L’extrême droite en Europe : fatalité ?

Le Conseil d’administration de Culture & Démocratie

21-12-2023

Bientôt auront lieu les élections européennes. À l’heure actuelle, l’extrême droite triomphe dans plusieurs pays. Il n’est plus inimaginable qu’elle puisse se constituer un groupe influent à l’Europe. Déjà, les « valeurs » sur lesquelles elle base ses succès, rythment la vie politique : migration, remplacement, déclassement, identité, frontières, c’est toute une culture d’extrême droite qui empoisonne les débats. Comme le confirme le pacte sur l’immigration et l’asile adopté par les 27 et le Parlement européen (20/12/23) ; Un pacte dit-on fortement influencé par Viktor Orban. Et la démocratie de s’affaiblir, s’étioler. L’antidote peut-il être culturel et démocratique ?

On y est.

Décembre 2023. Selon le « baromètre annuel du Monde et Franceinfo sur l’image du parti d’extrême droite », c’est la première fois que « les Français sont plus nombreux à considérer que le RN [Rassemblement National] ne représente pas un danger pour la démocratie (45 %) » et que « la part de ceux le présentant comme un danger a même reculé de 17 points depuis 2018 » (Le Monde, 6/12/23). Voilà pour ce qui vient. En ce qui concerne ce qui est déjà installé en Europe, l’extrême droite est au pouvoir en Italie depuis un an, depuis peu victorieuse des élections aux Pays-Bas. En Suède, Danemark, Finlande, elle occupe une place de première importance. Mais aussi en Flandre, Allemagne, Autriche, Hongrie… Dopée par ses succès, elle réunit ses diverses composantes nationalistes pour préparer les élections européennes, constituer un groupe qui puisse peser de façon plus significative.

Partout, les commenteur·ices auscultent – on dirait parfois avec délectation − la grande porosité, croissante, entre extrême droite et droite traditionnelle notamment, mais pas seulement. « Porosité » est un terme qui peut être qualifié d’euphémisme ? Quelque chose qui se produirait sans réelle volonté délibérée, une évolution inéluctable des choses ? Quand on évoque un « climat populiste » propice aux idées d’extrême droite, « climat » est une manière de noyer les responsabilités. Alors que l’on observe sans la moindre ambiguïté un usage de plus en plus « décomplexé » et « massif » de thèses de l’extrême droite à des fins électoralistes par quasiment tous les mouvements politiques. Pomper les éléments de langage de l’extrême droite pour « sauver » une part de ses voix au bénéfice d’organisations dites démocratiques devient pratique courante. Non ? En clair, est-ce que faire barrage à l’extrême droite chez beaucoup de politiques ne se résume pas à s’approprier ses idées et sa rhétorique, et procéder au lent travail de traduction qui, ainsi, les rend de plus en plus acceptables, banales ? Comme sur un marché où la compétition pour occuper les bonnes places, au plus près du pouvoir et des fonctions « qui paient », conduirait sans état d’âme à exploiter les formules qui marchent, quitte à recycler les slogans et lignes éditoriales de ses adversaires les moins recommandables ? Finalement, se soumettre, ni plus ni moins et sans volonté de distanciation réflexive, aux logiques de champs tels qu’étudiés par Bourdieu, cela révélant que désormais l’extrême droite est bien intégrée, par tous les partis et au même titre que les autres partis, au champ politique.

Il ne s’agit plus d’une organisation « particulière », elle a réussi à se faire admettre comme partie prenante légitime à part entière − avec le même temps de parole dans les médias − du champ politique professionnel qui accapare le droit de concourir pour désigner ceux et celles qui nous gouvernent. Si l’insécurité et l’immigration apparaissent, dans les sondages, comme les préoccupations majeures des électeur·ices, c’est bien que l’extrême droite a su imposer son agenda politique. Cet agenda politique déteint sur l’ensemble de la vie politique, même là où n’existe pas forcément de mouvement politique d’extrême droite formellement constitué, comme par exemple en Wallonie.

