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Atelier 1 - Musique et droits culturels

L’excellence est un art : enquête-action menée par l’Orchestre national d’Ile-de-France et l’Opéra de Rouen commandée par Les Forces Musicales

Fabienne Voisin
Directrice de l’Orchestre national d’Ile-de-France

01-12-2020

À mes yeux, la dignité humaine se situe au cœur des droits culturels, qui reconnaissent chacun et chacune dans ce qu’il ou elle exprime de sa diversité et de sa culture. La notion de droits culturels a pu susciter au premier abord, dans les institutions artistiques et culturelles, la crainte que la direction artistique et la programmation puissent désormais être assurées par n’importe qui. Il a donc été décidé au sein du Syndicat professionnel Les Forces Musicales – qui représente les opéras et les orchestres en France – de s’emparer de ce sujet afin d’en avoir une interprétation propre. Au sein de l’Orchestre national d’Ile-de-France, cela fait maintenant un an que nous essayons de nous faire notre propre idée – au travers d’actions-enquêtes – de ce que les droits culturels peuvent engendrer dans notre action. Comme en amour, c’est le chemin qui est intéressant !

Le Réseau Culture 21 et l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg, dont le philosophe Patrice Meyer-Bisch est l’un des représentant·es, ont été sollicités afin de réfléchir ensemble sur ces notions. Deux maisons ont été désignées au sein du réseau – un orchestre et un opéran – pour que les équipes travaillent ensemble. Il a fallu faire preuve de pragmatisme afin de s’emparer de l’enjeu important de la démocratisation des droits culturels. Nous nous sommes demandé·es dans un premier temps ce que les droits culturels venaient questionner au regard de ce que chacun et chacune faisait dans le processus de présentation des œuvres aux publics. Cela a suscité un remue-ménage extraordinaire, et presque généré une révolte. Il a donc fallu passer à l’action. Nous avons alors défini les droits culturels et le sens avec lequel ils s’imposent à nous en regard des droits humains et, en France, de la Loi NOTRen et de la Loi CAPn. Il y a eu ensuite à peu près quatre rencontres : l’orchestre séparément, l’orchestre et l’opéra, etc. Certains ateliers et actions proposés par le pôle « Action culturelle » de l’Orchestre ont été étudiés à la loupe par Patrice Meyer-Bisch et ses équipes, au regard des droits culturels. Nous avons requestionné par le filtre des droits culturels le sens de nos actions et l’implication de chacun·e.

Nous avons constaté très vite que le positionnement des participant·es au sein même de la maison changeait d’une façon assez appréciable. Ce qui nous a sans doute le plus marqué est la capacité de chaque personne de l’équipe à être beaucoup plus éveillée dans sa fonction, dans son rôle, au sein de toute la réflexion de la présentation de l’œuvre au public. La comptable s’est par exemple demandé comment elle pouvait servir autrement qu’en tant que comptable et, très vite, elle a proposé d’aller aux concerts avec l’Orchestre pour présenter au public les CD, les faire dédicacer par les musicien·nes, présenter aussi les objets dérivés tels que mugs, tee-shirts, etc. Il faut savoir que l’Orchestre national d’Ile-de-France est un orchestre itinérant, il n’a pas de salle propre et va à la rencontre des publics avec 80 concerts à l’année, dans des lieux différents. La comptable nous a donc accompagné·es sur une bonne vingtaine de concerts pour essayer elle-même de rencontrer le public et expliquer ce que nous fai- sions. Il s’agissait d’un premier et considérable changement pour une personne qui, au sein même de l’équipe, peut facilement être réputée isolée dans sa tour d’ivoire.

Les droits culturels sont ainsi venus, d’une façon extrêmement large, réinterroger en toute simplicité la mission même de l’orchestre et l’action de chacun·e pour la mettre en œuvre : comment pouvons-nous être davantage en lien avec le(s) public(s), correspondre à son/leur expérience culturelle et adapter notre démarche à ce que la personne connait ou non de la musique ? Cette interrogation a augmenté la capacité de chacun·e à générer son propre imaginaire, à révéler sa mission aux autres. Il y a une transversalité dans les équipes qui s’est finalement éveillée, alors que je prétends pourtant avoir essayé de la susciter par d’autres moyens. Cela a apporté beaucoup de reconnaissance de chacun·e – terme consécutif à la notion de droits culturels – au sein de l’équipe. Peu importe si la personne était très, moyennement ou pas du tout instruite, elle pouvait nous aider à mieux concevoir l’action de l’Orchestre sur le territoire.

