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Atelier 2 - Arts visuels musées et droits culturels

Les musées en Fédération Wallonie-Bruxelles

Ludovic Recchia
Historien de l’art, conservateur des arts décoratifs au Musée royal de Mariemont

01-12-2020

Au cours de ces dix dernières années, le paysage des musées en Fédération Wallonie-Bruxelles a changé. Les guides des musées publiés durant les années 1990-2000 mentionnaient l’existence de centaines de musées, jusqu’à 470n en 2001 ! Un nombre dont on pouvait s’enorgueillir mais qui ne rendait pas compte de l’énorme hétérogénéité des institutions et, pour une grande partie d’entre elles, de leur fragilité. Le secteur des musées était l’un de ceux dans lequel on avait le moins investi. Plusieurs facteurs ont concouru à sa mutation progressive.

Le premier bouleversement tient à la volonté de légiférer sur la question en 2002. Le « Décretn relatif à la reconnaissance et au subventionnement des musées et autres institutions muséales » a permis l’instauration du Conseil des Musées. Celui- ci s’est vu confier l’analyse des candidatures des institutions prétendant à une reconnaissance dans une des quatre catégories : trois pour les « musées » ou une pour les
« institutions muséales ». À ces catégories correspondent des fourchettes de subsides. Le décret prévoit également des financements pour la création d’un nouveau musée ou la mise en conformité d’une structure existante. Le financement de ce décret n’a pas été aisé car l’enveloppe dévolue au Patrimoine et aux Arts plastiques (DO24) reste la moins pourvue du secteur culturel. Un effort budgétaire louable a permis de faire progresser le secteur de manière indiscutable. Il reste malheureusement très largement insuffisant. Certains subsides à de petits musées ne leur permettent pas de remplir, notamment en matière d’engagement de personnel, les standards de la reconnaissance.

Le Conseil a néanmoins réalisé un travail colossal ces dernières années puisqu’à ce jour, 86 musées composent le nouveau paysage muséal de la Fédération Wallonie- Bruxelles. Non que les autres musées aient disparu, ils ne font tout simplement plus partie d’un groupe désormais labellisén.

Même si le titre de « Musée de la Fédération Wallonie-Bruxelles » est désormais officiel, le public fait peu la différence entre un musée au sens décrétal du terme et un lieu d’exposition comme un centre d’art. Cela est dû au cadre très spécifique du décret qui s’est appuyé sur la définition quasi canonique et universellement reconnue du musée formulée par l’ICOM (Conseil international des Musées), une instance de l’UNESCO. Même si cette définition est aujourd’hui débattue au sein de l’ICOM, un musée se définit toujours comme « une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte aux publics et qui fait des recherches concernant les témoins matériels et immatériels de l’homme et de son environnement, les acquiert, les conserve, les préserve, les communique et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».

La principale limite du décret est autant son périmètre d’action que son financement. La somme qui sera allouée en 2014 aux 86 musées de la Fédération Wallonie-Bruxelles atteint à peine celle que la Flandre consacre à ses 13 musées « de niveau local ». Ce sous-financement est une des raisons pour lesquelles certaines institutions importantes, pourtant directement en lien avec la Fédération Wallonie- Bruxelles, sortent du décret par leur nature : elles revendiquent un statut mixte de musée et de centre d’artn. Créées le plus souvent pour traiter spécifiquement d’un champ disciplinaire (photographie à Charleroi, tapisserie à Tournai, orfèvrerie à Seneffe, estampe et céramique à La Louvière), ces institutions doivent l’essentiel de leurs fonds à d’importants dépôts de la Fédération Wallonie-Bruxelles. S’ajoutent à ces institutions le pôle muséal montois et le Musée des arts contemporains du Grand- Hornu. Même s’il s’agit de lieux de création, ce sont aussi des espaces de conservation du patrimoine. La situation hors-cadre de ces institutions tient du fait que le décret ne permet tout simplement pas un financement suffisant. Pour maitriser le cout de la mesure, les législateur·ices ont plafonné les subventions à 500 000 €, limite largement dépassée dans la plupart des cas. Cette autre catégorie d’institutions, restant fondamentalement des musées, a développé une approche plus flexible du projet culturel muséal.

Lié au décret qui y fait référence, le Musée royal de Mariemont joue un rôle à part. Même s’il est désormais une institution à gestion séparée, il est le seul qui soit directement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles et il possède un statut à part d’institution scientifique, héritage du modèle des anciens musées royaux. Le décret prévoit qu’il remplisse une mission de conseil et de guidance, notamment en matière de recherche scientifique à l’égard des musées et autres institutions muséales reconnues. Outre les musées ou collections dépendant d’une université, il est le seul à disposer réellement de moyens pour la recherche et l’échange avec le monde universitaire. Par manque de ressources humaines et financières, trop peu d’insti- tutions peuvent jouer ce rôle d’interface entre le public et la recherche, condition essentielle à une contribution à l’écriture de l’histoire de l’art.