Un échec de quarante ans, impuissance et démocratie malade

L’exemple français est instructif et représentatif de la manière dont l’extrême droite réussit à imposer son agenda. Dans Le temps qui reste, publié dans la collection « Libelle » aux éditions du Seuil, Patrick Boucheron écrit : « Je n’avais pas vingt ans lorsque le parti de Jean-Marie Le Pen entama sa percée électorale [les fameux 11 % aux élections européennes de 1984] ; j’aurai plus de soixante ans quand sa fille sera en position de l’emporter en 2027. Toute une vie politique à se laisser menacer, ou bercer, ou berner, je ne sais plus comment dire, par cette rengaine “La montée du Front national” − il n’y a vraiment pas de quoi être fier. » (p. 47) Pas de quoi être fier·e. Quatre bonnes décennies à voter, en Europe, pour des partis dits démocratiques qui n’ont pas su défendre la démocratie. Et, au présent, cela ne déclenche aucun état d’âme, aucune auto-analyse un peu rigoureuse, aucune remise en cause de la politique menée, juste des formules un peu vides, des anathèmes usés, et la complaisance coutumière qui consiste à s’accuser mutuellement d’être responsable du désastre. On mérite mieux, quand même, que cette apathie.

Cette présence croissante de l’extrême-droite (on ne peut plus parler de « montée », elle est là, omniprésente) est poussée par :
– La question migratoire, qui s’est transformée en véritable poison anti-démocratique. Il y a une véritable surenchère dans le reniement des droits humains, sans vergogne : c’est à qui prendra les mesures les plus dures, les plus discriminantes à l’égard des personnes migrantes, tout en agitant l’épouvantail « identitaire » (et donc la culture). Étant entendu que « identitaire » ne vise pas une interdépendance inclusive de toutes les identités différentes mais sous-entend clairement que doit persister la suprématie originelle de l’identité blanche et mâle. À partir de là, la raison n’en touche plus une, toutes les autres angoisses du lendemain se trouvent exacerbées.
– Une démocratie malade, qui s’étiole et n’apporte plus les solutions aux problèmes concrets, quotidiens, dont la puissance publique s’affaiblit au jour le jour. Les partis d’extrême droite s’installent dans le paysage grâce au vote démocratique. Même pas besoin de « coup d’État ». Peut-on récuser ce hold-up de la légitimité par le vote en arguant du diagnostic d’une démocratie malade ? Comment procéder, quels arguments ? Ce n’est pas simple.

