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Dossier

Les régimes du care

Entretien avec Florence Degavre

12-05-2018

Florence Degavre est socio-économiste. Elle enseigne les sciences sociales à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve et est membre du CIRTES – Centre interdisciplinaire de Recherche Travail, État, Société. Ses travaux sur le care portent plus particulièrement sur le champ de l’aide aux personnes âgées dépendantes, dans une filiation féministe. Elle a accepté de nous apporter, sous forme d’entretien, son éclairage sur les notions de care et de « société du soin ».

Propos recueillis par Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie

Qu’est-ce que le care ?
Il n’y a pas une seule définition du care. C’est un terme anglo-saxon dont la traduction est complexe pour plusieurs raisons. Une première difficulté est liée au mot : les pratiques de care sont définies par des politiques sociales, qui diffèrent d’un pays à l’autre. Ainsi un·e chercheur·se en Angleterre et un·e autre en France ou en Belgique ne travaillent pas forcément sur les mêmes pratiques. Si on se réfère à une définition formelle, au sens des métiers et pratiques du care, là encore le périmètre empirique varie : on a des réalités assez différentes entre pays. Tout cela crée de la confusion autour du terme et de ce à quoi il renvoie. Par exemple, on parle souvent de care formel et de care informel. Le formel étant rémunéré et balisé dans des décrets, des définitions de métiers, et l’informel étant soit rémunéré mais non déclaré, soit non rémunéré (bénévolat, famille, etc.) Et comme ces frontières-là bougent beaucoup entre pays, cela rend le concret du care très difficile à appréhender.
La deuxième difficulté est l’objet ou le sujet de l’étude : se réfère-t-on aux pratiques ? Aux personnes qui font ? À l’éthique ? À un esprit, une sorte de « conscience professionnelle » pour des activités ne se réduisant pas au domaine du soin ? On le fait de plus en plus : on parle de care dans des métiers marchands qui ne contiennent aucune dimension d’aide et de soin. Le terme a été repris dans beaucoup de discours très différents, si bien que quand on le mobilise, il est nécessaire de dire « pour moi c’est ça, dans tel pays, etc. »

C’est donc une notion située ?
Tout à fait. Ce n’est pas juste « prendre soin d’une personne », cela peut recouvrir de nombreuses pratiques. Le care peut être aussi « dévoyé » : certaines entreprises l’entendent comme une attitude générale d’attention, de sollicitude, et demandent à leurs employé·e·s de prendre soin du produit qu’il·elle·s fabriquent parce qu’il·elle·s ont un devoir de care par rapport aux futur·e·s client·e·s.

Où cette pensée trouve-t-elle son origine ?
Une des façons de raconter l’histoire du concept est de revenir à la littérature féministe des années 1960-1970 et des décennies suivantes : il y a eu tout un effort, au sein de mouvements de femmes mais aussi dans les universités, pour faire émerger une réalité totalement impensée, qui était subie, rendue « naturelle », à savoir le fait que les femmes assumaient la majeure partie d’un travail qui n’était pas considéré comme tel, qu’on appelait les tâches ménagères. En France plus particulièrement, des enquêtes emploi du temps ont été menées qui ont mis en évidence le travail invisible, gratuit des femmes au foyer, et que ce « travail domestique » permettait en fait à tout un système de perdurer.
En même temps au Royaume-Uni, des travaux semblables avaient été mis en avant mais très vite, contrairement aux Françaises, les féministes anglaises ont associé au travail domestique le travail d’éducation, de soin des enfants, qu’elles ont détaché de l’appellation globale de « travail domestique » pour l’appeler « care ».
Le terme care est donc né dans ces débats féministes des années 1960-80.

Quelles propositions cette pensée du care a-t-elle fait émerger ?
L’émergence du concept et la tentative de le définir ou de l’approcher a eu des conséquences majeures sur de nombreuses façons de réfléchir au système, et notamment aux politiques publiques. On s’est rendu compte qu’elles favorisaient beaucoup le travail rémunéré mais qu’il y avait aussi des services qui, dans l’État social, rendaient les femmes plus ou moins émancipées. C’est-à-dire que les politiques sociales s’adressent plus ou moins aux personnes qui travaillent – en prévoyant des services comme les crèches, etc. –, et dans un pays où ces services-là sont peu développés, où l’État est très peu engagé, ce sont les femmes qui pallient cela.
La problématique du care a commencé à devenir une clé de lecture pour analyser l’attitude de l’État par rapport aux travailleurs et aux travailleuses. De penser le care et d’essayer de le définir, de comprendre les réalités qu’il met au jour, a eu de multiples impacts sur d’autres pans de la réflexion et des politiques.

À l’origine, le care excluait donc le champ du médical. Aujourd’hui pourtant, pour la politologue Joan Tronto par exemple, qui écrit sur « l’éthique du care », cette séparation – entre autres – n’existe plus.
Personnellement, je crois important de distinguer le care et le cure. Ce sont des métiers différents, et donc des enjeux politiques très différents. Mais on n’a plus besoin de distinguer les deux lorsqu’on s’intéresse à l’éthique et à la sollicitude – que l’on peut mobiliser dans les professions médicales par exemple. Tout dépend de l’angle choisi. En tant que socio-économiste, dans mes propres travaux je distingue care et cure car je m’intéresse aux liens entre les métiers et les politiques sociales. Or les métiers du care ne sont pas les métiers de la santé. Il peut y avoir du care – c’est-à-dire une éthique ou une attitude de care – dans les métiers de la santé : il y a une différence entre un·e médecin qui fait du soin avec du care et un·e autre qui fait du soin sans. Un·e philosophe n’aura pas la même approche.