Au niveau de l’implication des musiciens et musiciennes, il n’y en a eu au début que 3 sur 95, au sein de l’Orchestre national d’Ile-de-France, qui ont voulu participer à la démarche « droits culturels ». En revanche, pour la prochaine étape, il y en aura 12. Ce ne sont encore que 12 sur 95, mais c’est déjà nettement mieux. Celles et ceux qui ont participé ont été de fervent·es ambassadeur·ices du travail qui a été mené auprès de leurs collègues. Ils et elles se situaient généralement uniquement en tant qu’acteur·ices musicien·nes – par exemple dans le cadre des actions culturelles – sans voir ou entrevoir d’autres possibilités sur lesquelles ils et elles auraient pu être sollicité·es. Ces personnes ont depuis participé d’une façon beaucoup plus puissante à concevoir des actions culturelles. L’un d’eux vient par exemple d’être père et s’engage de ce fait d’autant plus dans notre grande réflexion sur les 0-3 ans.

Nous avons pourtant plus de 70% des musiciens et musiciennes qui sont investi·es dans l’action culturelle, donc a priori conscient·es de ces enjeux. La plupart du temps ils et elles s’en sentent éloigné·es car la notion de droits culturels reste très floue. Nous avons un énorme travail à réaliser en interne pour montrer que, non seulement ils et elles n’en sont pas éloigné·es, mais aussi que si on enlève l’aspect très flou, très cartésien, très réfléchi et peut-être trop intellectuel de la définition des droits culturels pour revenir à quelque chose de plus pragmatique, ils et elles sont les premiers acteurs et les premières actrices de toute cette réflexion. Il est donc absolument primordial que nous arrivions à les attirer d’une façon ou d’une autre.

Nous devons nous demander pourquoi nous n’arrivions pas à formuler les choses pour que les musiciens et musiciennes puissent reconnaitre qu’ils et elles sont absolument indispensables à ce processus. Nous avons remué quelque chose qui a été très pénible pendant les premières séances. La direction de l’Orchestre a été fort critiquée car les actions choisies étaient justement celles qui avaient échoué à travailler transversalement et dont le résultat n’était pas suffisamment explicite par rapport au sens que nous avions donné aux actions. Les droits culturels proposent des outils extrêmement efficaces (ils replacent l’être humain au centre) pour prendre du plaisir à travailler ensemble. J’insiste là-dessus pour ceux et celles qui ne sont pas encore convaincu·es de pouvoir s’en emparer. C’est aussi un outil génial pour réapprendre à se regarder, à s’écouter les un·es les autres selon les postes et pour retrouver du sens aux missions que nous devons exercer.

Cela a été extrêmement bluffant pour moi, en tant que manageuse, de voir une équipe réinterroger la mission de l’Orchestre et, surtout, la refaire vivre d’une manière complètement différente. Au lieu d’avoir des services compartimentés, il y a eu un fourmillement d’idées qui ont été échangées de manière beaucoup plus fluide pour une transversalité inédite ou maladroite jusque-là. La première résultante des droits culturels a été tout simplement un outil de management extrêmement puissant pour tout ce qui a trait au participatif, à l’échange d’idées et pour atteindre au mieux, et d’une façon beaucoup plus à l’écoute de l’autre, la mission même de l’orchestre, qui se trouve être d’intérêt général.

Le document L’excellence est un art  constitue la synthèse d’une bonne partie de ces rencontres et vient présenter l’ensemble des résultats de cette recherche- action, qui en sont pour l’instant à une phase intermédiaire. Ces travaux nous ont amené une réponse presque contraire aux aprioris que je pouvais avoir au début des explications qui me laissaient penser que chacun·e était interchangeable, ce qui me gênait beaucoup ! Finalement, les droits culturels démontrent que chacun·e est important·e, primordial·e dans son rôle. Et non, le·a directeur·rice musical·e ne peut pas être remplacé·e par quiconque, en revanche chacun·e peut dans le rôle qu’il ou elle occupe, apporter sa contribution, sa réflexion.

La notion de droits culturels vient finalement reconnaitre la diversité de chacun·e et nous avons faite nôtre la phrase d’Aristote : « L’excellence est un art que l’on n’atteint que par l’exercice constant. Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas une action mais une habitude. » Cette phrase illustre cet éveil quotidien, source de plaisir immense pour chacun·e, à revisiter son rôle au sein de l’équipe. Nous avons énoncé en premier lieu l’art d’affirmer de la singularité pour construire du commun. Nous avons répondu à plusieurs questions pour identifier les défis et enjeux, en organisant des débats de fond au sein d’une équipe de travail, tout en favorisant l’expression de la diversité des points de vue.