À l’exception du Musée royal de Mariemont qui dépend de l’Administration, les autres musées ont une totale autonomie culturelle et de gestion. S’ils ne relèvent pas d’une ville, d’une commune ou d’une province, ils sont organisés en asbl avec un conseil d’administration souverain. Cependant, par la présence prévue statutairement de représentant·es des pouvoirs publics, ces associations pourraient être assimilées à des parastataux. Comme c’est le cas pour l’ensemble du secteur culturel en Wallonie et à Bruxelles, un très grand nombre d’emplois dans les musées et les centres d’art relève du programme « d’aide à la promotion de l’emploi » (APE ou ACS à Bruxelles) et sont donc en grande partie subventionnés par les régions. Même si aujourd’hui ces emplois sont stables, la consolidation du secteur muséal devra égale- ment se traduire par une attention particulière à la pérennité de ce dispositif.

Un autre changement notable ces dernières années tient aussi à la conscience du rôle des musées dans le développement de l’attractivité territoriale. Mettant en avant leurs atouts, les principales villes wallonnes ont toutes lancé des projets visant à compléter leur offre : Curtius, Musée de la vie wallonne, Madmusée et Ciac à Liège, Centre Keramis à La Louvière, Musée Rops, modernisation du musée archéologique et liaisonnement des musées à Namur, extension du musée de la Photographie et du BPS22 à Charleroi, pôle muséal montois… Verviers et Tournai projettent également de lourdes rénovations visant une meilleure mise en valeur de leurs riches collec- tions. Quant à Bruxelles, la réorganisation des musées fédéraux est plus que jamais au cœur de l’actualité. Quels seront les moyens disponibles pour faire fonctionner ces nouveaux outils ? Quel avenir pour les infrastructures plus anciennes qui nécessitent d’ores et déjà de lourdes rénovations ? Autres défis qu’il faudra bientôt relever.

Dès lors que le musée aujourd’hui est très souvent perçu comme un instrument de développement territorial, le modèle traditionnel du musée est-il suffisant pour répondre aux nouvelles exigences du public et du politique ? À tort, le musée est par- fois comparé à des lieux de loisir et de divertissement générateurs de profits. Le succès de Pairi Daiza, par exemple, questionne de plus en plus le politique et les médias.

Le musée aujourd’hui doit-il pour autant abandonner certaines missions fondatrices ? C’est déjà le cas chez nous puisque la mission première de constituer le patrimoine de demain n’est plus que faiblement assumée dès lors que nos musées n’ont pas les moyens de financer de vraies politiques d’acquisition. Pourtant, c’est la collection qui est l’objet de science et le sujet de la médiation culturelle. Les expositions « blockbuster» dont on se félicitera qu’elles attirent du monde ne doivent pas détourner le musée d’activités certes moins médiatiques mais qui lui permettent de capitaliser un patrimoine qui nourrira demain l’identité de la collectivité. Il faut d’ailleurs nuancer car l’un n’empêche pas l’autre, un nouvel accrochage est un évènement en soi à condition qu’il s’accompagne de moyens suffisants pour la médiation et la promotion (sans quoi il n’éveille pas l’attention des médias). Pour être plus efficaces dans ce registre, nos musées devraient mettre en œuvre de nouveaux modes de présentation des collections permanentes qui permettent leur renouvellement à des intervalles beaucoup plus courts (2-3 ans).

Face à cette collectivité par qui il est jugé, le musée doit se démarquer des autres lieux d’éducation et de divertissement en portant des valeurs sociales. Une étude hollandaisen a proposé cinq valeurs pour le musée : « valeur liée à la collection » (le cœur de la mission muséale, le patrimoine commun), « valeur de connexion» (lien entre les collections, les publics, entre le passé et l’actualité), « valeur éducative » (le musée comme environnement pédagogique et cognitif), « valeur esthétique » (le plaisir de regarder) et « valeur économique » (impact sur le tourisme, l’emploi). L’évaluation de tels critères ne tient pas uniquement au musée lui-même mais aux condi- tions extérieures : accessibilité, qualité de l’espace urbain, infrastructure d’accueil et d’hébergement… Dans cet ordre d’idée, un musée doit être un lieu de rencontre, de débat entre les citoyen·nes et de travail sur l’art vivant en accueillant des créateur·ices contemporain·es. Quelle que soit sa nature, d’art ancien ou d’art contemporain, généraliste ou spécialisé, le musée doit nourrir une réflexion prospective sur la cité et les communautés qui l’habitent (multiculturalité) ; sur la société et les débats qui la secouent ; sur les peuples du monde et les drames qui les touchent. En procédant de la sorte, le musée diversifie son public. Si dans l’absolu, les musées ont gagné en fréquentation, la composition sociologique de ses visiteur·ses a peu changé.

