Le livre d’Isabelle Coutant s’intitule Les migrants en bas de chez soi. Le travail de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugié·es ce serait plutôt : « Les migrant·es chez soi ». C’est en cela que consiste essentiellement l’expérience d’hébergement à domicile qu’elle organise.
Pour resituer le contexte de départ, l’hébergement à domicile concerne principalement celles et ceux que Théo Francken a pour coutume d’appeler les « transmigrant·es ». C’est-à-dire des personnes venues surtout d’Érythrée, du Soudan et d’Éthiopie, qui n’ont pas demandé l’asile en Belgique, ne comptent pas le faire et, pour une très grande majorité, ont l’intention de rejoindre l’Angleterre. Fin aout 2017, se crée juste en dessous des bureaux de l’Office des étrangers – dans le parc Maximilien – un début de campement qui pourrait ressembler à une réplique bruxelloise de la Jungle de Calais. Un réseau de militant·es, qui s’était déjà mobilisé deux ans plus tôt autour du même endroit pour organiser un accueil décent du flux important de personnes migrantes, se réactive à ce moment-là.
Les bénévoles s’organisent via les réseaux sociaux, en portant tout d’abord le slogan « Pas une femme dehors », qui deviendra rapidement « Personne dehors » (dans le parc Maximilien du moins). Beaucoup de citoyen·nes manifestent leur volonté d’héberger et il y a dès les premiers soirs plus d’offres d’hébergement que de demandes. Un dispatching quotidien à partir du parc permet aux familles signalant leur disponibilité d’accueillir une ou plusieurs personnes en migration pour une ou plusieurs nuits. Cela fonctionne de cette manière depuis deux ans, même si l’organisation de la Plateforme en général et les modalités d’hébergement en particulier ont connu une série d’évolutions.
En termes de storytelling, la genèse de cette action peut paraitre assez merveilleuse, voire miraculeuse. Elle permet de contrer un discours récurrent, adressé aux soi-disant idéalistes désireux·ses d’une politique migratoire humaine, ironisant que ces dernier·ères n’ont qu’à accueillir les réfugié·es chez elles ou chez eux, s’il.elles les aiment autant. Voilà qui est fait !
En moins d’un an, nous sommes passé·es d’un collectif de quelques bénévoles à une PME de trente salarié·es. Cette professionnalisation d’une partie des activités de la Plateforme implique évidemment de fortes transitions organisationnelles, a soulevé et soulève encore toute une série d’enjeux et de difficultés. Nous avons par exemple parfois été amené·es en tant qu’administrateur·rices ou gestionnaires à nous occuper de choses pour lesquelles nous n’étions pas forcément compétent·es.
Depuis 2017, il y a eu deux évolutions, ou plutôt « diversifications », principales des activités d’hébergement. Cette transformation organisationnelle de la Plateforme s’est matérialisée d’une part dans l’ouverture en 2018 du centre « La porte d’Ulysse ». Il s’agit d’un lieu collectif d’accueil à relativement grande échelle qui ressemble peu ou prou à ce que peut offrir Fedasil, c’est-à-dire une structure où logent et se nourrissent environ 350 personnes par nuit.
La deuxième « diversification » majeure s’est développée dans la mise en place d’un hébergement collectif de beaucoup plus petite envergure. Une quinzaine d’infrastructures pouvant accueillir chacune entre quinze et vingt personnes ont en effet été mises à disposition par les communes et les universités sur le territoire wallon. Parmi celles-ci peut être citée l’emblématique Sisters House bruxelloise gérée par des femmes pour des femmes.
La plus originale et invraisemblable de ces modalités d’accueil demeure cependant l’hébergement citoyen. En termes de chiffres, il représente 240 000 nuitées organisées dans plus de 8 000 familles avec l’aide de quelque 4 500 bénévoles pour conduire, préparer des repas collectifs au parc, etc. Il s’agit d’un mouvement très vaste et rien que le groupe Facebook compte aujourd’hui plus de 54 000 membres.
Si le 15 aout 2017 quelqu’un m’avait prédit qu’à partir du 1er septembre des centaines de personnes exilées dormiraient dans des maisons quatre façades du Brabant wallon où elles ont probablement été les premier·ères invité·es de couleur noire, je ne l’aurais pas cru. C’est le côté merveilleux de l’histoire. Cela m’évoque une interview donnée par Pierre Bourdieu à la fin de sa vie dans laquelle il utilise le mot « miracle » pour qualifier un mouvement organisé de chômeur·ses. Cela représente un aveu de faiblesse en matière d’analyse sociologique car un miracle est un phénomène inexplicable par la raison, quelque chose qui ne devrait pas se produire selon toute logique mais qui se produit quand même.
