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Atelier 1 - Musique et droits culturels

Les Mondes en Scène

Christine Kulakowski
Directrice du Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (CBAI)

01-12-2020

Exercer les droits culturels, c’est concevoir un cadre au sein duquel les acteur·ices culturel·les peuvent développer leurs ressources. Leur participation comme mode d’action nécessite du temps. Ce temps-là est rarement rémunéré et reconnu. Seule la production l’est, bien souvent sans les conditions de sa réalisation.

Le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (CBAI) a mené deux initiatives qui ont, à chaque fois, pris une dizaine d’années pour créer un cadre où des acteur·ices culturel·les divers·es puissent se mettre ensemble et créer une action culturelle. Dès sa création, le CBAI a énoncé une conviction : l’immigration était une donnée qui allait transformer en profondeur le devenir culturel de notre société. Selon la formule de son directeur fondateur, Bruno Ducoli, les immigré·es et exilé·es sont non seule- ment des producteur·ices de biens et services ou des consommateur·ices potentiel·les de culture, mais aussi des travailleur·ses du champ symbolique. Notre vision pour développer les actions était et reste inspirée des propos d’un écrivain suisse, Max Frisch, à propos de l’immigration: « On a fait venir des bras et ce sont des hommes qui sont venus ». Partant de ce point de vue – loin d’être partagé, particulièrement par rapport aux nouveaux et nouvelles arrivant·es aujourd’hui – on a lancé ces initiatives, spécifiquement à Bruxelles, ville multiculturelle.

La première initiative, qui se situait déjà sans doute dans le champ des droits culturels tels qu’on en parle aujourd’hui, mais qu’on ne nommait pas ainsi à l’époque, nous l’avons appelée « Le Monde en scène». C’est un concept qui a été développé en trois étapes. À l’époque, au début des années 2000, on nous demandait de plus en plus de pouvoir bénéficier de musicien·nes et danseur·ses « venant d’ailleurs». Dans un premier temps, on a conçu un répertoire des productions interculturelles, qui n’étaient pas uniquement des productions venant des immigré·es ou des exilé·es, mais aussi des productions interculturelles de musicien·nes vivant sur le territoire bruxellois.

Mais ce répertoire n’était pas « vivant » alors on a organisé les soirées du « Monde en scène ». On a ainsi commencé ce qu’on pourrait appeler une mise en scène d’acteur·ices culturel·les. Ces rencontres ont rassemblé des groupes culturels, sociaux et musicaux divers. Il y avait des artistes, professionnel·les et amateur·es, de différents genres musicaux, qui se rencontraient et faisaient des improvisations musicales avec des musicien·nes sans papiers, migrant·es, réfugié·es politiques ou demandeur·ses d’asile. D’autres initiatives similaires sont nées ensuite, mais il semble qu’on ait été parmi les premier·ères à faire cette expérience de laboratoire musical. Ces rencontres parfaitement inédites avaient lieu entre personnes issues de milieux sociaux et de trajectoires de vie différents. Aux improvisations musicales ont participé aussi bien des fonctionnaires des institutions européennes que des Roms, Africain·es et Irakien·nes en demande d’asile. On a fait voyager ces différentes soirées du « Monde en scène » dans différents lieux culturels populaires de Bruxelles.

Au niveau de la qualité, de l’excellence artistique, les soirées du « Monde en scène » ont présenté sans doute des résultats variables. Il y a eu des soirées magiques, quand les genres musicaux s’harmonisaient et que les musicien·nes étaient particulièrement talentueux·ses. À chaque soirée un violon rencontrait un sazn ou une harpe ou un tambour et cette rencontre humaine et musicale était inédite. Dans tous les cas, ce type de rencontre a été une expérience passionnante pour les artistes et les publics.

Après trois années de rencontres fructueuses, nous avons voulu prolonger cette aventure humaine au cheminement complexe et improbable en la partageant avec le plus grand nombre. Pour élargir l’angle de vue, nous avons choisi de multiplier les supports et livrer trois approches complémentaires qui avaient pour fil conducteur l’artiste comme passeur·se de frontières. Un coffret composé d’un DVD, d’un CD et d’un carnet de lecture donne à voir, à écouter et à lire les moments intimes, rares et magiques de la rencontre. À travers une série de portraits individuels et collectifs, de commentaires et d’entretiens, ces documents témoignent de la diversité des par- cours et des formes d’expression musicales, ils parlent des musiques qui circulent et connectent les hommes et les femmes, les univers, les histoires, disent les différentes formes de métissage qui sont autant de chemins vers l’autre.

