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Atelier 1 - Musique et droits culturels

Les droits culturels au regard de l’ancrage territorial : l’expérience du Festival d’Aix

Frédérique Tessier
Responsable du service éducatif du Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence

01-12-2020

Du point de vue d’une institution, et plus particulièrement de son service d’action culturelle, ce qui me vient à l’esprit en premier quand j’évoque les droits culturels c’est un désir de participation et d’implication dans la vie culturelle. Toute personne quels que soient son origine et son background culturel – devrait se sentir légitime dans chaque structure et pouvoir interagir avec elle. Cette question de la légitimité est importante et ne va pas de soi, notamment lorsqu’il est question d’opéra et du Festival d’Aix-en-Provence, car il y a tout de suite une impression d’élitisme et une vision très occidentale de l’art.

Lorsque le service Passerelles a été créé en 2007, la question des droits culturels était déjà là mais ce n’était pas une notion partagée ni connue au sein de nos institu- tions – loin de là ! – et, pour ma part, je découvrais cet univers. La question des droits culturels est apparue au travers des interrogations suivantes : quel est et quel sera notre public ? Quelles sont nos modalités en termes d’accessibilité ? En quoi sommes- nous une institution accessible ? Qui est dans notre salle, et surtout qui n’y est pas ? Il était nécessaire de constater qu’il manquait des générations et des communautés dans un territoire Aix-Marseille pourtant mixte, riche culturellement, diversifié, et d’une jeunesse incroyable au regard de la communauté marseillaise.

Le premier geste a été de créer un service éducatif et un service socio-artistique, au sein d’un même département, pour s’adresser à une diversité de publics scolaires, universitaires et associatifs. Par « associatif » il faut entendre une mosaïque de publics et de cas particuliers : le médico-éducatif, l’insertion sociale, les différentes communautés, les quartiers nord de Marseille, les autres quartiers, les ruraux, les périurbains. Il a fallu découvrir toutes ces questions et problématiques territoriales.

La démarche du Festival d’Aix a principalement été empirique : en douze ans de pratique certaines choses ont été mises en place progressivement, tandis que des projets qui n’avaient jamais été tentés auparavant ont pu être réalisés au bout de dix ans. Un tournant important a été de commencer à se questionner sur notre public et ses particularités, notamment sa facette méditerranéenne. Ce n’est pas que l’Action culturelle qui s’est emparée de cette question mais l’ensemble du Festival. La dimension inclusive de notre institution se voit évidemment renforcée lorsque les actions culturelles ont aussi une répercussion dans la programmation. Le Festival a donc effectué un virage à 180 degrés vers la Méditerranée et nous nous sommes tourné·es vers le territoire qui nous entourait, à travers diverses actions. Nous avons par exemple créé le chœur multiculturel Ibn Zaydoun sous la direction du compositeur et chanteur palestinien Moneim Adwan. La formation pratiquait de manière hebdomadaire tout un répertoire de musiques traditionnelles orientales et les membres pouvaient être amené·es à participer à des mises en scène comme Zaïde par Peter Sellars qui permettaient de travailler ce dialogue interculturel. C’était en 2008 et ce chœur perdure encore aujourd’hui. Il a participé à de nombreux projets du Festival d’Aix, sans être une enclave dans le Festival mais plutôt un sas permettant les croisements, car l’idée était de créer un dialogue.

On a eu l’expérience du London Symphony Orchestra sur la pratique musicale,
notamment avec les orchestres « Orchestre à l’école ». L’objectif était de faire avec celles et ceux qui savaient, de travailler sur l’improvisation, de mélanger les pra- tiques – aussi bien celles des élèves du conservatoire que des initiatives plus ténues qui avaient lieu dans des quartiers où on essayait de mettre la musique à disposition de tout le monde – et de faire dialoguer tous ces niveaux d’apprentissage de la musique ensemble. On a travaillé sur beaucoup de projets participatifs de production, qui ont toujours eu une place dans notre programmation, voire une place très importante. On a pu créer des projets tels qu’un opéra avec 300 amateur·es, comme Le Monstre du Labyrinthe.

