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Vents d’ici vents d’ailleurs

Les fruits de l’été 78

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de  Culture & Démocratie

09-03-2019

Comment se pensent les points de contact et d’échanges entre les artistes contemporains et les publics ? Comment s’organisent les potentielles résonances entre les uns et les autres ? Comment cherche-t-on à ce que ces résonances agissent sur les sensibilités, les imaginaires individuels et collectifs et qu’attend-on, finalement, de ces interactions ? On ne cesse de nous parler de la fracture entre art contemporain et sensibilité populaire : comment réconcilier ces pratiques esthétiques et le besoin courant d’expériences esthétiques sans éliminer les nécessaires controverses ? Comment sont traitées au jour le jour ces interrogations ? Qui s’en occupe encore vraiment ? Le marché de l’art, mais aussi plus largement le marché de la culture, a opté pour le rouleau compresseur. Il faut se faire une place dans un environnement des loisirs très concurrentiel, alors aux grands maux, les grands remèdes. Il s’agit, en outre, de justifier le modèle économique de grandes infrastructures, les musées vedettes ressemblant finalement assez aux hyper centres commerciaux. Il faut de (très) grandes expositions qui tournent autour du monde, ce qui renforce leur aura d’universalité. Il y a une short list d’artistes ou de thèmes qui facilitent la captation de publics massifs. Cette énorme machine contribue à la synchronisation des gouts et des émotions au sein de la mondialisation. De leur côté les associations et opérateurs publics essaient soit de rivaliser avec cette tendance lourde mais souvent à armes inégales, soit d’élaborer, mais timidement, des alternatives, des bifurcations. Ces tentatives sont fragilisées par la volonté politique d’adopter les logiques de l’audimat comme seule référence de réussite, les mêmes outils de mesure d’évaluation quantitative que ceux des secteurs marchands. Cela, probablement, parce que depuis des décennies la désinformation affirme que les entreprises privées sont mieux gérées, plus efficacement, que les institutions publiques. Ce qui n’a, finalement, jamais été démontré.

À Bruxelles, un petit lieu, atypique suit un chemin parallèle depuis cinq ans. C’est Été 78. Qu’est-ce que cette expérience, qui a pu s’établir hors des modèles les plus connus, peut-elle nous apprendre ? Été 78 est une asbl qui n’a pas besoin de subsides pour mener à bien son projet. Évidemment, cela repose sur des conditions relativement rares d’indépendance économique, liée à un parcours personnel. Cette asbl n’a pas non plus besoin de recettes propres. Il ne s’agit pas plus d’une galerie d’art dont l’avenir dépend de son écurie d’artistes et de son réseau de collectionneurs. Si d’aventure les artistes exposés vendent, ils en réfèrent à leur galerie ou ils gèrent eux-mêmes la transaction.

La première chose est donc de disposer d’une vision, d’un projet, d’un désir. Ensuite, ce qui donne sens à ce projet, ce sont les paramètres de son fonctionnement qui relèvent, strictement, d’une philosophie d’échange non-marchand. Le cas de figure est simple : profitant d’une aisance matérielle certaine, un couple décide de développer une forme particulière de mécénat, proche de ce que l’on pourrait concevoir dans le cadre des politiques culturelles publiques. Les éléments de la vision et l’expertise nécessaire à lui donner une forme concrète proviennent de l’activité de collectionneur d’Olivier Gevart. Une activité avant tout relationnelle avec l’art, avec ceux et celles qui le font, l’interprètent, le partagent.