Le Centre Vidéo de Bruxelles (CVB) et Jacques Borzykowski ont été séduits par le projet. Sa caméra s’est invitée dans les séances de répétition, dans les concerts publics et bien sûr dans les coulisses, espaces privilégiés de rencontres insolites. Pour la rédaction du livret, le CBAI a eu le privilège de croiser la route des mots du romancier, poète et scénariste Kenan Görgün. Chacun de ses onze récits, correspondant aux onze titres du CD, tisse avec sensibilité une trame qui relie l’individuel au collectif.

La deuxième expérience s’intitule Intersongs. C’est une expérience qui a été menée entre des chorales issues de communautés migrantes, africaines, sud-américaines, francophones, néerlandophones, etc., venant de milieux très différents et ne se connaissant pas. Bruxelles est multiculturelle, mais entre communautés les personnes ne se rencontrent pas nécessairement. Avec une chorale type gospel congolaise, il y avait une chorale turque, une chorale de dames espagnoles de première génération (des grands-mères), une chorale de l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique) et une chorale néerlandophone.
À partir de l’idée d’une participante à une formation du CBAI, Claire Buffet, et de notre collègue Tanju Goban, nous avons proposé à ces chorales de performer leurs créations, et plus que cela : faire apprendre les unes aux autres leurs chants et les performer ensemble. Moments qui peuvent être passionnants et sont de toute façon inédits. Au niveau de la production musicale, ils peuvent être extraordinaires. En tous cas, des rencontres intergénérationnelles et interculturelles ont eu lieu, comme seules des villes multiculturelles comme Bruxelles le permettent. Après, ce concept de chorale Intersongs a été repris par un centre culturel bruxellois – Le Jacques Franck – qui continue l’expérience. Le CBAI a eu, avec ces deux initiatives, un rôle de pionnier. Ensuite, cela se poursuit ailleurs et parfois autrement.

 

Une discussion avec le public suite à cette intervention se trouve en p. 73 du PDF complet de l’ouvrage Faire vivre les droits culturels.

Image : © Anne Leloup

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Sorte de luth à manche long ou court d’origine persane, rencontré en Turquie, en Grèce, en Arménie et en Azerbaïdjan.

PDF
Cahiers 10
Faire vivre les droits culturels
Avant-propos

Sabine de Ville

Un prisme des droits culturels

Morgane Degrijse

Que nous disent les droits culturels ?

Bernard Foccroulle

Les droits culturels au Grand-Hornu

Marie Pok

Droits culturels et école

André Foulon

Les droits culturels à l’épreuve de la crise

Isabelle Bodson

Le point sur les droits culturels

Céline Romainville et Françoise Tulkens

Hybridation culturelle

Fabian Fiorini

Plasticité culturelle

David Berliner

Rapport entre champ socioculturel et champ de la création : quelle appropriation des droits culturels, en cours et à venir ?

Olivier Van Hee

La musique, un langage universel comme droit culturel

Daniel Weissmann

L’excellence est un art : enquête-action menée par l’Orchestre national d’Ile-de-France et l’Opéra de Rouen commandée par Les Forces Musicales

Fabienne Voisin

Les droits culturels au regard de l’ancrage territorial : l’expérience du Festival d’Aix

Frédérique Tessier

Les Mondes en Scène

Christine Kulakowski

De la pratique des droits culturels au musée

Claire Leblanc

Les musées en Fédération Wallonie-Bruxelles

Ludovic Recchia

Plus ou mieux

Caroline Mierop

Identifier les mécanismes d’exclusion pour réfléchir l’inclusion

Sophie Alexandre

Dignifier

Jean-Pierre Chrétien-Goni

La position d’un créateur de projets

Lorent Wanson

Un immense désir de démocratie : déployer les droits culturels et les dimensions culturelles des droits humains

Luc Carton, Sabine de Ville, Bernard Foccroulle et Françoise Tulkens

Droits culturels, de quoi parle-t-on ?

Roland de Bodt

Anne Leloup

Renaud-Selim Sanli