Justement, parmi les critiques du care, plusieurs ont pointé la difficulté de travailler avec cette notion, aux limites si floues qu’on ne parvient pas à la saisir.
C’est juste, il est très difficile de saisir le care si on ne renvoie pas un minimum à une réalité empirique. Et cette réalité empirique varie selon les pays, les institutions, etc. Pour moi ce sont vraiment des pratiques, telles que définies par les politiques publiques mais aussi telles que faites sur les personnes. Quand on se situe dans l’analyse des discours, des attitudes, c’est plus difficile à cerner.

Et quand on parle de « société du care », de quel côté se situe-t-on ?
Il y a moyen d’aborder la notion de « société du care » avec une réalité empirique. Je pense que quand on parle d’une société du care, cela renvoie plutôt aux travaux des féministes qui proposent une économie de la reproduction. L’idée qu’on ne mettrait plus au centre la recherche du profit mais plutôt la reproduction de la vie humaine, un déplacement qui demande d’agencer autrement les activités humaines. Maintenant, certain·e·s n’ont pas compris cette proposition-là et l’ont interprétée au sens de « l’économie de demain, c’est l’économie du soin ».
C’est l’idée qu’on retrouve derrière la notion de silver economy, par exemple : l’idée que la croissance va venir du marché des personnes âgées qui ont un besoin énorme de services – de care – et qu’il faut développer, encourager, faciliter l’accès des entreprises à ce marché-là, mettre les nouvelles technologies et nos capacités productives au service de cette économie. La silver economy est d’ailleurs un des axes de réflexion de la Wallonie, et il y a même un « syndicat pour la silver economy » en France. L’idée du syndicat est de créer une filière économique, qui devienne une cible de politiques publiques incitatives. Il s’agit principalement d’appréhender le « problème » du vieillissement à partir d’un projet marchand. Ça s’appelle la silver economy mais ça pourrait s’appeler l’économie du care.

Une récupération de la pensée du care du même ordre que celle de la critique artiste des années 1970 par le discours du néo-management ?
Absolument. D’ailleurs en France, la chercheuse Emmanuelle Puissant a montré que le concept de care est aussi utilisé pour penser les nouvelles formes de management : elle a étudié la mobilisation du concept de care dans les directives données aux travailleur·se·s sur les chaînes de montage chez Renault. Le care devient une qualité professionnelle qu’on voudrait exporter dans des domaines multiples. La mobilisation du terme dans ce contexte-là est très ambigüe. Il faut prendre soin de son client. Il y a eu comme ça une vague de slogans de type « we care », il y a le service Flycare dans les aéroports, etc. Le terme est repris tous azimuts et il faut voir où, finalement, il est employé comme nouvelle façade à l’esprit du capitalisme.
Dans le care, de nombreux projets coexistent qui sont parfois en tension : celui de la silver economy, mais aussi des projets féministes, parmi lesquels l’éco-féminisme, etc. L’éco-féminisme dit que la nature et les femmes sont les deux victimes du monde patriarcal et capitaliste, que l’on assigne les femmes au soin tant de la population que de la nature, et qu’il faut donc tout repenser. Le projet éco-féministe parle aussi du care.

Il y a donc de multiples « sociétés du care »?
C’est un outil très intéressant pour réfléchir à un projet social. Dans mes propres travaux, je parle de « régime de care » – je ne suis pas la seule à employer ce mot : ce n’est pas tout à fait le projet social, c’est l’ensemble des pratiques qui contribuent à l’approvisionnement du care dans la société. L’idée de régime c’est que d’époque en époque, l’association de care – formel ou informel, rémunéré ou non, relevant de l’État, du marché, de la famille, etc. – évolue. Et qu’il s’agit autant des pratiques que des idéaux auxquels on les rattache. Un régime n’est pas encore tout à fait un projet de société – dans un projet de société il y a vraiment l’intention des acteurs. Dans un régime, c’est plus un état de fait.
Vous comprendrez aussi que l’un des gros enjeux autour des projets qui mobilisent la notion de care, c’est de voir où vont être les femmes. Les femmes seront-elles encouragées à rester chez elles ? Seront-elles rémunérées pour ce qu’elles font ? Comment ? Tous les projets n’impliquent pas la même chose en termes d’émancipation. Certains métiers – infirmière, aide-soignante, garde à domicile, etc. – occupés par des femmes à 90-95%, ont énormément de mal à se professionnaliser parce qu’ils ne sont pas associés à des compétences mais à des qualités « naturelles » des femmes.

En France, en 2010, les socialistes se sont approprié l’idée de « société du care » en donnant, notamment, une place centrale à la notion d’« égalité réelle ».
Il est important d’introduire la notion d’égalité dans l’idée de société du care, mais l’égalité de qui ? De celles qui font, entre elles ? De celles et ceux qui font avec celles et ceux qui font faire ? En termes de rémunération ? La question est complexe, et soumise aux rapports sociaux extrêmement durs qui existent dans ce secteur.
Quand une femme qui travaille, par exemple, cuisine pour son mari qui travaille aussi, ou pour son enfant, ou son parent dépendant, c’est le même geste, mais les rapports sociaux diffèrent. Or une partie de la littérature sur le care tend à évacuer la question des dominations.
Si on accepte que le care est quelque chose qui donne sens à la vie, comme l’a écrit la chercheuse Naïma Hamrouni, qui estime que tout un chacun devrait, à un moment donné, faire une expérience de care, alors organisons son partage. Mais reconnaissons aussi que c’est astreignant, épuisant physiquement et mentalement.

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