Cela crée des conditions d’échanges complètement différents quand il s’agit de parler des artistes aux visiteurs : être dégagé de la nécessité de vendre libère la parole…

Mais il faut un point de départ, l’impulsion qui justifie que l’on se jette à l’eau. Elle viendra d’une expérience professionnelle globale soumise à l’accélération effroyable du monde des affaires, un rythme effréné destructeur tel qu’Olivier Gevart l’a éprouvé. « Je viens d’un monde très business, très économique. Je suis content d’être passé par là, mais aujourd’hui je fais beaucoup de micro-crédit social, je suis impliqué dans pas mal de projets sociaux, sociétaux, environnementaux. » La frénésie qu’il a observée dans l’univers des entreprises ne diffère pas de celle qui régit le marché de l’art. Même s’il rend hommage au « métier difficile de galeriste » il déplore « le rythme infernal qu’ils imposent entre les foires, les salons, leurs propres expositions » qui déteint sur la qualité du travail et qui, notamment, ne peut qu’affaiblir tout ce qui relève de la « discussion sur les contenus de l’art, des œuvres ». Surtout s’agissant de ce qui lui tient le plus à cœur, à savoir le « contenu transversal d’une œuvre, ce qui la relie à la littérature contemporaine, à des faits sociaux et économiques, à de la danse ». Et si, sur le territoire de Bruxelles, il lui semble que le Wiels tire plutôt bien son épingle du jeu (« je vais toujours y apprendre quelque chose, dit-il, je sais qu’il y aura toujours une porte qui va s’ouvrir vers autre chose »), pour lui les institutions publiques ne se positionnent pas assez au service de la richesse et de la diversité de ces contenus dont il faut débattre. Et de s’interroger sur certaines grandes enseignes qui « programment trop » au risque de bâcler le travail, et surtout « de fatiguer, aussi bien les artistes que les publics ».

Le métabolisme d’Été 78, c’est donc une autre gestion du temps, c’est « vouloir récupérer le temps » pour une autre résonance avec le monde, au service d’une meilleure résonance entre art contemporain et citoyens. Il y a, chaque année, trois expositions d’artistes en solo, chacune de cinq à six semaines. La production est totalement financée et si l’enveloppe globale le permet, l’artiste est rémunéré. Il doit s’agir d’une création adaptée au lieu, relativement petit, mais pensé pour encourager les artistes à essayer quelque chose d’autre, « tester un nouveau travail, une nouvelle forme d’accrochage, de discours, montrer des brouillons ». Mais, surtout, chaque exposition se prépare en amont, un ou deux ans avant, pour qu’il y ait un véritable échange avec l’artiste. C’est le plus important, l’âme du projet. Il y a au minimum cinq ou six vraies réunions de travail pour parler des tenants et des aboutissants, des lectures, des influences, des relations au monde. « Je ne suis pas curateur, je n’ai pas étudié l’histoire de l’art mais j’ai la prétention de poser beaucoup de questions, de vouloir comprendre, voir à quoi c’est rattaché. Même pour des formes esthétiques très poétiques, on discute littérature, logistique, parcours, économie… »

La programmation se complète avec une ou deux soirées dédiées à des projections ou à accueillir des défenses de thèses (durant trois jours, œuvres exposées, présentation de la recherche, débats) et de jury d’art, ce qui confirme la volonté d’être un lieu de paroles, d’examen ouvert des processus de création artistique. L’autre axe de travail concerne la promotion des galeries, en proposant une fois par an une carte blanche à une galerie peu connue et, surtout, en rendant visible le travail des collectionneurs. Ceux qu’Olivier Gevart désigne sous le terme de « collectionneurs modestes », à savoir des gens qui choisissent eux mêmes, selon un fil rouge ou une sensibilité singulière, pas de ceux qui confient un portefeuille à un agent qui sélectionne pour eux les œuvres dont le rendement va grimper. Cela peut être en outre des collectionneurs pour qui acquérir de l’art peut représenter un sacrifice. Rien à voir avec ces fortunes qui sillonnent les foires et peuvent acheter un peu de tout. Été 78 expose des collectionneurs passionnés qui organisent eux-mêmes des résidences, montent des expositions, participent à des publications. « Ils savent raconter chaque œuvre de leur collection, parler de leur contenu, parce que chaque achat est important, réfléchi, a été discuté, du temps est consacré au processus d’acquisition. »

