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II - Villes et migrations

L’étranger dans la ville

Hanieh Ziaei
Politologue et sociologue, coordinatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques – Montréal

12-12-2018

Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) a beaucoup écrit sur la figure de l’étranger. La chercheuse Hanieh Ziaei, qui lui a consacré sa thèse de doctorat, brosse ici le portrait de l’étranger tel que Simmel le conçoit : ni voyageur ni vagabond, il est une figure sociale urbaine, celui ou celle qui s’installe et restera demainn.

Les écrits du sociologue et philosophe allemand Georg Simmel nous permettent de revisiter notre rapport à l’altérité. C’est à partir de la corrélation entre son analyse de la figure de l’étranger, la question de la différenciation sociale et de ses observations microsociologiques de la vie urbaine dans les grandes métropoles et dans l’espace public que nous tenterons de situer la place de cet autre dans les sociétés industrielles et modernes.

La figure de l’étranger chez Georg Simmel
La relation avec l’étranger chez Simmel se situe sur une combinaison paradoxale « proximité-distance » présente dans toute relation humaine marquée par la réciprocité. Ainsi, l’étranger est simultanément cet être proche et lointain.

Lorsque Simmel parle de l’étranger, il ne s’agit ni du voyageur ni du nomade mais bien « de la personne arrivée aujourd’hui et qui restera demain ». Pour lui, l’étranger constitue une figure sociale urbaine. Il s’agit d’un individu qui a quitté son groupe d’appartenance d’origine pour s’attacher à un autre groupe spatialement et culturellement déterminé différent du sien. Il ne fera certes pas partie de ce groupe dès le début puisque ses racines sont ailleurs. Aujourd’hui cette conception des racines serait à revoir puisque celle ou celui qui est né·e ici peut connaitre une juxtaposition d’identités par l’intermédiaire de ses multiples appartenances, mais il cherchera à s’identifier pleinement ou partiellement à son nouveau lieu de vie ou tentera du moins de créer un ancrage social dans la société d’accueil et dans l’espace où elle/il vit. Trois figures caractérisent des modalités différentes d’être étranger dans la ville : l’errant qui refuse l’intégration dans sa société d’origine et dans la société d’accueil, l’intégré radical qui nie son appartenance d’origine et parie tout sur l’intégration dans la société
d’accueil, et le traditionnaliste qui se réfugie nostalgiquement dans sa société d’origine.

L’étranger n’est ni un randonneur ni un touriste et encore moins un vagabond, venant un jour et repartant le lendemain. L’étranger s’installe, plus ou moins longtemps et tente de nouer des relations avec la population et les diverses populations résidentes.

Pour Simmel, l’étranger est une figure positive dotée d’une grande capacité de mobilité (notamment par l’apparition de la fonction de marchand qui lui est reconnue dans l’histoire économique) et d’objectivation qui découle justement de sa prise de distance. Ainsi, l’éloignement relatif face à la société d’accueil lui permet d’avoir une plus grande liberté de jugement et un regard critique (finement utilisé d’ailleurs dans les Lettres persanes de Montesquieu en 1721, à travers le regard critique de deux Persans, Usbek et Rica, sur la société française du XVIIIème siècle).

Cet esprit critique que l’on peut de nos jours retrouver dans les débats d’actualité, comme par exemple dans l’utilisation systématique du terme diversité pour désigner ce qui est différent sans être quelconque pour autant. Ce regard critique sur l’altérité, relevé par Simmel, peut mieux se comprendre à partir du moment où les personnes classifiées et catégorisées sous l’appellation d’étrangers peuvent éprouver de la difficulté avec l’usage systématique du terme qui fait d’eux les éléments d’un ensemble propice à la stigmatisation. Il ne faut pas percevoir dans leur rejet du terme un rejet de leur identité culturelle d’origine mais plutôt un refus affirmé de porter une quelconque étiquette déterministe. L’histoire de l’humanité nous a maintes fois démontré les dangers et les dérives des catégorisations. La frustration sociale qui en découle s’explique par le fait même de se sentir enfermé, pour ne pas dire emprisonné, dans une boîte dont la désignation vous a été imposée sans aucun consentement.

Simmel nous le rappelle dans ses écrits, l’étranger n’est ni un randonneur ni un touriste et encore moins un vagabond, venant un jour et repartant le lendemain. L’étranger s’installe, plus ou moins longtemps et tente de nouer des relations avec la population et les diverses populations résidentes. Simmel critique donc la manipulation politique fantasmagorique qui fait de l’étranger un ennemi, une menace ou encore un homme de trop dans la société.

La ville à la croisée de tensions multiples
Georg Simmel établit la distinction entre « la grande, la petite ville et la campagne » en séparant clairement le citadin du campagnard. S’il fait correspondre un caractère intellectualiste au premier avec une « intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement ininterrompu de stimuli externes et internes » générée par l’environnement urbain, il souligne par contre qu’une plus grande place est laissée à la sensibilité et aux rapports affectifs dans la campagne où les relations sociales se fondent d’ailleurs sur le contact direct et la conversation. Aujourd’hui, ces distinctions nous semblent moins évidentes et la vie sociale ne s’organise pas de la même manière, les enjeux ne sont pas identiques dans les villes ou les campagnes.