On a aussi investi l’espace public. On a vraiment essayé à chaque fois, avec ce souci d’inviter tou·tes nos partenaires, d’où qu’il·elles viennent, à participer et à s’impliquer dans nos projets de production comme de sensibilisation à l’opéra. La question de l’universalité est centrale. C’est-à-dire que pour nous, l’opéra raconte des histoires universelles : on connait tou·tes l’amour, la trahison, le pouvoir, etc. Ce sont des sujets dont on s’empare et qu’on travaille avec nos publics dans des ateliers de pratique artistique dans lesquels on fait ensemble et on met une question en débat. La capacité d’expression de nos publics est très importante. L’idée est d’aller à l’encontre de la participation passive et d’avancer avec nos publics, sur base de ce qu’ils nous disent et de ce qui revient de nos tentatives.

Passerelles a dix ans et a dû inventer les moyens de sa médiation. La formation des musicien·nes a été importante et, à un moment, on s’est rendu compte qu’on devait parler à des publics qu’ils et elles ne connaissaient pas. On a eu d’excellent·es musicien·nes, mais il existait un discours qui creusait ou agrandissait un fossé. C’était trop technique, trop distant ou simplement pas adapté et on ne trouvait pas de langage commun. On a donc créé une formation qui s’appelle Les Artistes-Relais où musicien·nes et chanteur·ses sont invité·es à s’initier à la médiation. Pendant une semaine, il·elles sont en résidence chez nous avec Mark Withers du London Symphony Orchestra, des chorégraphes comme Geneviève Sorin ou encore des musicien·nes issu·es de la scène jazz, comme Raphaël Imbert par exemple. Ils et elles testent des méthodes pour s’adresser à ou faire avec des publics qu’ils et elles ne connaissent pas. C’est surtout de l’action et ça passe beaucoup par l’improvisation, la co-création, le faire ensemble et le dialogue.

En fin de semaine, nous, Passerelles, on amène nos groupes : classes, IME (Institut médico-éducatif), associations, primo-arrivant·es, (Agir, etc.). Le groupe de musicien·nes-relais est déjà multiculturel puisqu’on invite des artistes de partout – notamment de la Méditerranée – et Passerelles amène aussi des gens qui viennent de partout. Ce qui est intéressant c’est que la musique et le faire ensemble deviennent les seuls langages possibles. Pour nous, l’opportunité de mettre face à nos groupes dix musicien·nes ou dix chanteur·ses c’est incroyable, c’est une expérience très forte. Si on ne pouvait avoir que des résidences d’artistes dans des établissements ce serait l’idéal. Le déclic de la rencontre artistique, quelle que soit l’origine, la culture et le fait de faire ensemble effacent beaucoup de frontières. On change de registre et c’est très important.

Cette question de l’accessibilité, de la participation et de la conscience de la diversité culturelle est donc aussi au cœur de l’Académie du Festival d’Aix. L’Académie, c’est la formation des jeunes professionnel·les, le réseau ENOA (European Network of Opera Academies) qui accompagne les jeunes musicien·nes et les jeunes dramaturges compositeur·ices dans la création et les aide à la diffusion de leurs projets. L’Acadé- mie c’est aussi le réseau Medinea (MEDiterranean INcubator of Emerging Artists) qui travaille notamment sur la question du langage commun en faisant se rencontrer des artistes émergent·es méditerranéen·nes pour, par exemple, improviser ensemble pen- dant deux jours. Qu’est ce qui sort de ces rencontres ? Ces artistes sont aussi invité·es dans le processus de médiation au Festival, ce qui renforce la dimension inclusive et le principe d’identification pour les publics que nous invitons au Festival d’Aix. C’est important de pouvoir se reconnaitre aussi dans l’autre, dans sa différence, surtout à l’opéra et dans nos institutions musicales. Cette mixité doit se retrouver aussi bien dans nos publics que dans les animateur·ices de ces actions.

Au niveau des résistances, je pense que si on avait voulu aller vite on aurait échoué. La longévité est primordiale et il est facile de sous-estimer le temps nécessaire à un·e acteur·ice culturel·le pour s’imprégner et connaitre un public. Que ce soit pour une ou cent personnes, il faut fournir le même travail et ce travail se conjugue avec le temps. Il faut se demander ce que ces personnes veulent dire et ce qui les intéresse dans nos propositions. Elles ont des droits et nous avons des devoirs. Elles n’ont peut-être pas envie d’aller à l’opéra. Il est nécessaire d’avoir une connaissance des initiatives locales, des associations, de ce qui se passe sur le territoire et de ne pas penser que notre structure va tout faire. C’est très long, il faut de la patience, des équipes et des moyens. Au festival d’Aix nous avons cette chance-là.

