J’écris d’une expérience personnelle, pas d’une autobiographie. J’observe. L’écrivain est une personne dotée d’une capacité de décodage et de recodage de la réalité. Je m’adresse aux écarts dans les chemins et les politiques d’intégration et présente la réalité par un moyen alternatif. J’écris une fiction très claire ; j’écris ce que je crois, que les réfugié·es se cachent du monde dans leur cœur afin de rapprocher les autres de nous.
Dans mes spectacles de comédie, je présente aussi, de manière amusante, les difficultés auxquelles nous sommes confronté·es dans la vie quotidienne. Je pense que les gens ont une relation compliquée avec les médias, ils ne leur font pas confiance mais ils les suivent malgré tout. Je propose cette manière alternative de décrire des petits détails que les médias et les statistiques ne peuvent pas couvrir, de transcrire une dimension émotionnelle. Par exemple récemment, je présentais dans un spectacle humoristique la façon dont certains médias nous enlèvent notre individualité et rendent chaque individu responsable et représentatif d’un groupe ou d’un type de personnes, tels que les Arabes, les musulman·es, les réfugié·es, etc. Cela met la pression sur tout le monde, même les forces de sécurité. Enfin, la valeur de l’art dans l’intégration est sous-estimée. L’intégration des réfugié·es dans l’art et par l’art est un point essentiel à examiner.
Voici un extrait de la nouvelle Né hier, publiée dans le hors-série du Journal de Culture & Démocratie – « Camps » :
« Le type sympa lui sourit et dit : “Salam aleykoum, habibi.” Le petit garçon pose sa nourriture par terre, ôte ses chaussures trop grandes et court à toutes jambes en criant le plus fort possible : “Maman ! Il a dit salam aleykoum ! Il connait ma langue ! Il connait mon pays !” Ce garçon avait à ce point besoin d’un pays à lui… De tout son cœur, il espérait rencontrer quelqu’un qui sache d’où il venait, qui le connaisse d’avant qu’il soit un réfugié. Un réfugié de 5 ou 6 ans. Car il avait une vie avant qu’on ne l’enferme entre ces murs, sans qu’il ait pourtant commis aucun crime. »
Image criminalisée des migrant·es et invisibilisation
J’aimerais parler, en tant que réfugié syrien et écrivain, de l’accueil des Syrien·nes en Belgique. Je pense que tout a commencé quand les Syrien·nes ont été considéré·es comme une « crise » plutôt que comme un nouveau composant social, un groupe de nouveaux arrivants et de nouvelles arrivantes, avec leur héritage culturel, leurs jeunes talents et leur puissance professionnelle. L’échec partiel de l’inclusion des Syrien·nes en Belgique, d’abord dans les camps puis dans la société, a été l’un des facteurs de la création de ce que l’on a appellé la « crise ». L’autre facteur est l’image négative accolée aux réfugié·es syrien·nes. Les Syrien·nes étaient présenté·es, surtout après 2015, comme une invasion religieuse et culturelle mais aussi comme un fardeau économique. Cette idée a été renforcée dans le chef de certains groupes de Belges par le fait que ces réfugié·es soient installé·es dans des camps à la périphérie des villes. Concentrer les gens derrière des murs électrifiés ne les aide pas à trouver leur chemin dans la nouvelle société. Et socialement, cela consolide l’image négative construite par certains médias. L’idée d’un lieu pour s’occuper du·de la nouvel·le arrivant·e, sur le plan logistique, éducatif, etc., est nécessaire, mais surtout, dans des conditions sociales naturelles.
Le thème de l’invisibilisation est récurrent dans la littérature postcoloniale. Après avoir longtemps souffert d’invisibilité dans les camps, nous avons adopté l’invisibilité comme mécanisme d’autodéfense. Je veux dire, on nous fait croire que nous sommes différent·es et que nous n’appartenons pas à la Cité. Nous perdons confiance en nous et nous perdons notre optimisme. Nous croyons que ce que nous pouvons offrir est inutile ou rejeté. Par conséquent, après un certain point, nous cherchons l’invisibilité. Nous voulons être invisibles.
