteur de métier. Ça veut dire que j’ai acquis un savoir faire naturellement transmissible. On m’a parfois qualifié de spécialiste des contes. Chaque fois que je l’ai pu, j’ai rectifié parce que je ne suis pas un spécialiste, je suis un amateur. J’emploie le mot d’amateur au sens propre, c’est-à-dire celui qui aime. Je raconte des contes parce que j’aime les contes.

Vivre de ce métier, pouvoir gagner de l’argent avec celui-ci et être amateur de contes, n’est-ce pas antinomique ?

Cela suppose-t-il qu’on est professionnel parce qu’on gagne sa vie avec ce que l’on fait ? Dans ce cas, Van Gogh n’est pas digne d’intérêt parce qu’il n’a jamais gagné d’argent avec son art. La question de l’argent n’intervient pas dans l’art, dans la valeur d’un artiste. Par artiste, j’entends les créateurs. C’est-à-dire les gens qui mettent au monde des choses qui n’étaient pas là avant eux.

Te sens-tu investi d’une mission quand tu racontes ou disons, as-tu l’impression d’avoir une responsabilité envers les contes ou envers les gens quand tu racontes ?

Non, je ne me sens investi d’aucune mission. Pour ce qui est de mon travail de conteur et de conteur de contes traditionnels, j’insiste là-dessus, je me sens inscrit dans une lignée. La lignée des gens qui ont, tout au long des siècles, raconté des contes et qui les ont suffisamment racontés pour qu’ils arrivent jusqu’à moi. Je fais partie de la lignée de tel ou tel conte qui vient d’infiniment plus loin que moi. Et je ne suis évidemment pas le seul. Tous les gens qui racontent des contes traditionnels s’inscrivent, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, dans une lignée. C’est-à-dire qu’ils ont derrière eux toute la foule des gens qui ont raconté l’histoire qu’ils sont en train de raconter et qu’il a fallu qu’ils racontent pour que cette histoire arrive jusqu’à toi.

Chaque conteur donne sa propre version d’un conte. Quelle serait ta définition d’une version d’un conte ?

On pourrait dire, si on veut être un peu paradoxal, que les contes les plus connus et même ceux qui ne le sont pas, n’existent pas. Il n’y a pas de texte fondateur de« Cendrillon », du « Petit Poucet » ou de « Blanche-Neige », par exemple. On reconnait ces contes au fait que c’est chaque fois le même scénario qui se répète mais on ne connait pas de texte à partir duquel les mille et mille versions de ces contes ont été développées. Simplement chaque personne écrit sa version du conte qu’elle choisit en y mettant un peu de sa propre vie.

Le féminisme ou toute autre idéologie leur donne un rôle social alors qu’ils n’ont aucun rôle social. Les contes ne parlent pas du monde. Ils parlent de la Vie.

Est-ce que les contes t’ont enseigné quelque chose ? Quoi de plus important ? Et est-ce qu’ils ont influencé ta vision du monde ou même ton imaginaire ?

Oui bien sûr. Je pourrais dire sans exagérer que les seuls maitres, enfin pas les seuls, le maitre qui m’a appris le plus dans ma vie, c’est le conte. C’est un maitre qui n’est jamais du côté du pouvoir, il est du côté de l’amour. Non pas les textes des contes, qu’on peut analyser à l’infini, ce dont on ne se prive pas. Non pas l’histoire précise qu’ils racontent, ce n’est pas ça l’important.

L’important est de savoir comment ils ont fait pour survivre ? Comment ont-ils fait pour traverser les siècles et les millénaires ? Je leur ai posé la question – je ne sais pas si c’est une bonne question mais ils m’ont répondu. On ne fricote pas avec le pouvoir, m’ont-ils murmuré. On ne se préoccupe pas du bruit que l’on fait, on ne se fixe nulle part, on n’a pas d’opinions. Le conte est hors du cercle social.

Le catholicisme ou le communisme ne s’en sont-ils pas servis pour leur propagande ? À quoi reconnait-on une version « politisée » ?

Un conte traditionnel qui a été tordu ou récupéré par l’église est reconnaissable. On le voit dans « Le Petit Chaperon Rouge » par exemple et dans la moralité que lui colle Perrault. Mais, la plupart des exempla (c’est comme cela qu’on appelait au Moyen âge les contes récupérés par l’église) disparaissent avec l’idéologie qu’ils servent. Le prolétaire, vainqueur du roi et des méchants, disparait avec le système communiste. Les versions disparaissent. Pas les contes. Et leur survie, au fil des siècles, a été assurée par les femmes. Traditionnellement, il y a très peu d’hommes qui racontent. Ce sont les mères et les vieilles qu’on écoute.

Oui, j’avais déjà noté cela, que c’était par les femmes que les contes avaient été transmis. Alors, comment se fait-il, à ton avis, que les féministes, aujourd’hui, désavouent le genre des personnages dans les contes ?

Parce qu’on socialise tout cela. Parce qu’on essaye de faire dire aux contes quelque chose qu’ils ne disent pas. Certes, ils s’inscrivent dans une société patriarcale. Ils s’y inscrivent parce qu’ils s’inscrivent là où ils sont. Les contes parlent d’ogres, de loups, de personnages qui n’existent pas dans la société dans laquelle on vit, pourquoi filles et garçons, femmes et hommes devraient-ils être extraits de ce monde merveilleux et être ramenés au monde social, mental qui divise, sépare ? Les contes ne sont pas dans ce film-là. Le féminisme ou toute autre idéologie leur donne un rôle social alors qu’ils n’ont aucun rôle social. Les contes ne parlent pas du monde. Ils parlent de la Vie. Ils parlent de l’amour, de la mort, de la haine, du désir de vivre. Ils parlent des choses de la vie. L’important, c’est quoi ? Ce n’est pas le fait que la princesse épouse le prince, c’est qu’ils s’aiment, l’important, non ?