Pouvons-nous encore considérer, comme Simmel, la grande ville comme « le siège de la liberté personnelle, interne et externe »n ? La ville contemporaine semble être davantage un lieu propice aux inégalités sociales et à la paupérisation, assorties de pratiques d’évincement socio-spatial que les géographes et sociologues nomment la gentrification. L’analyste y décerne des précarités visibles géographiquement du centre vers la périphérie. L’étranger de Simmel comme l’immigrant d’aujourd’hui est pris malgré lui dans les tensions socio-politico-économiques d’un monde de vie métropolitain qui fonctionne par la médiation de l’économie monétaire.

Dans ce contexte, l’étranger ou l’immigrant peut se voir exclu ou marginalisé à défaut de détenir un réseau social qui se préconstruit au préalable sur les relations d’échange. Pour un immigrant, l’établissement de connexions lui permet d’être légitimé sur les plans social et professionnel. La reconnaissance de ses capacités techniques, créatives ou intellectuelles va de pair avec celle de sa contribution sociale et économique au bien commun et, dans le meilleur des cas, la singularité de sa culture d’origine fera l’objet d’une approbation chaleureuse. Mais force est de constater sur le terrain social qu’il n’est pas habituel de reconnaitre des génies créateurs issus d’une culture peu (ou mal) connue, ou d’un ailleurs lointain (plusieurs mécanismes s’y opposent, comme par exemple la non-reconnaissance de l’expérience professionnelle, la rigidité des ordres professionnels voire le protectionnisme à leur égard, la dévalorisation de diplômes universitaires ou encore l’exigence d’une première expérience locale pour accéder à l’emploi).

La fantasmagorie des politiques et les stéréotypes sociaux véhiculés freinent la constitution d’un réseau social et de facto l’accès à la stabilité d’emploi. La peur de l’autre ou la crainte de perdre ses privilèges constituent aussi d’autres frontières imperceptibles, un plafond de verre qui détraque l’ascenseur social, signe incontestable d’une intégration réussie.

Georg Simmel observe aussi l’existence de l’attitude blasée qui caractérise la grande ville et situe l’essence de cette attitude dans une réserve et une indifférence mutuelles que l’on peut aussi comprendre par un sentiment d’étrangeté réciproque et une méfiance voire une répulsion partagée. Il décrit ces éléments comme les formes caractéristiques de la mentalité et de la vie urbaine. Toutefois, ces éléments pourraient-ils encore aujourd’hui expliquer en partie le rapport à l’altérité et le rejet de l’autre ? Et ce non seulement dans la ville mais aussi à la campagne où les contacts avec les immigrants sont parfois moins fréquents que dans les zones urbaines ? Dans un cas comme dans l’autre, la construction de la figure de l’étranger se fait aussi par le biais des médias (sous-représentation de cet autre ou couverture médiatique stéréotypée). Pour Simmel, le citadin est un être rationnel et donc calculateur, il (ré)agit essentiellement par calcul plus qu’avec le cœur.

Dans la ville, Simmel observe la brièveté et la rareté des rencontres. De l’isolement de l’individu nait une nostalgie négative, assortie à la perte d’estime de soi et d’identité inhérente à l’anonymat de la multitude dans les grandes métropoles. La proximité corporelle des citadins est loin d’empêcher un sentiment de solitude et d’abandon ressenti dans la densité de la foule de la grande ville.

Le phénomène de déracinement peut ainsi avoir lieu aussi bien dans sa ville d’origine (de naissance) que dans la nouvelle ville. L’incompréhension socioculturelle des codes de la ville et la désorientation, c’est-à-dire une incapacité à se situer sur la carte sociale des statuts, peuvent déchirer la trame des rapports figés, répétitifs, et introduire des ruptures dans des sociétés qui entendent se perpétuer par une ascension sociale modérée dans laquelle l’étranger n’a guère de place.

La conséquence de cet état est qu’aussi bien l’étranger que les plus petits groupes dans une ville se tournent vers d’autres formes de cohésion sociale, à la recherche d’une solidarité communautaire (même éphémère) qui donne lieu à des formations politiques et familiales claniques, sollicitant le vote ethnique, sans parler des communautés religieuses et culturelles. C’est dans ce contexte de repli sur soi que s’inscrit l’exigence de frontières rigoureusement fixées, de limitation de la liberté de mouvement, laissant peu de place à l’autonomie, à la singularité subjective et au développement propre à chaque individu. Ces créations de cercles qui se referment ne contribuent pas à la cohésion sociale mais font émerger, au contraire, une multitude de petits milieux où les supposés rapports sans frontières avec les autres sont bien (dé)limités.

La vie citadine, pour l’étranger, semble plus que jamais un combat et une course d’obstacles, un combat non plus entre l’homme et la nature, mais de l’homme contre l’homme n (jalousie de la collectivité à l’encontre de l’individu, esprit de compétition et de concurrence, course à la réussite matérielle qui passe par la réussite professionnelle, économique et sociale, lutte de pouvoirs, inégalités sociales, exclusion systémique, malveillance dans les rapports sociaux et intellectuels ou encore contrôle et surveillance étatiques et institutionnels, etc.). La course d’obstacles prend trop souvent l’allure d’un calvaire légitimé par un darwinisme de pacotille.

Image : ©Élisa Larvego, Robyn, Sonia & Piper, campement des bénévoles, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

 

1

Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat avec la revue TicArtToc de l’association québécoise DAM (Diversité Artistique Montréal).

2

Conférence de Georg Simmel « Métropoles et mentalité » (1903), in L’école de Chicago : Naissance de l’écologie urbaine, recueil de textes présentés et traduits par Philippe Fritsch et Isaac Joseph (2004), Flammarion, p.71.

3

Ibid. p.73.