D’un autre côté, le projet a également connu en deux ans un certain épuisement, notamment du côté des bénévoles. Les premiers mois ont reposé sur un travail et une organisation entièrement volontaires et certaines personnes ont même été jusqu’à quitter leur emploi pour s’investir au parc Maximilien. Cet épuisement se ressent aussi du côté des familles, ce qui implique une transformation en profondeur des modalités « classiques » de l’hébergement citoyen.
Dans les premiers temps, l’accueil était généralement de très courte durée et les personnes accueillies passaient rarement plus d’une nuit dans un même foyer. Même si cela n’enlevait rien à la dimension humanitaire et politique de l’acte, le caractère très anonyme de ces relations a généré énormément de frustrations liées au manque ou à la brièveté du contact humain entre hébergeur·ses et hébergé·es. Cela a provoqué de manière assez généralisée une prolongation progressive des périodes de séjour, qui permet d’établir une relation plus durable basée sur une confiance mutuelle, incarnée parfois dans le passage très symbolique des clés. Il est d’ailleurs assez remarquable qu’il n’y ait eu pratiquement aucun incident désagréable sur ces 240 000 nuitées.
La prolongation des séjours ainsi que l’intensification – et parfois la cristallisation – des relations a provoqué une mutation de l’hébergement, qui s’accompagne désormais de plus en plus souvent d’une forme de suivi administratif des personnes.
La diffusion interindividuelle de connaissances relatives aux droits des étranger·ères est un des effets formidables de la Plateforme. Pour l’anecdote j’ai vu ma mère, qui est hébergeuse, argumenter au sujet de certaines clauses du Règlement Dublin III avec un avocat en droit des étranger·ères dans le cadre d’un des dossiers qu’elle accompagne. Même moi, je n’y ai rien compris. Et elle est loin de représenter une exception !
Depuis environ six mois, suite aux diverses évolutions que je viens de mentionner, nous avons arrêté le dispatching qui avait lieu chaque soir au parc Maximilien pour nous concentrer sur les deux modalités d’hébergement collectif. Nous sommes en train de mener par ailleurs une réflexion importante en interne au sujet des orientations futures de la Plateforme citoyenne. Différentes possibilités s’offrent à nous, comme une proposition de Fedasil de mettre en place un projet pilote d’hébergement en famille de personnes demandeuses d’asile, en s’appuyant sur l’expérience de l’hébergement citoyen. Ces initiatives totalement officialisées ne concerneraient que des personnes ayant un statut juridiquement valide, et relèveraient donc moins de la désobéissance civile, à l’origine de nos actions. Même si l’hébergement est légal en Belgique contrairement au cas français. Mais rien n’est encore décidé et toutes les possibilités restent ouvertes.
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Question du public : La force de l’accueil est selon moi la seule qui va perdurer, la seule qui soit rapide et efficace. Je me pose donc la question de la professionnalisation de la Plateforme. Est-ce que celle-ci ne va pas vous empêcher de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la politique gouvernementale de peur de ne pas recevoir les
subsides ? Je pense notamment à l’ouverture de squats qu’il y a eu à Paris, est-ce que la Plateforme soutiendrait ce genre d’initiatives ?
Edgar Szoc : C’est une question classique qui se pose à toute organisation militante. La professionnalisation avec toutes ses contraintes et ses pièges potentiels est le signe d’un succès. On sort de trois jours de mise au vert et de réflexions avec les membres de la Plateforme et on a notamment beaucoup réfléchi à la possibilité d’arrêter l’accueil professionnel. Ce n’est pas notre métier, ce n’est pas ça qu’on sait faire et il y en a d’autres qui le font. Le cœur du mouvement ce sont ces 50 000 personnes abonnées à la page Facebook, dont 12 500 qui ont hébergé, chauffé, etc. Même si ces pratiques-là sont en train de se transformer et de ralentir c’est quand même cela qui fait notre caractéristique spécifique. En ce moment on réfléchit davantage à quelque chose de l’ordre de la diminution de notre bilan comptable, puisque nous sommes une association qui est passée d’un bilan de 5 000 euros à aujourd’hui 2.5 millions d’euros par an. Ce n’était pas volontaire, ni planifié et en tout cas la ligne rouge reste celle que vous avez énoncée, à savoir ne pas protéger l’emploi au détriment de la liberté. On n’a pas vu de modifications sensibles des positionnements de la Plateforme depuis qu’on est devenus cette espèce de petite PME que je décrivais. Mais il est clair que c’est un risque auquel on est attentifs au point de réfléchir à une déprofessionnalisation et peut-être la création d’une autre asbl qui serait là une asbl professionnelle, un opérateur d’accueil mais qui serait distinct de la Plateforme.