Migration, délire identitaire : rompre avec la culture nauséabonde

La question migratoire est du pain béni pour l’extrême droite : elle a permis de réactualiser un fonds de commerce qui a fait ses preuves : le eux/nous, les frontières fermées, la propriété du sol, le chacun chez soi, le génie culturel de la Nation, le bouc émissaire, l’envahissement des nuisibles… Dès lors que tout le monde s’accorde pour considérer les flux migratoires comme une plaie, un problème, un évènement illégal, hors la loi, comment en sortir ? Quelle parole publique forte oserait positiver les migrations, les considérer comme le signe qu’à l’échelle planétaire, un changement s’opère à grande échelle, qu’il y a là une chance à saisir, pour repenser ensemble la manière d’habiter la terre en mettant en valeur les principes de l’hospitalité et du partage, de la mise en commun (choix culturel) ?
Les migrations comme moteur d’une mondialité se substituant à la mondialisation inégalitaire ? Ce serait un suicide électoral ! Pourtant, liées indiscutablement aux exactions de régimes violents, et de plus en plus au changement climatique, à la dégradation des conditions de vie, les migrations devraient nous inciter à mettre en évidence les interdépendances et le fait qu’il n’y aura pas de solution pour l’humanité si elle s’obstine dans une rivalité des frontières, des pays, des nations, des cultures, des « identités », des « racisé·es ». Finalement, prédomine une manière de régir les relations internationales qui reflète toujours l’esprit des colonies, le besoin de dominer, de contrôler les assignations et appartenances, de maitriser surtout les ressources nécessaires au productivisme, et cela au moindre cout. Il n’y aura pas de solution face au dérèglement climatique sans repenser le partage de la planète, la répartition des terres vivables, sans établir un principe « d’habitabilité » qui soit le même pour toutes et tous, partout sur terre.
Derrière la question migratoire, il y a donc celle bien plus vaste du climat, du devenir de l’être humain sur terre. L’éco-anxiété, amplifiée par l’impuissance politique à modifier le cap néo-libéral, exacerbant les inégalités sociales face aux impacts climatiques (de même que la pandémie a révélé que nous n’étions pas tou·tes égaux·ales dans le confinement), est précisément largement instrumentalisée par l’extrême droite : idéal prétexte pour entonner les sirènes de la ruralité à l’ancienne, les traditions, le « bon sens terrien » des ancêtres, vanter les frontières protectrices et, ce faisant, entretenir un climato-scepticisme larvé, sous-jacent. Mortifère. Une méfiance contre tout ce qui annonce un changement inéluctable et que cristallise la formule « écologie punitive » (utilisée bien au-delà de l’extrême droite par tout le milieu conservateur) :
« “L’idéologie [des écologistes], c’est la lutte contre l’humain”, avançait Marine Le Pen le 1er mai, prétendant à une “écologie beaucoup plus efficace et plus respectueuse des équilibres entre l’activité humaine et la nature”. La traduction concrète de cette formule est la suivante : le RN entend s’opposer à tout ce qui menace de perturber les modes de vie et de consommation des Français·es et qui est décidé, à Paris ou à Bruxelles, au nom de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre et de l’adaptation au réchauffement climatique. Sur ce modèle, le parti populiste et agrarien BBB (Mouvement agriculteur-citoyen) caracole en tête des sondages en vue des élections législatives aux Pays-Bas, en novembre. Même mouvement en Espagne, où l’extrême droite de Vox brigue en priorité le portefeuille de l’agriculture dans les gouvernements régionaux. » (Le Monde, 13/08/23)
Cette instrumentalisation démagogique de ce qui est stigmatisé comme « écologie punitive », on risque de la payer cher et vilain partout où l’extrême droite prendra du poids dans les fonctionnements décisionnels (partout où elle pèse dans les « stratégies » politiques en menaçant d’attirer à elle une part trop importante du vote « populaire » : il·elles sont nombreux·ses à demander une pause dans la transition alors que rien de sérieux n’a encore été fait pour garantir une vie correcte aux générations futures).

Ne pas tomber dans le piège de « l’identitaire »

Les fantasmes migratoires ont donc généré dans le chef de plusieurs responsables européen·nes, individuellement et réuni·es sous l’entité de l’Europe, un discours omniprésent contre l’autre. Ils ont entretenu la croyance que tous les êtres ne sont pas égaux, que certaines vies ne valent pas grand-chose, que l’on peut s’assoir sur les droits humains, que l’on peut fermer la porte, rejeter, laisser souffrir, mourir, foutre impunément en l’air des existences « étrangères » venues d’autres pays, d’autres cultures. Délibérément, ce faisant, les politiques ont instauré un climat propice aux émotions racistes, aux peurs de l’étranger·e, aux haines interculturelles. La politique migratoire de l’Europe, c’est une « instrumentalisation continue, systématique et opiniâtre du racisme et de la xénophobie ». (Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Seuil, p. 48) Et qui fait miroiter que finalement, les solutions seraient simples : fermer les frontières, expulser, rejeter à la mer. Comment se démarquer finalement de l’extrême droite une fois que l’on a tenté de sauver son job de politicien·ne en recyclant stéréotypes et caricatures ?

