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Dossier

L’industrie verrière à Charleroi

Entretien avec Catherine Thomas

26-09-2018

À l’occasion de l’exposition La verrerie, une ruche humaine ? La région de Charleroi de la belle époque aux années folles (1880-1930), qui s’est tenue au Musée du verre de Charleroi de janvier à mai 2018, Catherine Thomas, conservatrice du musée, revisite avec nous l’histoire de l’industrie verrière et son impact social, politique et culturel sur la région de Charleroi.

Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

 

On se trouve sur le site dit du Bois du Cazier à Marcinelle, qui réunit le musée du verre et le musée de l’industrie. Pourriez-vous nous présenter cet endroit ?
Le site du Bois du Cazier, à côté de l’aspect commémoratif de la catastrophe de 1956n, est né d’une volonté de mettre en place une trilogie fer, verre, charbon en mémoire à l’histoire industrielle de la région. Le musée du verre est un musée de la ville de Charleroi qui existe depuis 1973. L’idée était à la fois de créer un institut national du verre qui aurait pour vocation de faire de la recherche dont profiterait l’industrie du verre de la région, mais aussi de permettre au public d’apprendre de manière didactique les différentes techniques du verre. Tout d’abord situé dans un des bâtiments de l’actuel palais de justice de Charleroi, le musée est installé sur le site du Bois du Cazier depuis 2007.

Pourquoi cette exposition, aujourd’hui, sur l’industrie verrière de 1880 à 1930 ?
Au début des années 1880, l’installation des premiers fours à bassins, qui remplacent les fours à pots, marque une véritable révolution dans la production du verre en bouleversant la production, les prix et l’organisation du travail. 1930 marque la fin d’un second temps, celui de la production du verre plat par la technique du soufflage en canon et le début de la mécanisation de la production.
Depuis plusieurs années, le musée consacre ses expositions à l’art du verre. Cette fois on voulait rendre hommage aux hommes, aux femmes et aux enfants qui ont contribué à la richesse de l’industrie du verre dans la région de Charleroi. C’était l’occasion de ré-aborder non seulement des figures bien connues de cette industrie que sont les souffleurs de verre ou les porteuses de canons par exemple, mais aussi d’évoquer des métiers moins connus comme les dockers du verre, les potiers ou les forgerons, de remettre tout en perspective et d’aborder la verrerie comme une ruche où chaque personne, comme chaque abeille, a sa place. L’exposition permet vraiment de découvrir les étapes de la fabrication du verre en mettant en avant les différents acteurs.

Les verriers n’étaient pas des ouvriers tout à fait comme les autres. L’exposition parle même d’une « petite aristocratie »…
Le salaire moyen d’un ouvrier à l’époque était de 1 franc par jour. Mais le souffleur de verre gagnait de 12 à 16 francs par jour. On peut donc bien parler d’une sorte de petite aristocratie. C’était des gens qui pratiquaient l’entre soi : ils allaient au cabaret ensemble, faisaient la fête ensemble et se mariaient entre eux. C’est vraiment une « caste » de familles d’ouvriers verriers qui s’est mise en place à l’époque.

Au niveau politique, ce fut aussi une époque très riche, notamment avec la création de la première organisation ouvrière du bassin de Charleroi, l’union verrière, qui fut notamment dirigée par le fondateur du Parti ouvrier belge. Puis il y a eu les émeutes de 1886, auxquelles les verriers ont largement pris part. Pour vous est-ce que le témoignage de ces luttes sociales, permet aussi la transmission d’une mémoire militante, politique, aujourd’hui ?
Le syndicat des verreries est le premier syndicat à avoir été créé sur le territoire belge. La première union verrière date de 1882. C’est effectivement Albert Delwarte, également à l’origine du Parti ouvrier belge, qui en est l’un des initiateurs avec Oscar Falleur et Xavier Schmidt. Ce qui est certain, d’un point de vue historique, c’est qu’elle a défendu corps et âme le droit des verriers, parfois même à outrance.

La Belgique est, aujourd’hui encore, marquée par ce syndicalisme assez fort qui a su défendre certaines causes et trouver un écho au niveau politique pour obtenir des droits pour les ouvriers et les travailleurs.