L’idée est de présenter chaque fois trois collections en même temps. De les faire se parler dans l’espace. Mais surtout de rendre perceptible en quoi ces collections tissent des histoires de vie, s’entrelacent aux relations que ces collectionneurs entretiennent avec le monde et, plus généralement, renvoient à ce que chacun, avec les images et les souvenirs d’œuvres d’art qui l’ont marqué, entretient comme récits sensibles, renforçant sa subjectivité. Ce n’est jamais un capital qui s’expose mais des histoires, des narrations. Comme lorsqu’une collection sera présentée d’abord selon le regard des enfants qui ont grandi dans une maison où ces œuvres, acquises par leurs parents, faisaient partie de leur décor. Qu’est-ce que ça raconte ? « Une des filles raconte qu’il y avait une photo de Dirk Braeckman qu’elle retournait systématiquement contre le mur quand ses copines venaient chez elle. » La présentation était complétée par un choix fait par les parents et ensuite par une sélection effectuée d’un commun accord par toute la famille, donc donnant forcément lieu à échanges, lectures comparées, débats. On réalise un support papier, avec les sept mêmes questions posées aux collectionneurs (Quelle a été votre première œuvre ? A-t-elle été un sacrifice financier ou pas ? Y a-t-il un fil rouge dans votre collection ?) et cela aussi, peu à peu, construit une histoire. L’exposition de collectionneurs programmée dans le « off » de la foire de Bruxelles reçoit beaucoup de visites, et ses multiples fils narratifs sont restitués aux visiteurs comme autant de fils qu’ils peuvent s’approprier pour dynamiser leur propre relation à l’art.

La raison d’être est d’entrer en relation à travers l’art, de parler, raconter, écouter, répondre, expliquer. Un rêve est de pouvoir rester, avec vingt personnes, autour d’une seule œuvre, mais d’en déplier tous les plis narratifs, depuis les plus factuels, contextuels, biographiques aux plus poétiques, subjectifs. « Quand des liens se nouent vraiment entre les images, les ressentis de tous, à partir d’une pièce même parfois abrupte, il se passe des choses incroyables. » Ce serait bien d’inscrire cette pratique dans le temps, avec une régularité, une vraie discipline à amplifier. Olivier Gevart en profite pour rappeler que dans les échanges avec le public, c’est un réel confort de n’avoir rien à vendre. Cela permet une liberté complète dans la conversation. « Les groupes que j’adore recevoir sont constitués de gens qui ne connaissent rien à l’art contemporain. Le lieu, le type de rencontre qu’il favorise, permettent de poser toutes les questions. Aussi bien sur l’œuvre qu’on est en train de partager que sur des aspects pratiques – combien d’exemplaires d’une photo exposée ? Pourquoi est-elle encadrée ? Pourquoi un tel cadre ? Etc. » Et quand il accueille des groupes d’initiés genre « Palais de Tokyo et Centre Pompidou », il apprécie de montrer « qu’avec des artistes peu ou pas connus, il y a beaucoup de contenus à explorer ». Le plan de communication d’Été 78 est minimaliste – pas de compte Facebook, pas de prosélytisme agressif. Plutôt : laisser croitre un public organique, motivé, impliqué, qui sait pourquoi il vient et s’intéresse à ce projet, pas un public volatile.

La visée sociétale et démocratique est flagrante : « Je rêve d’accueillir des banquiers, des juristes, je ne sais pas quoi, qui finiraient par voir le monde autrement grâce à cet échange avec l’art contemporain, qui verraient qu’il y a autre chose à faire que courir après le temps et l’argent. » À partir de ce qui se noue autour de ce lieu atypique, il est possible d’élaborer une jolie critique de certaines dérives que l’on constate dans le secteur culturel public : programmer moins et mieux, privilégier la création de liens de sens à partir des œuvres, nouer des relations plus riches et structurées avec les artistes, penser les budgets pour soutenir dignement les artistes, prendre le temps de vraies rencontres avec les publics, se protéger des dérives du monde effréné des entreprises… Bref, remettre à l’honneur les vertus du non-marchand.


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Image : © Emine Karali