« Comment faudrait-il les appeler, d’ailleurs, ces mouvements politiques qui partout ou presque œuvrent à la légitimation pernicieuse des idéologies de l’inégalité naturelle pour s’opposer à la reconnaissance démocratique des droits humains ? » (Idem, p. 54) Ces idéologies de l’inégalité naturelle s’érigent en défense de « l’identité ». Tout le monde y va de son couplet identitaire, ça fait partie de la panoplie obligée, en jouant sur la nuance, juste de quoi un peu se différencier du pire. Mais le ton qui prédomine est celui du « séparatisme », il faut cloisonner, ne pas se mélanger, se préserver des influences, rester pur·es, rejeter ceux et celles qui menacent cette intégrité, qui veulent profiter de notre système, le meilleur de tous. Supprimer ce mythique « appel d’air » ! Alors qu’il est tout à fait possible de prôner d’autres approches des identités civilisationnelles, même d’imaginer un universel des différences et altérités. Amartya Sen, dans l’article qui clôture une monumentale étude plurielle sur l’histoires des colonisations françaises, évoque et recommande une narration civilisationnelle inclusive plutôt que séparatiste, qui accorderait « une attention particulière aux interdépendances entre les manifestations de la “civilisation” dans différentes parties du monden. » Encore faut-il être au clair sur le fait qu’il y a bien production de « civilisation » partout dans le monde, que tous les peuples ont une riche histoire qui peut nourrir les réflexions d’une mondialité inclusive. Ces interdépendances, elles sont indispensables à mobiliser, à stimuler pour faire face au dérèglement climatique, pour surmonter la crise écologique et réparer la Terre, la rendre à nouveau habitable par tous et toutes, après les ravages imposés délibérément, au nom d’une civilisation supérieure, par notre système d’exploitation des ressources de tous les écosystèmes de la planète !
L’extrême droite est incompatible avec ces principes de l’interdépendance, moteur de la démocratie, incompatible avec le déploiement à large échelle des droits culturels dans le cadre de la prédominance rigoureuse restituée aux droits humains.

Une autre voie démocratique : pas moins mais plus et mieux

Jubilant après sa victoire, le leader d’extrême droite aux Pays-Bas rappelait combien il était diabolisé il y a quelques années à peine pour finalement se retrouver aujourd’hui en tête du vote populaire. Et de conclure : « C’est ça la démocratie. » De quoi rire jaune, non ? Il y a là quelque chose qu’il faut se préparer à récuser sérieusement, sans attendre : c’est parce que la démocratie est malade, parce que les pouvoirs en place ont usé leur crédit et n’ont pas su faire de la démocratie le régime qui améliore la vie de tous et toutes, qui solutionne les problèmes sociaux et environnementaux, c’est parce que la maison démocratie a été mal entretenue, mal défendue, qu’aujourd’hui un vote effectué souvent en « désespoir de cause », pour « essayer autre chose » se tourne vers l’extrême droite. En n’oubliant pas que, « essayer autre chose », cela peut signifier aussi se tourner et confier sa destinée à d’effrayants aventuriers tels Berlusconi en son temps, Trump, Bolsonaro, Milei… Bientôt Hanouna candidat en France, ou la porte ouverte à n’importe quel·le influençeur·se ?

