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Dossier

L’inconditionnalité transpartisane a ses vertus

Laurent d’Ursel, pour le Syndicat des I.M.M.E.N.S.E.S

15-11-2024

Le Syndicat des immenses est un groupe d’action pour le droit au (vrai) logement. Est immense tout « individu dans une Merde Matérielle Énorme mais Non Sans Exigences. Sont ainsi mis de côté les stigmates dévalorisants, misérabilistes. Outre la revendication de leurs droits, le Syndicat produit un savoir singulier sur l’état de « merde matérielle énorme », une analyse sur le délire bureaucratique, une expertise et un langage non assujetti aux rhétoriques dominantes. Centrée sur la défense des immenses, la dynamique n’est pas hermétique et associe aux actions et réflexions, des personnes non immenses (escapé·es). Il s’y joue, petit à petit, une transversalité des luttes contre la précarité. Exercice démocratique qui explore les mécanismes de l’accueil inconditionnel, au sens large. Éclairage avec un texte singulier de Laurent d’Ursel.

Il sera seulement question ici de l’hyper actif Syndicat des immenses (SDI), c’est-à-dire des personnes en non-logement ou mal-logement, qui se réunit à Bruxelles toutes les semaines, sans exception, depuis mars 2019. Car, telle est notre intuition, ce qui s’y joue en termes d’inconditionnalité est peut-être singulier.

Rien de tel, pourtant au départ. « Il y a à Bruxelles la VSP (Voix des Sans-Papiers) et bien sûr rien de pareil pour les avec-papiers ! » Ce cri d’un Belgo-belge sans chez-soi, qui ignorait que la VSP est un mouvement parmi d’autres de personnes sans-papiers, ne les représentant donc pas toutes, a provoqué la création du SDI. L’idée de départ était donc la non-mixité et il aura fallu la rédaction du présent article pour réaliser, rétrospectivement, qu’elle fut presque immédiatement, dans les faits et non pas suite à une décision collégiale, abandonnéen. Tout naturellement et sans que cela ne soulève de question particulière, des insenséjoursn se sont en effet très vite assis·es à la table de la réunion hebdomadaire, pour ne plus la quitter.

Qu’est-ce à dire ? Que tout le monde est bienvenu aux réunions et activités du SDI, à la seule condition d’en rallier le combat central : rendre effectif pour toutes et tous le droit au logement.

Nous avons déjà explicité pourquoi la présence d’escapé·es (= personnes non-immenses) aux côtés des immenses ne pose pas de problème au sein du SDI, et que cela participe même de l’efficacité de l’actionn. Nous faisons ici de même concernant la grande variété des statuts en présence (femmes et hommes, nationalité belge, européenne et extra-européenne, avec et sans revenu, avec et sans enfant, avec et sans abri, avec et sans authentique chez-soi, avec et sans titre de séjour, ayant et n’ayant pas introduit une demande de régularisation, exilé·es forcé·es et volontaires, avec et sans menace d’expulsion, locataires, propriétaires et même multi-bailleur·ses).

L’avantage immédiat est d’éviter toute intrusion non consentie : une nouvelle personne débarquant au SDI doit se présenter en deux phrases et comme elle le désire, et aucune précision ne lui est demandée, même ultérieurement. Et c’est ainsi que la situation concrète et précise de certain·es reste, même après des années, inconnue, et c’est très bien comme ça puisque, d’évidence, cela leur convient.

L’avantage humain est de considérer chacun·e de prime abord comme une personne pleine et entière, citoyenne, sinon du royaume de Belgique, au moins de la planète Terre.

L’avantage politique, enfin, est de ne sacrifier à aucune forme de corporatisme que ce soit, de situer le combat à un niveau qui rassemble parce que tout le monde s’y ressemble (le droit bafoué à un authentique chez-soi pour toutes et tous), et non à un niveau qui divise parce que les différences occultent les points communs (sur le chemin vers un (re)logement, les obstacles diffèrent selon les statuts). Sans que l’on ne se le soit jamais dit, la convergence des luttes par-delà les statuts différents est une réalité au sein du SDI.

« Nous ne défendons pas nos vies singulières, nous sommes l’humanité qui se défendn. »

Assurément, la lutte contre le statut de cohabitant ou contre la compétence territoriale des CPAS ne concerne pas les insenséjours, mais cela ne les a pas empêché·es une seconde de se joindre aux actions, pour la bonne raison que le droit au logement pour toutes et tous sous-tend la spécificité de ces deux actions-là. Ainsi, moins on particularise le combat, plus diverses sont les « personnes concernées » par ce combat. Plus on s’en réfère au fond du problème (l’ineffectivité du droit au logement pour toutes et tous), plus la solidarité entre personnes en non-logement ou mal-logement, quel que soit leur statut, va de soi. Et c’est d’autant plus naturel que les parcours des personnes ayant pourtant le même statut restent incommensurables. Tant il est vrai que chaque parcours est profondément singulier. Rien d’étonnant donc à ce que, par exemple, ce soit deux Belges avec papiers du SDI qui soient récemment venus en soutien à un squat d’insenséjours (dont un membre du SDI) en train de se faire expulser. Il n’a traversé l’esprit de personne de demander pourquoi les autres insenséjours du SDI ne se sont pas semblablement manifestés. Ils n’auraient pas compris pourquoi la question se posait davantage pour eux que pour les Belgo-belges.