Lorsqu’en 2007 le service éducatif a été créé, j’étais seule. Aujourd’hui nous avons un service de neuf personnes. Sans cette considération des moyens, il ne faut pas se voiler la face, c’est vain. Il faut une énergie et une constance pour fidéliser, renouveler, continuer à travailler avec celles et ceux qu’on a amené·es, les amener plus loin, co-créer avec elles·eux, changer, se changer nous-mêmes, changer le public du Festival. Ça prend et ça prendra encore du temps. Les pré-générales au Festival d’Aix sont ouvertes à nos publics aussi bien scolaires et universitaires qu’associatifs. Deux jours plus tard, pour la Première, ce n’est pas la même chose et pas du tout la même salle, la même audience. On a encore du travail à faire entre l’Action cultu- relle qui essaye de témoigner de la diversité du territoire et le modèle économique du Festival, le prix des places, l’horaire des spectacles, le retour sur Marseille, il y a plein de questions qui font qu’on n’y est pas encore. Néanmoins, plus le public va évoluer plus ça aura une influence sur les spectacles et les propositions. Ça va dans les deux sens.

Orfeo & Majnun constitue un bon exemple. Il s’agit d’un projet mené en 2018, la dernière année du mandat de Bernard Foccroulle comme directeur du Festival. C’est un projet colossal qui nous a tenu·es en haleine plus d’un an et a représenté la synthèse de plusieurs expériences créatives tentées en dix ans, c’est-à-dire des projets de production participative, des projets multiculturels, à la fois le travail de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, les artistes-relais, l’Académie, mais aussi la création interculturelle. En 2012 avait été créé un opéra en arabe, Kalîla wa Dimna. Là, c’était Orfeo & Majnun, deux mythes fondateurs qui dialoguent ensemble : Orphée & Euridice et Laylâ & Majnun. Dans les deux, il y avait deux archétypes de nos traditions occidentales et orientales, qui se retrouvaient dans un livret et discutaient en français, en arabe et en anglais. C’était un opéra sur le cours Mirabeau, gratuit et devant 5 000 personnes, chanté dans les trois langues avec un chœur amateur, consti- tué des publics Passerelles et de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée. Il y avait des écrans partout et, scéniquement, nous retrouvions des créatures animalières et fantastiques issues des deux mythes. Quinze jours avant avait été organisée une parade participative où les associations et les groupes qui travaillaient avec nous avaient soumis leurs propositions, qui reflétaient leur manière de s’approprier ces thèmes et ces mythes-là : une batucadan, une fanfare, Worksongs. Worksongs est un projet du Festival d’Aix mené avec la Compagnie Rara Woulib, un chœur multiculturel très dynamique, qui continue encore aujourd’hui sous d’autres formes.

Le fait que l’opéra arrive juste derrière pour les participant·es ce fut une dimension supplémentaire et tellement inclusive car ils et elles faisaient partie de la programmation du Festival, de la vie culturelle de leur ville. Du fait de la situation sur le cours Mirabeau en plein air et que ce soit gratuit, il y avait quelque chose de très populaire – pas du tout au sens péjoratif du terme. Ça avait du sens, mais il a fallu dix ans pour que toutes les initiatives du Festival se rejoignent et se synthétisent. On ne fera pas ça tous les ans. Peut-être que dans dix ans d’autres choses vont naitre de nos dix prochaines années d’expériences et de projets.

Image : © Anne Leloup

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Groupe de musicien·nes pratiquant la batucada, un genre musical avec des percussions traditionnelles du Brésil dont les formules rythmiques en font un sous-genre de la samba.

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Cahiers 10
Faire vivre les droits culturels
Avant-propos

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Un prisme des droits culturels

Morgane Degrijse

Que nous disent les droits culturels ?

Bernard Foccroulle

Les droits culturels au Grand-Hornu

Marie Pok

Droits culturels et école

André Foulon

Les droits culturels à l’épreuve de la crise

Isabelle Bodson

Le point sur les droits culturels

Céline Romainville et Françoise Tulkens

Hybridation culturelle

Fabian Fiorini

Plasticité culturelle

David Berliner

Rapport entre champ socioculturel et champ de la création : quelle appropriation des droits culturels, en cours et à venir ?

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La musique, un langage universel comme droit culturel

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L’excellence est un art : enquête-action menée par l’Orchestre national d’Ile-de-France et l’Opéra de Rouen commandée par Les Forces Musicales

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De la pratique des droits culturels au musée

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