Je voudrais terminer par un nouvel extrait de la nouvelle Né hier :
« Même les chiens ont besoin d’être en compagnie des humains, sinon, ils finissent par en avoir peur ou ne pas vouloir s’en approcher. Je ne sais pas comment acheter un sandwich ou un café. Pourquoi nous séparent-ils des autres si c’est pour nous reprocher de ne pas nous mêler facilement et rapidement à eux par la suite ? »
DISCUSSION II
Martine Vandemeulebroucke : En renvoyant les camps à la périphérie des villes et en rendant ces lieux presque inaccessibles aux journalistes, l’État n’organise-t-il pas une forme d’invisibilisation ? Basel Adoum dit : « Nous cherchons l’invisibilité. » Cette invisibilisation est-elle consentie ou subie ?
Aurore Vermylen : Cette question me fait penser à une recherche que j’ai faite, au
moment de la crise de l’accueil en 2015, pour l’asbl Ulysse qui est un centre de santé mentale. J’avais notamment effectué cette recherche au Petit Château et le personnel médical racontait que les personnes qui les inquiétaient le plus étaient justement celles qu’il·elles ne voyaient plus. L’une des grandes difficultés pour les travailleur·ses était de parvenir à repérer les personnes qui souffraient de dépression car celles-ci finissaient par s’invisibiliser elles-mêmes.
Hamedine Kane : Moi cela me fait plutôt penser à la réalité de l’assignation. On est vraiment assigné·e quelque part, c’est-à-dire qu’on ne fait pas partie, on est à part. Cela répond à un besoin de gestion des flux de personnes. Il y a une violence extraordinaire, dans la façon de gérer ces populations-là, cette couche de la société, qui est presque naturalisée. On fait ça aussi avec l’Afrique par rapport au reste du monde. Pour moi c’est la plus grande violence que l’on peut faire subir à des gens. On est à cet endroit proche du racisme. Ce dont parle Basel Adoum, les réfugié·es qui choisissent eux·elles-mêmes de disparaitre, d’être invisibles, est une question qui m’intéresse beaucoup.
Question du public : Je m’appelle Espérance et je suis une ancienne réfugiée politique. Madame Vermylen parlait de gens dont le travail serait de reconnaitre les « vrai·es » et les « faux·sses » réfugié·es. Mais il faut savoir que beaucoup de refugié·es ont besoin d’oublier ce qui est vrai…
Aurore Vermylen : Cette histoire du vrai et du faux est une ligne complètement factice. Effectivement, le lieu de l’interview n’est vraiment pas le plus propice à raconter ses traumas les plus grands. Les psychologues le disent. Lorsqu’on a vécu un évènement traumatisant, l’un des réflexes possibles est d’être dans le déni, de tout oublier. Une personne peut être en thérapie pendant des années avant de pouvoir sortir son trauma. Donc l’interview, d’autant plus qu’elle est chargée d’enjeux énormes, n’est vraiment pas le lieu le plus propice. Cécile Rousseau et Patricia Foxen ont écrit un article intitulé « Le mythe du réfugié menteur »n. Il ne s’agit évidemment pas de savoir si les réfugié·es mentent ou non. Les chercheuses ont analysé le mythe du Canada comme terre d’accueil. Les gens que l’on y accueille sont des réfugié·es mais les autres, ceux et celles que l’on n’accueille pas, ne peuvent pas être des réfugié·es, donc il·elles sont des « faux·sses réfugié·es ». Ainsi, et grâce au processus de l’interview comme forme de tri, on peut conserver intact ce mythe de l’accueil.
Cécile Rousseau, Patricia Foxen, « Le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ? » in L’évolution psychiatrique, volume 71, n° 3, 2006, p. 505-520.