La responsabilité des centres culturels en matière de droits culturels

Virginie Cordier, directrice de La Vénerie
Thibault Janmart, adjoint à la direction de La Vénerie

29-09-2021

Les droits culturels, source d’obligations de nature universelle – L’exemple de la Vénerie

L’analyse – remarquable à plus d’un titre – qui va suivre évoque une question débattue lors d’une formation à l’Approche des droits culturels de janvier à mars 2021 : celle de la responsabilité des Centres culturels en tant que porteurs, par délégation, des engagements internationaux de l’État en matière de droits culturels. Une responsabilité ruisselant des organes supérieurs de la structure étatique vers les entités fédérées et, par délégation de missions et affectation de moyens, vers les opérateur·ices présent·es dans la cité. Une présence concrète qui rend les Centres culturels d’autant plus responsables qu’ils doivent répondre d’une répartition équitable de leurs actions au sein d’une population d’un territoire donné, où ils sont l’image permanente de la dimension culturelle de la puissance publique. C’est dans la contradiction entre les obligations internationales de la Belgique en matière de droits culturels et les contraintes imposées par une situation sanitaire ponctuelle que s’est posée à l’équipe du Centre culturel de La Vénerie la question de la manifestation de sa responsabilité politique en matière de droits culturels de la population.

Voir à ce sujet l’article de Paul Biot.

L’effectivité des droits culturels prise comme mesure des engagements internationaux de la puissance publique

Mars 2021 : le Centre culturel La Vénerie organise trois concerts successifs du musicien Quentin Dujardin. Nous sommes en plein confinement et le gouvernement interdit l’ouverture des lieux culturels, tout en autorisant les lieux de cultes de rassembler quinze personnes. Si le triple set s’est déroulé sans encombre, l’action pose toutefois question au regard de ce que l’on appelle « les droits culturels » et leur place depuis le début de la crise.

Introduction

12 mars 2021 : Quentin Dujardin, acte deux. Dès le début du premier des trois concerts programmés, c’est tout un parterre qui frémit sur des notes aux consonances lointaines, chargées de désirs et investies d’une signification toute particulière. En effet, depuis plusieurs mois maintenant, toute représentation devant un public (non professionnel) dans une salle est interdite. À l’instar d’autres comme le secteur HORECA, la Culture est mise au coin et les droits culturels confisqués. Ce jour-là, chaque personne risque des poursuites pénales, une amende, ou de terminer la soirée au commissariat de police. Et pourtant, la justesse des notes rejoint celle de l’acte. Que signifie-t-il au regard des droits culturels ?

Une épopée artistique et institutionnelle

C’était en février, le jour de la Saint-Valentin, que Quentin Dujardin tirait la première flèche en plein milieu de la cible à l’église de Crupet. Constatant qu’un culte pouvait accueillir quinze personnes en intérieur, quelle différence entre un officier cultuel et un officier culturel ? C’est donc avec son bon sens et sa guitare qu’il tente un geste symbolique. Il sera interrompu par la police après son premier morceau. Le malaise se lit sur certains visages, chacun·e dans sa fonction semble interrogé·e par cette situation ubuesque, que l’on soit citoyen·ne, policier·ère, représentant·e d’ici et d’ailleurs (voir l’article suivant). S’ensuit une procédure juridique rapidement éteinte par le classement du dossier sans suite avec un simple rappel à l’ordre (voir l’article suivant). L’artiste se sent infantilisé. La ministre Annelies Verlinden enfonce encore légèrement le clou en déclarant que la liberté d’expression artistique ne serait pas englobée par la liberté d’expression (voir l’article suivant). Cela encourage Quentin Dujardin à poursuivre.

Prochaine étape : jouer dans des institutions culturelles, trop silencieuses selon lui. L’artiste contacte une dizaine de lieux avant de trouver une structure qui osera poser un acte fondamental : ouvrir sa salle pour poser le débat. Car s’il y a bien quelque chose qui est refusé au monde culturel dans son ensemble depuis plusieurs mois, c’est la possibilité de se questionner sur le sens de son existence en temps de crise. Tombé dans le dossier « Indifférence » du gouvernement fédéral, la détresse psychologique engendrée ne se vit pas qu’au niveau individuel chez celles et ceux qui incarnent le secteur, elle transcende également le plan structurel.

L’équipe de direction de La Vénerie met en débat le conseil d’administration et l’équipe. On prend le temps, malgré l’urgence. Une rencontre avec Quentin est organisée et est le fruit d’un débat vivant au sein de l’équipe, où les opinions divergentes prennent le temps d’exister. Le débat est tout aussi animé au sein du conseil d’administration. Finalement, sentant l’adhésion majoritaire, la direction de La Vénerie donne le feu vert pour organiser les concerts vingt-quatre heures avant le lancement.