Il faut à présent revendiquer énergiquement d’autres manières de faire prévaloir la démocratie. À quatre ans de l’échéance électorale en France, avec la possible victoire de Marine Le Pen, Patrick Boucheron invite à se détourner du théâtre politique lamentable, à faire sentir aux acteurs et actrices que nos attentes sont autres : « [N]e nous fatiguons plus à attendre, espérer, craindre, en nous laissant piéger par le faux rythme que tentent d’imposer les petits maitres des horloges prétendant nous gouverner aujourd’hui, qui maintiennent l’illusion de leur puissance en manipulant de manière routinière tout ce bric-à-brac de l’agenda politicien fait d’effets d’annonce, d’éléments de langages et de calendriers factices. » (p. 43) C’est l’occasion – il est plus que temps – de réclamer plus de démocratie. S’agissant de la question migratoire, en 2022, le Collectif pour l’accueil et l’inclusion des personnes exilées signait dans Le Monde, avec d’autres personnalités, dont François Héran, une tribune intitulée : « Pour en finir avec l’impuissance de la politique migratoire, organisons une convention citoyenne sur la migration. » Cela impliquerait de mettre à disposition de nombreux·ses citoyen·nes, le temps qu’il faut, les experts et expertes pour documenter tous les aspects de cette prétendue « crise migratoire ». Ce genre de processus, éveillant l’intelligence collective, rendant accessible les données et études indispensables, a toujours débouché sur plus de compréhension, plus d’empathie, plus d’objectivation raisonnée, plus d’humanité : « Tenir une convention citoyenne sur la migration, c’est se donner une chance d’éclairer le débat, de le dépolariser, de l’ouvrir, dans un monde abreuvé de fausses informations. Compte tenu des tensions géopolitiques, climatiques et économiques dans le monde, la migration va se poursuivre et s’accentuer dans les décennies à venir. »
Sans surprise, le texte attire bien l’attention sur le fait que l’évolution du climat ne fera qu’amplifier les déplacements de population : « L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) prédit notamment environ 200 millions de déplacés climatiques en 2050. » Il ne faut pas omettre de mentionner que les pays riches, rejetant les migrant·es, cherchant à les invisibiliser, ont une lourde responsabilité dans le dérèglement climatique et ses effets qui se font déjà cruellement sentir dans des régions du Sud plus durement touchées par le réchauffement, la sécheresse, la perte de biodiversité, la montée des eaux.
Ces conventions – mais d’autres expériences inspirantes existent comme celles d’Agora à Bruxelles − doivent se multiplier, à grande échelle, sur toutes les grandes problématiques : travail, retraites, santé, écologie, énergie, décroissance… Pas seulement « entre nous », mais en impliquant les personnes directement intéressées (par exemple des migrant·es pour les politiques d’hospitalité), et en ne se limitant pas aux territoires nationaux, en incluant des échanges entre conventions citoyennes de différents pays, différentes cultures. En entrainant une évolution radicale de la manière de « faire de la politique », une gestion équitable et durable du bien public. C’est par là que l’on restaurera l’autorité démocratique.

Et la culture ?

Il y a eu des époques où « la culture » se mobilisait contre l’extrême droite (quand elle était encore en train de monter !). Le secteur culturel a toujours été plutôt de gauche, humaniste, attentif aux minorités, soucieux de tolérance, diffuseur de pensées émancipatrices, amateur de délibérations et autres pratiques démocratiques. Oui, on a cru que « plus de culture » endiguerait les idées rances. Que favoriser la rencontre avec des productions artistiques riches de diversité culturelle, vantant les différences et la tolérance, la compréhension de l’altérité, cela freinerait l’extrême droite. Mais celle-ci est une culture aussi, tient par une production culturelle qui lui ressemble et si, parmi les groupuscules fascistes, les bas du front ne manquent pas, les personnes cultivées ne manquent pas dans ses rangs. Programmer et diffuser des œuvres dont les esthétiques entretiennent et encouragent des sensibilités et des émotions incompatibles avec le business d’extrême droite reste indispensable, incontournable. Ne serait-ce que pour sauver la face !
Il faut néanmoins rester lucides : cette diffusion a un poids relatif face à l’omniprésence dans les médias des discours anti-migrant·es, des fantasmes identitaires largement relayés, face au marketing du consumérisme individualisant et son industrie des loisirs qui délite de plus en plus les solidarités, en enfermant les unes et les autres dans leurs recommandations algorithmiques. Dans son libelle, Patrick Boucheron fait bien apparaitre ce que son travail de réflexion et de prise de position et ce que sa production de lucidité doivent aux films vus, aux livres lus, aux expositions visitées, aux philosophes étudié·es. C’est l’entretissement indispensable avec ce genre d’œuvres qui aident à y voir plus clair, à rester sain·e d’esprit, à garder l’espoir, à produire une subjectivité qui contribue à maintenir la tête démocratique hors de l’eau, à se sentir partie prenante des autres, de tou·tes les autres, sans exclusion. Mais ce n’est pas suffisant, plus, au point où on en est.
L’urgent est l’accompagnement de ces œuvres, leur réception, l’élargissement de leur audience populaire, l’intensification de leur capacité à influer la production de subjectivité, à renforcer le bien commun qu’est un esprit critique individuel et collectif. Pour cela, il est nécessaire d’investir dans des moyens de médiation sans commune mesure avec l’existant. Une mission qui devrait être confiée à l’éducation permanente/populaire, en adaptant les dotations aux besoins, à l’ambition d’un indispensable changement de société. Par exemple, les conventions citoyennes évoquées plus haut ont besoin d’être soutenues, ancrées dans les imaginaires, « médiatisées » largement par des dispositifs d’éducation permanente. C’est là, dans ce travail associatif fragilisé, que se professionnalisent de nouveaux savoir-faire démocratiques, de proximité, de terrain.
Changer le regard sur les migrations, sur l’interdépendance inclusive des différentes cultures, « faire prendre » un nouvel modèle culturel humaniste qui aidera tous les pays, toutes les cultures à restaurer ensemble l’habitabilité de la terre, de façon égalitaire, en inventant un post-capitaliste non pas punitif, mais apaisant, bienveillant, ça demande de sérieux investissements dans des dispositifs de démocratie participative. Élaborer lors d’assemblées citoyennes les bases culturelles d’un nouveau modèle de société, ça requiert un vaste plan de médiation culturelle. Et ce n’est pas vers les cabinets de conseils qu’il faut se tourner, mais notamment vers les travailleur·ses de l’éducation permanente qui ont développé beaucoup de compétences en la matière. Quand on parle de financer la transition écologique, quand on évoque la nécessité de revitaliser la démocratie, de redynamiser le vivre ensemble, de basculer dans des modes d’existence plus durables, de s’attaquer aux inégalités qui gangrènent la société et alimentent tous les courants démagogiques, c’est de cela dont il est question, impliquant de cesser de confier les clés de la maison à l’économie de marché qui s’accommode très bien, elle, de toutes les instrumentalisations (des émotions, des craintes, du sentiment d’insécurité, de l’envie, du manque, de l’ignorance, de l’injustice…).