L’Ile-de-France, pour rappel, est une des régions qui accueillent le plus de diversités sur son territoire. C’est le premier endroit où les personnes migrantes s’installent, avec plus de 23 nationalités différentes et une échelle sociale représentée dans toute sa diversité. Nous nous vantions d’avoir, et ce depuis 44 ans – c’est-à-dire depuis l’existence de l’Orchestre –, des actions culturelles déjà très participatives et nous revendiquions volontiers le fait d’être un des premiers orchestres à avoir participé à cette mouvance. Pourtant, nous présentions certaines actions participatives sans tenir compte de ce que les droits culturels provoquent : une réflexion continue sur la manière d’accueillir les individus tels qu’ils sont.

Nous étions en train de concevoir un atelier participatif lorsqu’un jeune compositeur en résidence, ayant participé aux ateliers de droits culturels, a proposé de reproduire des ateliers que Bernard Foccroulle proposait déjà au festival d’Aix- en-Provence : accompagner des enfants à recomposer des chansons qu’ils et elles entendent chez eux·elles au quotidien. L’idée est de faire participer, par des concep- tions de mémoire traditionnelle, des enfants issus de lieux différents, de façon à rapprocher des personnes qui ne se seraient jamais parlé dans la vie de tous les jours. Nous travaillions alors pour un lieu qui avait l’envie de réunir des quartiers qui ne communiquaient que trop peu. Nous avons proposé que les enfants écrivent avec ce compositeur – qui en serait le traducteur musicien – un peu de leur histoire, en chantonnant ou en composant – pour celles et ceux qui n’avaient pas forcément de parents qui chantaient ou écoutaient de la musique à la maison – des airs qui pourraient être les leurs. Ces morceaux ont ensuite été rassemblés dans une histoire commune, collective, présentée par ces mêmes enfants en train de les chanter. Cela a donné des choses très nourrissantes.

Depuis, nous mettons en place des projets où, effectivement, les enfants sont amené·es à apporter un peu de leur histoire dans une composition que d’autres enfants interprètent ensuite sur scène. L’idée est de réaliser une enquête musicale où les enfants racontent en musique d’où ils et elles viennent, avec pour résultat que l’œuvre devient collectivement conçue et interprétée. Ici se situe la reconnaissance dont je parlais, qui a été très puissante. Je me souviens de parents dans la salle qui ont reconnu des bribes de choses qui leur appartenaient ou qui ont cru que l’endroit qui était chanté leur appartenait. On avait là quelque chose qui avait été au bout de la réflexion, ou en tout cas qui était l’une des premières conséquences de ce que les droits culturels ont pu nous permettre d’apporter. Nous avons fait la même chose avec des ateliers d’adultes allophones et nous avons pu, au travers de ce que la musique leur permettait de ressentir, leur apprendre une palette de vocabulaire qu’ils exprimaient en écoutant la musique. On arrive à inverser la chose, c’est le public qui vient nous apporter ce qu’il ressent et c’est de lui que nait l’intégralité de l’atelier alors mené.

Nous avons ensuite affirmé l’art d’accueillir et d’être accueilli·e. Cela a entamé tout un tas de discussions et de positionnements de la part des équipes d’accueil, de l’action culturelle et de celles chargées des relations avec le public. Le troisième item était l’art de partager la saveur d’une œuvre. L’enjeu était là de considérer toute personne impliquée dans la relation à l’œuvre comme actrice de l’œuvre elle-même. Il y avait également d’autres enjeux tels que travailler les frontières, faire tomber les barrières : des choses connues a priori de tou·tes mais importantes à retravailler et repenser en commun et en profondeur. Le quatrième item était l’art d’acquérir de l’expérience et de transmettre, c’est à dire accompagner l’exercice de son métier. Nous nous sommes alors positionné·es comme un laboratoire, un lieu ressource. Enfin le cinquième item était l’art d’enrichir un écosystème.

Ces interrogations suscitées par les droits culturels représentent pour moi une nouvelle étape, qui intervient après la démocratisation de la culture et les actions culturelles. Elle vient redonner encore plus de saveur et de pertinence à nos missions en nous questionnant sur leur sens. Ces missions sont à mener dans un environne- ment où la diversité est un enjeu que nous devons embrasser : comment intéresser chacun·e au répertoire que nous devons présenter ?

Image : © Anne Leloup

1

L’Orchestre national d’Ile-de-France et l’Opéra de Rouen.

2

Loi n° 2015-991 du 7 aout 2015, relative à la Nouvelle Organisation Territoriale de la République française.

3

Loi n° 2016-995 du 7 juillet 2016, relative à la liberté de la Création, à l’Architecture et au Patrimoine.

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