Le temps de mettre tout en place au niveau des règles sanitaires, de discuter des modalités de remplissage (pour favoriser un accès tant aux habitant·es venu·es soutenir leur Centre culturel que le monde associatif ou politique), de fignoler l’accueil et la gestion sur place (une société boitsfortoise privée d’encadrement d’évènements proposera de gérer gratuitement d’éventuels débordements pour soutenir l’action), l’artiste débarque avec sa guitare et se lance, non sans émotion sur trois concerts. Dans un déroulement raisonné et raisonnable, la nuit s’installe avant le couvre-feu. Et pour une fois, les seul·es qui ne débarquèrent pas, ce furent les forces de l’ordre.

Les droits culturels mis en lumière

« Nous avons tous des droits, parmi ceux-ci il y a les « droits culturels ». Exercer ses droits culturels permet à chaque personne de voir et imaginer le monde et de mieux agir sur lui. En Belgique, ce sont entre autres les Centres culturels subventionnés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui travaillent pour contribuer à un meilleur exercice des droits culturels de toutes et tous. » – Site de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Cet extrait, issu du site de la Fédération Wallonie-Bruxelles, rentre en parfait contraste avec la situation d’interdiction que subissent les droits culturels en Belgique lors de ce confinement. Lors de la première vague, une réponse rapide était nécessaire et il s’agissait bien de rassembler la population autour d’un effort collectif pour préserver le secteur de la santé, frappé de plein fouet par les cas COVID en escalade. Lors de cette première moitié de 2021, nous avons vécu trois vagues, plusieurs méthodes de confinement, des changements de protocoles très nombreux et vivons sous le régime de la trentaine des fameux « arrêtés COVID ».

D’une manière plus intime, nous nous sentons chacun·e, jusque dans nos sphères familiales, affecté·es de manière unique sur nos valeurs, nos choix et notre respect de la « norme sanitaire ». Plus le temps passe, plus les incohérences de certaines mesures nous irritent, nous blessent profondément : comment comprendre, par exemple, qu’un artiste ait pu se produire entre les rayons frais et les conserves dans un supermarché où plusieurs personnes se succèdent, alors que les salles de spectacles demeurent portes closes ? Comment agréer la légitimité d’une mesure qui autorise les citoyen·nes à recevoir au jardin, mais interdisait les toilettes, et en parallèle limitait fortement les contacts en extérieur, au mépris de nombre de foyers n’ayant aucun espace ouvert ? Comment ne pas comprendre le malaise que vit la jeunesse, prise entre une école où l’espace s’est vécu de façon orthogonale, et les activités extra où il·elles doivent voiler leurs émotions d’un masque de papier, quand elles peuvent avoir lieu ?

Au final, il ne s’agit là que d’endroits où habituellement se produisent, se construisent et se vivent les droits culturels. Le gouvernement, par l’amoindrissement transversal de tous les pans de notre vie spontanée (aller au restaurant, au cinéma, au théâtre, en famille, sur la place du village, etc.) a opéré en réalité une éclipse totale sur les droits culturels, sur la liberté d’expression et la liberté d’opinion, le tout sans processus démocratique identifiable. Car à l’heure des évènements de cet article, aucun débat public dans une instance démocratique n’a encore porté ses fruits sur le sujet. À ce titre, si les Centres culturels subventionnés doivent travailler à ce que chacun·e puisse exercer au mieux ses droits culturels, on comprend aisément que l’acte deux de Quentin Dujardin touche au cœur de notre métier. Nous devions ouvrir ce débat. Car il s’agit bien de cela : le postulat de base de la pratique des droits culturels est d’avoir, en tout temps, un espace de délibérations et d’expression sur nos vies. Le débat ouvert en interne était l’expression pure et simple de mise en pratique des droits culturels. Et c’était vivant !

La responsabilité et ses limites

Si l’aspect douteux au niveau démocratique est bien évident, une autre facette de la pratique des droits culturels ne l’est pas pour autant. En tant qu’opérateur·ice culturel·le subsidié·e, une question traverse notre pratique de façon incessante : à partir de quel moment pouvons-nous remettre en cause ce même pouvoir qui nous finance ? Dans les Centres culturels, la question est loin d’être simple et s’aborde de façon tridimensionnelle.