En 1886, les émeutes éclatent à Charleroi et on accuse les verriers d’avoir mis le feu aux poudres, ce qui va valoir à Oscar Falleur et à Xavier Schmidt d’être traduits en cour d’assises. Leur condamnation signe l’arrêt de mort de l’organisation. L’union verrière est refondée en 1894 et son nouveau président, Edmond Gilles, sera particulièrement intransigeant, non seulement avec les patrons mais également avec les ouvriers. Dans Le journal de Charleroi, qui lui est dévoué et lui offre la tribune, il critiquera violemment les souffleurs de verre et les ouvriers verriers qui continuent à travailler pendant les grèves et ira même jusqu’à les accuser de trahison.
Tout cela a sans doute influencé le syndicalisme militant du début du XXème siècle. La presse de l’époque fait vraiment l’écho d’une défense de l’ouvrier verrier et des droits des souffleurs de verre face au patronat. Au moment de la mécanisation de la production de verre plat, l’union verrière va également être très importante pour protéger les droits des souffleurs de verre. La Belgique est, aujourd’hui encore, marquée par ce syndicalisme assez fort qui a su défendre certaines causes et trouver un écho au niveau politique pour obtenir des droits pour les ouvriers et les travailleurs.

L’exposition aborde les difficiles conditions de travail ou encore la question du travail des enfants et des femmes. En parallèle, elle insiste aussi sur la fierté de ces hommes de maitriser un savoir-faire ancestral. N’y a-t-il pas un risque de « nostalgisation », d’édulcoration du passé ouvrier ?
Ce qui est sûr c’est que les conditions de travail étaient très difficiles. Il faut s’imaginer dans un lieu clos, noir, chaud à n’importe quelle période de l’année, devant les fours où le verre en fusion chauffe à 1200 degrés, où l’on transpire énormément, où le risque d’accident est réel. Mais il faut aussi se rendre compte que ce sont des gens qui sont très fiers de leur savoir-faire. Celui-ci ne s’apprend pas à l’école et est donc transmis de père en fils depuis que les premiers souffleurs allemands sont arrivés dans la région au début du XVIIIème siècle. Ce savoir-faire est jalousement gardé et les recettes ne sont pas communiquées entre verreries. Il y a aujourd’hui des couleurs que l’on ne pourra jamais reproduire car on n’a plus la recette de la « poudre de perlimpinpin » adéquate.

Les gens n’ont pas l’air malheureux, ils n’ont pas l’air de mourir de faim, ils n’ont pas l’air tristes, ils ont un regard sûr d’eux et ils sont fiers de poser pour ces photos.

Sans doute que la réalité a été édulcorée mais il me semble que l’on peut constater, sur les différentes photos exposées, que les gens n’ont pas l’air malheureux, qu’ils n’ont pas l’air de mourir de faim, qu’ils n’ont pas l’air tristes, qu’ils ont un regard sûr d’eux et qu’ils sont fiers de poser pour ces photos. Sur presque toutes ils posent d’ailleurs avec un canon auprès d’eux comme pour dire : « Voilà ce que l’on sait faire ici dans notre verrerie. » Cette fierté était bien réelle, elle n’est pas inventée.
Malgré tout, ils étaient bien conscients des risques qu’ils encouraient à travailler le verre. Les accidents même s’ils étaient rares, étaient généralement fatals. Un ouvrier verrier qui tombait dans une fosse de verre en fusion mourrait dans d’atroces souffrances. C’était très rare mais c’était terrible. D’autre part, quand on lit le contrat de travail d’un souffleur de verre, on relativise nos propres conditions de travail. Je ne dis pas qu’il faut tout accepter, bien au contraire, mais il me semble que cela permet de reconsidérer les choses avec plus de clairvoyance et d’ouverture d’esprit. Les combats sociaux ont réellement permis d’obtenir des droits pour le travailleur.

La mécanisation de la production du verre va tout changer ?
Avec la mécanisation de l’industrie du verre plat, le souffleur de verre avec son savoir ancestral va être réduit à l’état d’ouvrier et pour lui socialement c’est terrible. Non seulement parce qu’en tant qu’ouvrier il gagne moins bien sa vie, mais surtout parce qu’on lui a enlevé sa raison d’être, l’intérêt de son savoir. D’ailleurs à ce moment-là, beaucoup de souffleurs ont été mis à la retraite parce qu’ils ne supportaient pas l’infamie provoquée par la mécanisation. L’industrie du verre est restée longtemps artisanale par rapport à la métallurgie ou le charbon qui ont, dès le XIXème siècle, bénéficié de recherches technologiques.