La gratuité le premier dimanche du mois, imposée aux musées par le décret et qui cible les classes populaires, n’a pas rempli son objectif premier. Elle est du moins parvenue à offrir à un public déjà fidélisé l’opportunité de bénéficier durant 12 jours par an d’un accès gratuit. En France, la gratuité totale des musées et des sites culturels était au programme du candidat élu en 2007 à la présidence de la République. Plusieurs municipalités l’ont expérimentée. Chez nous, même limitée à l’accès aux collections permanentes et contre compensation du manque à gagner par l’État, cette mesure n’est plus défendue que par quelques utopistes. Pourtant, nos voisin·es français·ses ont démontré son efficacité auprès des catégories dont les pratiques culturelles sont peu ou moyennement importantesn. Si elle a posé des problèmes de gestion aux sites essentiellement fréquentés par des touristes, dans les autres cas, elle a montré qu’elle accentuait la familiarisation plus grande des classes populaires avec les musées et les monuments. L’expérience française a aussi prouvé que le prix ne constituait pas la seule barrière. Pour parvenir à toucher des publics plus éloignés, même après avoir levé les obstacles matériels, il est important de veiller aux obstacles symboliques générés par le contexte socio-éducatif. Une frange beaucoup trop grande de la population pense encore aujourd’hui que les musées ne sont pas faits pour elle. En lançant le MAC’s (lieu d’art contemporain implanté dans un ancien charbonnage), son directeur a cherché à casser ce stéréotype en s’invitant chez les riverain·es, emportant sous le bras une œuvre des collections. Ce type d’initiative, inimaginable dans de nombreuses institutions, permet à des citoyen·nes insensibles au langage de l’art de se sentir enfin concerné·es et impliqué·es.

Attirer des publics de toutes les classes de la société est un réel enjeu de démocratie culturelle pour lequel plusieurs leviers disponibles n’ont pas été exploités. On a par exemple trop peu travaillé sur les mesures à mettre en œuvre pour attirer les enseignant·es dans les musées. Les équipes éducatives de certains musées font déjà une partie du travail en démarchant les enseignant·es dans leurs propres classes. À la source, le musée doit pouvoir contribuer officiellement à la formation des maitres·ses. Dès lors qu’il·elles y auraient étudié et qu’il·elles auraient été formé·es aux expériences de médiation culturelle, on peut parier qu’il·elles développeront l’envie de revenir régulièrement au musée accompagné·es de leurs élèves. Car, s’ils ne naissent pas dans le cadre familial, les passions, les vocations ou simplement les centres d’intérêts se déterminent le plus souvent à l’école. Avec l’enseignant·e comme médiateur·ice/initiateur·ice, en établissant des liens plus interactifs avec l’école, les musées misent à long terme sur la reproductibilité de leurs publics.

Pour les adultes, les mouvements d’éducation permanente ont aussi un rôle premier à jouer avec un même type de collaborations qui pourraient être développées avec les services éducatifs des musées.
Ces derniers objectifs tiennent aussi de la notion de réseau. Les musées en Fédération Wallonie-Bruxelles ne fonctionnent pas suffisamment en réseau avec les autres acteur·ices de la culture, notamment les centres culturels, leviers important d’éducation populaire, les maisons de jeunes et les CPAS. Ce décloisonnement pour- rait facilement être opéré dans les villes où le maillage culturel est assez dense.

Le musée de demain devra intégrer ces quelques enjeux, être largement ouvert sur l’extérieur et devenir le véritable lieu des arts et des cultures d’hier et d’aujourd’hui.

Image : © Anne Leloup

1

De ce nombre, on pouvait dissocier 193 musées au sens premier du terme, 203 collections muséales, 3 écomusées, 18 économusées, 11 centres d’expérimentation, 33 centres d’interprétation et 11 centres d’exposition. Source, consultation le 02 mars 2014.

2

Décret du 17/07/2002 relatif à la reconnaissance et au subventionnement des musées et autres institutions muséales (M.B. du 09/10/2002).

3

L’article 7 du décret prévoyant que seules les institutions reconnues par la Communauté française peuvent utiliser l’appellation « Musée ou Institution muséale reconnue par la Communauté française ».

4

Ne parlons pas des musées fédéraux dépendant de la politique scientifique (laissant penser que dans les autres musées, on serait dispensés de science), reflet de la complexité institutionnelle du pays et de ses nombreuses incongruités.

5

Citée par Catherine Grenier, La fin des musées ?, éditions du Regard, 2013, p. 73.

6

Lire à ce sujet: Jean-Michel Tobelem, « L’enjeu de la gratuité dans les sites culturels », in Le Musée et les publics, actes du 8e colloque interdisciplinaire, Musée de Sens, 1&2/07/2011, p. 81.

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