Récemment dans un film, j’ai entendu un homme, qui tombe éperdument amoureux d’une femme, s’enthousiasmer et dire à un ami : « J’étais endormi comme la Belle au Bois Dormant et cette femme m’a réveillé. » Quand j’ai entendu cette réplique, je me suis demandé de quelle manière un homme, par exemple toi, peux s’identifier à une héroïne de conte ?

Oui je comprends ta question mais un conteur s’identifie à tous les personnages et l’auditeur, lui, est aimanté au cœur de l’histoire, loin des apparences, au plus près d’une source en lui que les contes lui permettent de retrouver. L’amour, la colère, la joie n’ont pas de genre ni de visages. Et puis quoi, c’est supposer que des Cendrillon homme il n’y en a pas ? Que Cendrillon est exclusivement féminin ? Ce n’est pas vrai.

Cela ne te pose, donc, aucun problème de représentation ? Je veux dire, dans ton imaginaire ?

Non seulement, cela ne pose pas de problème de représentation mais quel serait le monde sans le féminin ? Moi, je suis un amoureux, un gardien absolu du féminin. Sans le féminin, on est mort. Pour le dire autrement, Ismael Kadaré, je crois, dit que sans les légendes le monde mourrait de froid. Mais sans le féminin, c’est-à-dire sans ce qui entretient le foyer de l’amour au cœur des êtres – pas dans la société – sans cela, il n’y a pas de vie, on mourrait de froid. M’identifier à une femme ? Socialement, non, je ne m’identifie pas à une femme. Mais dans mon cœur, je m’identifie au porteur du conte, à ce qu’il ne faut pas oublier. Aimez-vous les uns les autres, c’est cela que disent les contes. C’est ce que je porte. Je pense que l’erreur fondamentale de notre époque, du puritanisme ambiant, c’est de socialiser ce qui ne doit pas l’être. De socialiser la relation entre les gens. Évidemment la relation entre les gens a un aspect social. Mais ne faire que cela, ne voir que cet aspect des choses, c’est non-viable.

Qu’est-ce que cela changerait que tel ogre dans une histoire devienne une ogresse, ou tel garçon qui court les routes et arrive à la croisée des chemins devienne, dans une nouvelle version, une fille ?

Rien. Tant qu’on ne tente pas, par là, de faire entrer les contes dans la sphère des opinions. Ce que font les féministes et les idéologues de tout poil, c’est d’intégrer dans le combat social quelque chose qui n’a rien à faire là. C’est de jouer ce que je pense contre ce que je sens et ils ou elles privilégient ce qu’ils ou elles pensent. Il faut que tout rentre dans ce qu’ils ou elles pensent, jusqu’à vouloir te faire penser comme elles ou eux. Dire que le prince charmant n’existe pas ou « ne croyez pas au prince charmant », c’est exactement comme de dire que le Père Noël n’existe pas. C’est nier le moteur qui est, peut-être, le moteur de la vie ou du désir de vivre. C’est nier le fait que des illusions puissent être fécondes. Que ce qu’on pourrait appeler des illusions nous aident à vivre. Et par là, elles ne sont pas que des illusions, elles sont les moyens que l’on se donne pour aller jusqu’à demain. Je crois qu’on devrait se préoccuper d’abord de ce qu’on ressent avant de se préoccuper de l’interprétation qu’on peut en faire. Il se trouve que les gens sont autant émus par tel ou tel conte qu’on racontait au temps de Charles Perrault dans les cercles aristocratiques que dans la dernière des petites fermes du fin fond de la France où on racontait la même histoire. Les gens étaient touchés de la même manière. Les contes vivent dans le ressenti de chacun et chacune.

Ils ont tout traversé non pas en parlant de différences entre les êtres mais en parlant de ce qui les unit et les aimante, de ce qui anime les êtres vivants au plus profond d’eux-mêmes, de ce qui les met en relation.

Les contes sont porteurs de messages universels ?

Oui, ils sont porteurs de vie. Ils alimentent le feu de vie en nous. Regarde comme ils sont porteurs d’optimisme. Ils ont traversé les pestes, les guerres, le choléra, les montagnes, les océans et ils ont survécu. Ils ont tout traversé non pas en parlant de différences entre les êtres mais en parlant de ce qui les unit et les aimante, de ce qui anime les êtres vivants au plus profond d’eux-mêmes, de ce qui les met en relation.


Henri Gougaud est publié aux éditions du Seuil et chez Albin Michel. Il est, entre autres, l’auteur du best-seller Les Sept Plumes de l’Aigle, de L’Arbre à Soleil, L’Arbre à Paroles, Le Livre des Chemins, L’Enfant de la Neige, Le Roman de Louise, Kalawaya : Churla, chamane bolivienne. Ayant été le parolier de Juliette Gréco, Jean Ferrat, Serge Reggiani, on le retrouve dans un magnifique documentaire sur la grande époque des cabarets parisiens et de la rive gauche Il est minuit, Paris s’éveille réalisé par Yves Jeuland.

Valérie Bienfaisant crée des spectacles de contes, récits et poésie pour tous âges et anime régulièrement des ateliers d’écriture de conte et de slam. Elle a publié Folies et sagesse de l’amour aux éditions Silène, a fondé l’association Les Oiseaux de Junayid, destinée à promouvoir les arts de la parole et du récit, et coordonne l’Atelier Henri Gougaud de Belgique.

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