L’industrie du verre a donc longtemps été à part ?
La puissance de l’union verrière et la conscience que les souffleurs de verre avaient un savoir-faire incomparable ont fait que pendant longtemps personne n’osait toucher aux verreries. D’ailleurs au début du XXème siècle arrive un moment où les prix de revient sont trop élevés parce que la matière première devient chère (charbon, soude…). Les maitres de verrerie essayent alors de diminuer les couts de production pour que le prix de revient baisse et qu’ils soient concurrentiels sur le marché international, mais jamais ils n’ont osé toucher au salaire des verriers parce qu’ils méritaient ce qu’ils gagnaient. C’est d’ailleurs pour cela que le verre belge va s’exporter dans le monde entier jusqu’au début du XXème siècle et que Charleroi sera le premier producteur et le premier exportateur mondial de verre plat à cette époque ; parce qu’ils sont dans une situation de non-concurrence et parce que la qualité du verre est reconnue mondialement. Au début du XXème siècle, la force productive à
Charleroi est telle que l’on produit chaque année des milliers de mètres carrés de verre plat et la région compte environ 10 000 ouvriers verriers.

La verrerie c’est une industrie dont il ne reste plus de traces. À Charleroi, les bâtiments qui abritaient des verreries ont tous été détruits.

Et aujourd’hui, que reste-t-il ?
Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de tout cela. L’industrie du verre traditionnelle, artisanale, s’est terminée en 1930, c’est pourquoi l’exposition s’arrête à cette date. Après il y a la mécanisation, puis le marché mondial s’ouvre et la concurrence étrangère devient de plus en plus rude. Les petites verreries périclitent, celles qui résistent fusionnent pour créer des groupes plus importants, tels Mecaniver, Glaver ou Univer qui sont des consortiums de verreries qui se mettent en place pour résister à la concurrence étrangère. Au début des années 1960, Glaver et Univer vont fusionner pour former le grand groupe Glaverbel. Puis Glaverbel va être racheté par le groupe japonais Asahi Glass Company (AGC). Aujourd’hui ce qui reste du verre en Belgique appartient à ce groupe. Il y a le centre de recherche européen d’AGC à l’aéropôle de Gosselies. Il y a aussi une entreprise de production de verre plat à Moustier-sur-Sambre. Il y a encore une usine de verre anti-feu à Seneffe et une pour la production de verre pour les voitures à Fleurus mais c’est tout.
Le drame par rapport à la verrerie c’est que c’est une industrie dont il ne reste plus de traces. À Charleroi, les bâtiments qui abritaient des verreries ont tous été détruits. Au niveau de l’archéologie industrielle, il ne reste plus rien du tout, à part le musée du verre et ses quelques photos et documents. Aujourd’hui l’histoire d’une verrerie va se découvrir à partir de chiffres, de photos, des grands mouvements sociaux qui ont été relatés dans la presse, mais la vie d’une verrerie au quotidien n’est plus écrivable.

La maxime du site du Bois du Cazier est : passé, présent pour le futur.
C’est une maxime qui est valable pour beaucoup de musées d’histoire. Connaitre son passé permet de mieux appréhender l’avenir mais aussi de ne pas refaire les mêmes erreurs. Ce qui est important pour Charleroi et pour la fierté de la région c’est que ce passé contribue à son identité. La verrerie c’est dans les gènes de la population. Il y a beaucoup de Carolos qui ont un oncle, un grand-père, un arrière-grand-père qui a été souffleur de verre. Si l’on observe la toponymie de la région, on voit que les noms de rues sont vraiment empreints de cette histoire, c’est la matérialisation d’un passé qui est toujours présent dans la vie des gens. Il y a encore aujourd’hui cette fierté de dire « mon père ou mon grand-père était souffleur de verre ». Le passé est donc nécessaire pour créer une identité forte qui permet d’appréhender l’avenir de manière positive. Pour la région de Charleroi, c’est important de se dire que d’un glorieux passé peut peut-être renaitre un glorieux avenir. Le fait que l’AGC ait décidé d’installer son centre de recherche à Gosselies marque aussi la reconnaissance de la région de Charleroi comme berceau de l’histoire du verre et c’est une façon de la pérenniser. Aujourd’hui il n’y a plus de production mais il y a de la recherche fondamentale, de la recherche scientifique et finalement Charleroi garde sa place sur la carte de l’industrie du verre en Europe et dans le monde.

Image : © Éliane Fourré, Benvenuto, Linogravure, 2013

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Le 8 aout 1956, ce charbonnage fut le théâtre de la plus importante catastrophe minière en Belgique causée par un incendie, avec 262  victimes sur les 274 hommes présents dans la mine.

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