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Dossier

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

31-07-2023

L’école, en tant que lieu d’apprentissage de savoirs et de la vie en communauté, est régie par un grand nombre de rituels qui définissent le rôle et la place de chaque individu (adulte et enfant) dans le groupe. Pour Bernard Delvaux, l’institution scolaire actuelle reproduit les schémas de la société libérale dans laquelle elle s’inscrit et ne favorise pas suffisamment l’émancipation et l’esprit critique. Il invite à repenser profondément ce modèle et propose de nouveaux rituels pour une école qui permette l’expression d’une pensée la plus autonome possible dans un rapport d’égalité de pouvoir entre les individus.

Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie.

L’école est une institution fortement ritualisée, fondée sur une stricte organisation de l’espace et du temps et une définition précise des rôles de chacun·e. Cette organisation très figée ne participe-t-elle pas au système de reproduction sociale ?
Oui, les institutions comme l’école sont très ritualisées car les rites sont un facteur de stabilisation. Tout rite est un institué qui contraint et potentiellement, selon la manière dont il est conçu, il peut aussi être un moyen d’instituer du neuf. C’est donc assurément un institué et potentiellement un instituant. L’école est clairement un système de reproduction même si elle affirme avoir une fonction de développement de l’esprit critique, d’émancipation et d’épanouissement. Car, globalement, l’école s’inscrit dans la société telle qu’elle est actuellement. Je travaille en ce moment sur l’imaginaire sous-jacent à l’institution scolaire. On y décèle un projet de société qui, selon moi, devrait être repensé à la racine. Je pense que l’école devrait être tout autre que ce qu’elle est actuellement. Des personnes essayent d’ailleurs de développer autre chose au sein de cette institution. Mais ce sont toujours des initiatives très locales menées de façon isolée par quelques professeur·es, ou des créations d’écoles qui se veulent alternatives mais qui peinent à être autre chose qu’un produit de plus dans le marché scolaire.

Alors, quelle grande orientation donner à l’école et quels rites émancipateurs pourraient venir ancrer cette nouvelle orientation, dont l’objectif ne serait plus la reproduction de l’institution mais plutôt sa transformation ?
Ma réflexion est vraiment embryonnaire sur ce point, mais je verrais trois types de rites émancipateurs. Ces rituels mobiliseraient chaque fois ce qu’on appelle la « classe », un mot qu’il faudrait cependant remplacer par le mot « collectif » car « classe » fait référence au classement, au rassemblement de gens qui se ressemblent, alors qu’un collectif d’apprentissage devrait être hétérogène à l’image de la société. Du moins si, collectivement, nous voulons maintenir une institution éducative commune non pour produire des individus compétitifs mais pour donner corps à un projet de société réellement démocratique et qui soit vecteur de liberté pour tout individu. Une société où il importerait dès lors d’apprendre dès le plus jeune âge à vivre des relations d’égal pouvoir avec des autres différents de soi. Les rites que je propose devraient être conçus à l’échelle de ce collectif, qui serait un vrai collectif de vie, avec une moindre asymétrie de relation entre l’enseignant·e et les élèves. Même s’il ne faut pas nier les différences de rôles, ni délester l’enseignant·e de toute autorité, il importe d’associer beaucoup plus qu’aujourd’hui les élèves aux décisions.

L’égal pouvoir c’est respecter le plus possible le fait que chacun·e puisse avoir pouvoir sur lui-même et que chacun·e puisse contribuer de manière égale à la définition du « pouvoir sur nous », de ce que nous collectif décidons de faire ensemble.

Le conseil de la classe
Tout d’abord, il y aurait un rite de prise de décision, quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle le « conseil de la classe » et qu’il ne faut pas confondre avec le conseil de classe. Un lieu qui rassemblerait les élèves et l’enseignant·e pour prendre des décisions, traiter des problèmes qui se passent dans le collectif. Pas uniquement pour traiter des points anecdotiques comme la couleur du mur, l’entretien des toilettes ou l’heure d’entrée en classe mais aussi pour décider d’une partie des contenus d’apprentissage. Je pense en effet que, plutôt que des contenus prédéfinis à travers des référentiels et des programmes, il faudrait beaucoup plus privilégier la définition de projets, d’enquêtes et de recherches. C’est-à-dire mobiliser le collectif ou des sous-groupes de ce collectif, pour mener l’enquête par rapport à des questions qui font sens pour eux. Les élèves devraient pouvoir proposer un certain nombre de problématiques en lien avec ce qu’ils ou elles ont vécu·es à l’intérieur de l’école (conflits, rapports de pouvoir, etc.), avec ce qu’ils ou elles voudraient voir changer dans l’organisation de l’école, ou avec ce qu’ils et elles ont vécu à l’extérieur. Ou encore à propos de problématiques sociétales qui, à différentes échelles, les préoccupent. L’idée, à travers ce rite, est de développer ce que j’appelle « l’égal pouvoir ».