Trois fois, pour être de bon compte, la question du statut a été explicitement soulevée :
1) pour décider que les insenséjours se verraient rembourser leurs frais de transport liés aux activités du SDI (exception qui a été peu après étendue à tou·tes les immenses du SDI).
2) pour fortement décourager les insenséjours de prendre part à des actions qui pourraient se terminer par un contrôle d’identité.
3) pour se réjouir, au détour d’une phrase, de former un groupe de personnes aux parcours si différents, loin de tout entre-soi souvent étouffant.

Pas d’entre-(sans-chez-)soi au Syndicat des immenses !

Bref, jamais, en cinq ans et demi d’existence, la grande hétérogénéité des individualités présentes au SDI n’a été thématisée, ni a fortiori envisagée comme un éventuel frein à l’efficacité de la lutte.

D’une manière ou d’une autre et tous statuts confondus, les un·es comme les autres sont impacté·es par le manque criminel de logements abordables, par la loi anti-squat, par le faux dilemme « Plus de logements sociaux ou plus d’espaces verts ? », par l’absurde déconnexion des secteurs logement et social-santé, par la non-réquisition automatique des logements vides ou encore par l’inaccessibilité des dispositifs magnifiquement mis en place en un temps record afin qu’aucun·e des 11.000 sans-chez-soi arrivé·es en Région de Bruxelles-Capitale avec la casquette « réfugié·es ukrainien·nes » ne se retrouve à la rue.

« Au Syndicat des immenses, on ne jure pas que par le progressisme, le décolonialisme, le communautarisme, l’écoféminisme, l’anarcho-libertarianisme ou le post-capitalisme : on ne jure que par le logement ! »

Plus fondamentalement, le diagnostic sociétal (solidement étayén) du SDI, à savoir que le sans-chez-soirisme n’est pas une fatalité mais un choix de société, s’accommode de l’hétérogénéité de ses membres et, en particulier, au fait que les insenséjours sont les seul·es concerné·es par l’exigence de critères de régularisation clairs et précis, et non « à la tête du client » ou « à l’humeur du ou de la fonctionnaire en charge le jour dit ». De ce diagnostic implacable, il suit logiquement que la bonne question n’est pas de savoir pourquoi il y a de plus en plus de personnes sans chez-soi mais pourquoi il y en a encore, et la réponse du SDI parle aux tripes – siège de la colère politique et du sentiment d’injustice – de tou·tes ses membres, tous statuts confondus : parce que sévissent lesdits « quatre piliers du sans-chez-soirisme persistant » :
1) l’hiérarchisme (toutes les vies humaines n’ont pas la même valeur) ;
2) le désuniversalisme (le deux poids, deux mesures : à situation égale, traitement différent) ;
3) l’allomorphisme (mise en place pour les sans-chez-soi de dispositifs auxquels les concepteur·ices ne recourraient jamais) ;
4) la nécropolitique (punir les sans-chez-soi d’être encore vivant·es en rendant leur vie impossiblen). Dans la vidéo « À bas les 4 piliers du sans-chez-soirisme persistant ! » (2’22’’) jouent, par le hasard des disponibilités le jour du tournage, trois insenséjours et une Belge. Quant à l’« udéskifn », à savoir le programme politique du SDI, il ne part pas du statut des personnes mais se fonde sur deux principes qui ont fait leurs preuves, fût-ce dans des conditions encore trop restrictives : « Pas question de rester à la rue » et « Pas question d’y tomber ». Dans la vidéo « Udéskif toute ! » (7’18’’) jouent trois Belges et deux insenséjours.

Le mot « syndicat » vient du grec ancien sundikos, « celui qui assiste quelqu’un en justice. » D’où le Syndicat des immenses.

Pour démontrer la même chose autrement, notons que 5 mots du Thésaurus de l’immensité ne concernent que les femmes (ambifarde, famencrouée, fillecible, sampaxée et polichinelleuse), 4 ne concernent que les insenséjours (nullepartout, papiérate, sampaplainte et tranquillégal·e), 2 que les immenses en situation régulière sur le territoire (déconjoindre et excommuné·e). Bref, 189 des 200 mots inventés par le SDI concernent toutes les catégories de personnes en non-logement ou en mal-logement.

« À la rue, on découvre le vrai visage des gens et la vraie nature du système ! » (V.F., immense)
Est-ce si sûr ? Ne serait-ce pas juste un autre visage des gens et la double nature du système ?