De façon structurelle d’abord, les conseils d’administration sont composés à la fois de représentant·es privé·es (particulier·ères ou associations) et de mandataires publics (élu·es communaux·les et fonctionnaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles), selon les articles 85 et 86 du Décret du 21 novembre 2013 relatif aux Centres culturels. Si ce bicaméralisme, dans son ambition initiale, souhaite rassembler autour de la table un large panel de la société civile et politique, il peut parfois faire preuve de blocage. Il est difficile d’ignorer les pressions « de ne pas accepter l’évènement » qu’ont pu vivre d’autres institutions devant la proposition de cet acte deux qui induisait une illégalité de facto. Car le jeu politique qui se joue entre les niveaux fédérés et fédéral risque de produire un effet « miroir » dans les hémicycles culturels, pour le meilleur comme pour le pire.

De manière institutionnelle ensuite, les subsides pour l’emploi et le fonctionnement d’un Centre proviennent majoritairement des institutions communautaires (FWB, COCOF, etc.) et communales. Ce sont également ces mêmes services qui participent à circonscrire l’action, via l’application des protocoles dans tous les pans de la vie sociale. En toute légitimité, on peut dès lors s’attendre à ce qu’un organisme majoritairement entretenu par ces institutions s’attelle à faire respecter à la lettre les règles d’interdiction. Mais rien n’est plus trompeur. Un Centre culturel est avant tout là pour faire vivre l’esprit d’un décret, qui stipule notamment en son article deux : « L’action des Centres culturels contribue à l’exercice du droit à la culture et plus largement, à l’exercice de l’ensemble des droits culturels par tous et pour tous dans le respect de l’ensemble des droits humains ». Bien sûr, un centre ne doit pas faire obstruction à l’encontre des règles de l’ordre public. Mais parce qu’il doit garantir l’exercice de l’ensemble des droits culturels en tant que droits humains, il doit permettre en tout temps le débat et le partage qui y sont liés. Il est de sa responsabilité sociétale d’organiser la réflexion là où elle doit se passer et se vivre. On notera le conflit immédiat entre cette position et l’absence de débat sur le secteur au niveau fédéral à l’époque.

Un dernier aspect de la responsabilité se loge au sein même de l’équipe du Centre. En tant que professionnel·les du terrain, nous sommes tous les jours questionné·es sur les limites que peut avoir notre action en temps de pandémie. Devons-nous « montrer l’exemple » en appliquant le discours officiel, ou devons-nous oser poser la question de l’alternative ? L’acte deux présenté à La Vénerie a directement remis chaque membre de l’équipe face à ses propres conceptions de la crise. Elle a chamboulé notre réflexion, notre engagement et notre capacité à utiliser notre métier comme vecteur de changement. Elle a appuyé une question pressante : quelle responsabilité ai-je envers l’autre ? Et inutile de croire que nous sommes les seul·es, bien d’autres avant nous se sont déjà repositionné·es et d’autres continuent à le faire. Mais nous, avec notre double casquette de citoyen·nes et de professionnel·les de la culture, ou plutôt comme garant·es de l’application de droits culturels, avec nos outils, nos connaissances et méthodes, comment décidons-nous d’agir ?

Une incarnation des droits culturels

Les trois concerts illégaux de Quentin Dujardin à La Vénerie, c’est une possibilité d’incarnation des droits culturels. Et les déclinaisons sont nombreuses.

Sur le fond, l’évènement a permis un questionnement multidimensionnel sur la manière dont nous devions répondre, organiser et vivre les droits culturels le vendredi 12 mars. Nous avons formulé en équipe une réponse et laissé chacun·e jauger de sa propre implication. On pourrait ainsi classer les positionnements en trois catégories : le refus de l’évènement, le soutien sans participation, et le soutien avec participation. Conscient·es de cette fameuse double casquette (citoyen·ne et professionnel·le), il nous apparaissait essentiel que chacun·e puisse articuler ces deux identités pour se situer. Il s’agissait de mettre un débat à sa juste place, sans forcer. Nous n’aurions par ailleurs pas réalisé l’évènement si nous ne sentions pas une majeure partie de l’équipe favorable à celui-ci. Cela n’aurait été ni fidèle ni juste par rapport aux forces vives. Au final, outre un soutien majoritaire de l’équipe, sur dix-neuf, huit membres du personnel ont préparé et/ou géré l’évènement sur place.

En parallèle, nous avons pu assister à des engagements multiples de la société civile et politique sur place : un ancien vice-recteur d’université, des membres de fédérations de Centres culturels (Association des Centres Culturels et La Concertation), des membres du conseil d’administration de La Vénerie, des élu·es politiques locaux·les, un député fédéral, d’ancien·nes directeur·ices du Centre culturel, ainsi que de nombreux·ses citoyen·nes. Par la suite la ministre de la Culture saluera dans la presse la façon responsable dont La Vénerie avait réussi à faire entendre et défendre les droits culturels (voir l’article de Charline Cauchie « Réouverture de la culture en Europe : où en est-on ? »). Et comment ne pas mentionner les polices, zonale et fédérale qui à aucun moment ne sont intervenues ? S’agit-il là d’un aveu, d’un oubli, d’une ignorance, d’une prise de conscience ou d’une question de priorités ? Le pouvoir judiciaire demeure jusqu’à ce jour muet sur la question.