Une action ?

Il nous appartient peut-être, « secteur culturel », de secouer l’apathie actuelle qui prédomine face à l’extrême droite ? D’alerter sur les conséquences sociales, économiques, écologiques, locales et globales, d’un modèle culturel dominé par l’agenda politique de l’extrême-droite ? Alors que relever les défis de la crise climatique et de l’inhabitabilité croissante de la planète invite à vivifier une culture opposée à celle de l’extrême droite ?
Il nous appartient peut-être de plancher sur ce que signifie de changer de modèle culturel, depuis les concepts jusqu’aux dispositifs concrets, de modéliser ce processus de changement culturel, en incluant l’aspect financier, bref de présenter un plan pour sauver la démocratie ? En avons-nous encore le temps d’ici les prochaines élections, belges et européennes ?

Pour continuer, lire notamment

« Appartenances : décoloniser la pensée », questions à Ilke Adam, professeure de sciences politiques (VUB), Gily Coene, professeure de philosophie (VUB), Douna Bourabain, doctorante en sociologie (VUB), Bas van Heur, professeur d’études urbaines (VUB), Lena Imeraj, postdoctorante en sociologie (VUB) et coordinatrice du Brussels Centre for Urban Studies et Tuba Bircan, professeure de sociologie (VUB), Journal de Culture & Démocratie n°53, « Territoires », 2021.

À paraître chez Culture & Démocratie

Neuf essentiels pour des politiques culturelles réparatrices, Culture & Démocratie, 2023.

Articles cités

« Pour en finir avec l’impuissance de la politique migratoire, organisons une convention citoyenne sur la migration » tribune, Le Monde, 06/12/2022.

« Organisons une convention citoyenne sur la migration pour élaborer une politique migratoire humaine » tribune de Jeanne Barseghian et Damien Carême, Le Monde, 04/05/2023.

« Le Rassemblement national et Marine Le Pen accélèrent leur normalisation dans un climat favorable au populisme », Clément Guillou, Le Monde, 07/12/2023.

« L’écologie, ce nouveau clivage politique que le Rassemblement national compte exploiter », Clément Guillou, Le Monde, 13/08/2023.

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Pierre Singaravélou (dir.), ouvrage collectif coordonné par Arthur Asseraf, Guillaume Blanc, Yala Kisukidi, Mélanie Lamotte, Colonisation. Notre Histoire, trad. Céine Alexandre, Marc Saint-Upéry, Charlotte Matoussowsky, Seuil, 2023, p. 901.

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