Pour glisser encore un autre mot forgé par le SDI et au risque de nous répéter, on dira que, tous statuts confondus, les immenses y sont, semblablement et chacun·e avec son éclairage propre, d’authentiques « systémologuesn ». Ou on remarquera que le tableau honorant quelque part à Uccle les « mort·es de la rue », fabriqué par un insenséjour et un Belge, est mis à jour tous les ans par un insenséjour et un Belge, et pas toujours le même. Que les deux immenses intervenant en plénière lors de la deuxième Université d’été des immenses du 18 décembre 2023 à L’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles sur le thème « Illégalités, incuries et autres fourberies de l’État » étaient une Belge et un insenséjour, en dialogue. Ou que les deux œuvres achetées par le Musée de la ville de Bruxelles parmi celles présentes dans l’exposition No-home made à la Bourse pendant la première édition de L’immense festival en mars 2024 étaient d’un insenséjour et d’un Algérien pourvu d’un droit de séjour. Etc. Etc. Etc.

1

Cela illustre l’ineptie de la commune sacralisation de l’origine, ce que je dénonce dans « Linéaments pour une fin du passé. Prolégomènes de l’exposition No Past » (article à paraître).

2

Nom donné aux personnes dépourvues d’un titre de séjour, en remplacement de « sans-papiers ». Les 200 mots inventés par le SDI pour bien identifier et combattre le sans-chez-soirisme (17) et bien le décrire (183) se retrouvent dans Le Thésaurus de l’immensité, La Lettre volée, 2024.

3

Voir « De quel piège politique le “savoir expérientiel” est-il le joli nom ? Essai de délocalisation de la pensée décoloniale », à paraitre en décembre 2024 dans la revue BIS, et « Allomorphisme : droit de réponse du Syndicat des immenses », à paraître in Permanences critiques, n°11, automne 2024.

4

Les encadrés sont des slogans du SDI. Les 229 premiers slogans du SDI se retrouvent à la page www.syndicatdesimmenses.be/slogans.

5

Faute de place pour en faire la démonstration, on renvoie à la vidéo « Le sans-chez-soirisme en 33 minutes », à l’article « Dix-sept mots pour en finir avec le sans-chez-soirisme » (Permanences critiques, hiver 2023-2024, p. 57-89) ou sa version courte « Le sans-chez-soirisme n’est pas une fatalité » (Imag, n°370, janvier-février 2024, p.38-42), aux masterclass du SDI ou la conférence gesticulée « Fin du sans-chez-soirisme : généalogie » (sous-titre : « Pour une contre-histoire du sans-chez-soirisme »).

6

Contrairement aux autres piliers du sans-chez-soirisme persistant, le concept de nécropolitique n’a pas été forgé par le SDI mais par le politologue et philosophe Achille Mbembe, qui voulait penser la traite des noirs et le racisme.

7

Udéskif (acronyme approximatif d’Universalisation De Ce Qui Fonctionne). Universalisation de ce qui fonctionne et, concomitamment, désinvestissement progressif, ou abandon pur et simple, de ce qui fonctionne trop rarement ou pas du tout. « 1. Au sein du secteur du sans-chez-soirisme, l’udéskif est aussi précis que simple, car seuls deux dispositifs fonctionnent et, comme par hasard, le (re)logement y occupe une place centrale : A) ledit « modèle ukrainien » mis au point avec une efficacité remarquable en faveur des réfugiés ukrainiens et B) le programme Housing First réservé, pour rappel, aux personnes présentant un double diagnostic, problèmes de santé mentale et d’assuétude. Et ces dispositifs sont aux deux extrémités du spectre, puisqu’ils concernent A) des escapés venant de tomber dans l’immensité et B) les immenses les plus fracassés, désaffiliés, détériorés par la rue. On sait donc maintenant comment s’y prendre. Plus d’excuses ! Priorité à l’udéskif ! 2. Être orienté udéskif, c’est dire, d’un côté, « Pas question de tomber à la rue ! » et, de l’autre, « Pas question d’y rester ! » (extrait du Thésaurus de l’immensité, op.cit., p. 45).

8

Systémologue : terme valorisant l’expertise acquise par les immenses, consécutive à leur expérience intime de la bureaucrature et du déclassement sociétal. « 1. On est au cœur, peu reluisant, du système, et non dans ses marges comme on le dit ! En comparaison, les escapés restent à la surface, n’ont pas idée de ce qui se cache derrière. Ils sont les profiteurs et nous, les systémologues. Ils planent et nous savons. Et en bavons. Du coup, beaucoup de systémologues finissent « non-alignés ». 2. Les insenséjours sont les meilleurs systémologues : eux seuls peuvent lister les cases que les détenteurs d’une carte d’identité nationale cochent sans le savoir. » (extrait du Thésaurus de l’immensité, op.cit., p. 43).

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