Sur la forme, les trois concerts se sont déroulés de manière raisonnable et raisonnée. Les règles de l’ordre public sanitaire ont été scrupuleusement respectées (distance physique, masque et gel, absence d’attroupements). La symbolique est forte : pourquoi ne pas faire confiance aux opérateur·ices subsidié·es, ou en capacité de se comporter comme tel·les, c’est-à-dire des professionnel·les ? Le manque de confiance est à la hauteur des incohérences que subit notre vie culturelle aujourd’hui. Et là encore, les droits culturels s’illustrent de façon admirable : nous démontrons par nous-mêmes, par une attitude citoyenne et réfléchie, qu’une alternative est possible. Face à un discours infantilisant, nous faisons nos preuves une énième fois. En fin de compte, l’illégalité de notre incarnation des droits culturels ne revêt qu’un caractère mineur. Car au regard de ces droits, l’action est juste. Nous accomplissons notre mission de Centre culturel, en plein milieu de la cible.

Les droits culturels : quel rôle dans les crises ?

Notre explication a montré que la gestion de crise actuelle du COVID n’intègre en rien les droits culturels. Or, le postulat d’existence de ces droits dans les droits humains, inaliénables par définition (consacrés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme), leur donne un caractère intemporel et inexorable. Si leur pratique peut être plus cadrée selon la crise, on ne peut pas pour autant agir comme s’ils n’existent pas.

À l’heure des évènements de cet article, les gouvernements en Belgique semblent pourtant partis sur cette voie de l’indifférence. Et les conséquences de cette grossière erreur sont déjà visibles. Le manque d’adhésion croissant de la population aux règles (voir l’article suivant), la hausse de consultations chez les psychologues liés à l’épuisement pandémique (voire l’article suivant), des groupes de jeunes qui occupent les parcs en grand nombre (la Boum), les soirées dites « clandestines » n’en sont que quelques exemples. L’expression culturelle muselée, la catharsis qui y est liée ne peut plus se produire sur ses scènes habituelles. C’est donc chez soi qu’elle rumine. Et tant le·a citoyen·ne lambda tant le·a responsable politique en seront ou en sont déjà les victimes. Car à un moment ou un autre elle pourrait ressortir à vif. Et il ne faudrait pas que cela devienne un privilège, la fracture n’en serait que plus abyssale et potentiellement violente.

Ne devrions-nous donc pas plutôt considérer les droits culturels, au même titre que d’autres outils, comme un moyen adapté de gérer une crise ? Le temps de la réaction passé, il apparait aujourd’hui évident que la privation de ces droits ressemble de plus en plus à un acharnement thérapeutique arbitraire (sic) plus qu’à une vraie mesure de containment visant à éviter une montée de cas mathématique qui serait directement liée aux « réouvertures ». La présence plus qu’insuffisante de représentant·es socio-culturel·les dans les instances de conseil ou de décision au niveau des gouvernements illustre de nouveau tout le problème : aurait-on pu vivre une gestion de crise plus apaisée, avec une société plus paisible, si notre secteur avait été convié directement aux discussions ? Nous avons à cœur de le penser.

À l’heure où nous clôturons cet article, les secteurs de la culture et de l’horeca ont pu sensiblement rouvrir et l’on parle déjà de nouvelles discriminations comme le Covid Safe Ticket. Il semble qu’à nouveau, un carcan est en train de se resserrer autour des lieux de culture. Plus qu’une imposition sur la manière de la faire et de la vivre, c’est à présent son accès, droit fondamental inaliénable, que l’on tente de limiter, instaurant ainsi une ligne de fracture entre les « bon·nes » et les « mauvais·es » citoyen·nes. Rentrons-nous dans une période où le degré d’obéissance déterminera la liberté de parole et de partage ? Pour paraphraser Hannah Arendt, le danger n’est pas tellement la manipulation et le mensonge, mais plutôt sa résultante. À l’aide d’une pléthore de moyens contestables et mal adaptés comme le Covid Safe Ticket (pour ne citer qu’un exemple), le seul réflexe qu’il nous reste serait la résignation, insipide et incolore.

Nous nous devons de rester des lieux de pensée, d’ouverture et de partage des opinions. En aucun cas des lieux d’exclusion. Résister pas juste pour désobéir. Résister pour mieux renvoyer l’incohérence et l’inhumanité. Entre la réflexion et l’action, on ne mesure que son courage.