L’école devrait en effet avoir pour objectif premier d’apprendre aux jeunes à vivre des relations d’égal pouvoir. Elle devrait moins se préoccuper d’égaliser les puissances, les ressources, et donc les chances d’obtenir, à travers cette accumulation de ressources, les places convoitées dans la société. L’égal pouvoir est un état où chacun·e pourrait avoir pouvoir sur lui·elle- même et pourrait réellement contribuer à la définition du « pouvoir sur nous » (ce que nous, en tant que collectif, décidons de faire ensemble). Ces « pouvoir sur soi » et « pouvoir sur nous » renvoient à l’idée d’autonomie, c’est-à-dire à la capacité de prendre des décisions qui soient le moins possible conditionnées. Ce n’est bien sûr jamais possible de se libérer de tout conditionnement mais on peut chercher à en être conscient·e et, à partir de là, prendre une décision pour soi-même ou pour nous-mêmes. Un tel objectif représente évidemment pas mal de défis. Comment donner la parole à tou·tes ? Comment faire en sorte que cette parole soit prise en compte, y compris quand elle est exprimée par celles et ceux qui n’ont pas les codes ou qui ont une faible capacité rhétorique ? Comment détacher le pouvoir des ressources qu’on mobilise habituellement pour avoir ce pouvoir, notamment les ressources de la rhétorique ? Je fais ici référence aux travaux de Jacques Rancièren qui considère que l’égalité n’existe qu’à partir du moment où ceux et celles qui n’ont pas les codes peuvent se faire entendre, sans avoir besoin au préalable d’acquérir ces codes, sans conditionner la prise en compte de la parole d’une personne au fait qu’elle parvienne à l’exprimer clairement. Le conseil de la classe devrait instituer des dispositifs favorisant cela, avec un·e animateur·ice extrêmement vigilant·e sur les rapports de pouvoir entre les élèves. Ce serait donc un premier type de rituel, encore à inventer, mais à partir d’essais déjà existants dans la pédagogie Freinet ou la pédagogie institutionnelle. L’objectif serait d’en faire un lieu où chacun·e apprenne à vivre le plus près possible du principe d’égal pouvoir.

Célébrer notre commune humanité
Le second rite viserait à célébrer notre commune humanité. Là, je me rapproche de Gérard Fourezn quand il dit qu’il est important de célébrer des temps forts, donc de s’arrêter. Ces temps forts ne sont pas uniquement des temps joyeux, ils peuvent aussi être en lien avec des évènements douloureux ou qui se sont mal passés.
C’est l’occasion de donner de la profondeur, de prendre du recul, de s’arrêter, de mettre des mots sur des choses, et à travers ça de restructurer nos rapports sociaux et notre manière de voir notre histoire. Dans le cas des évènements qui se sont mal passés, le rite est l’occasion d’éprouver que quand une personne a commis un acte négatif, on parvient d’une certaine façon à la comprendre parce qu’elle partage avec nous le fait d’être « modestement humain·es », limité·es, régi·es par les affects, capables des pires choses et donc aussi, jusqu’à un certain point, capables de comprendre ceux ou celles qui les commettent. Cette limitation commune, due à notre commune humanité, est une des caractéristiques qui nous rend humain·e et non pas sur-humain·e. C’est une limite que nous devons accepter et assumer. Mais il y a aussi d’autres moments où l’on se sent profondément humain·e, où l’on se sent relié·es à la fois à soi, aux autres et au monde. Quand on vit des moments intenses, on a l’impression d’être unifié·e, en harmonie avec soi- même, en harmonie avec les autres, c’est-à-dire en capacité de les comprendre et d’être compris·e par eux·elles au-delà de toute superficialité. Hartmut Rosa évoque dans son livre sur la résonancen cette capacité de résonner, donc d’être touché·e et de toucher. Il dit combien chacun·e est en quête de cela mais aussi comment ce besoin a été marchandisé, notamment à travers des évènements sportifs ou des spectacles où l’on se sent vibrer à l’unisson. Ce sont des rituels marchandisés, pas seulement au sens où ils sont payants ou conçus par des gens qui cherchent à faire du profit, mais dans le sens où ils sont préformatés, conçus pour provoquer la résonance. Alors que, d’après Hartmut Rosa, la vraie résonance a lieu lorsqu’il y a de l’inattendu. On voit l’ambiguïté du rite qui a une forme « standard » mais qu’il faut habiter. Pour que ça ait du sens, il ne faut pas que cela devienne une ritournelle, il faut que les gens l’investissent, se l’approprient et lui donnent du sens. Les rites donnent des repères mais doivent être modifiables, sinon ils n’ont pas un caractère émancipateur. Si des personnes qui participent à un rite sentent que celui-ci ne leur convient pas, il faut qu’il y ait un espace qui permette de remettre en question ce rite ou certains aspects de celui-ci.

Le second rite serait donc la célébration de notre humanité dans sa double face. À l’intérieur de l’école, on devrait pouvoir prendre le temps de s’arrêter aux moments où il y a des évènements ; où l’on a été malheureusement humain·e ou profondément humain·e, et prendre le temps de célébrer cela. Prendre du recul, faire un temps d’arrêt, mettre des mots, permettre l’échange.

Rite de passage
Le troisième type de rite est un rite de passage. Notamment le passage d’une classe à l’autre, d’un statut A à un statut B. À ce niveau-là, il existe déjà un certain nombre de rites mais qui devraient être profondément repensés parce que souvent ce sont des célébrations de la réussite. Notamment quand on recourt aux cérémonies des diplomations à l’anglo-saxonne, avec costumes, que personnellement je trouve affreuses. Ce sont des processus de passage ancrés dans un imaginaire individualiste et libéral. Il y a là quelque chose qui se passe, ce qui est plutôt positif, mais il faudrait pouvoir inventer des rites de passage qui ont une autre dimension, moins centrés sur la célébration de la réussite individuelle.

Ces trois types de rituels proposent tous une redéfinition assez fondamentale du rôle de l’enseignant·e. Il s’agit de donner beaucoup plus de place aux jeunes et même aux enfants dès le plus jeune âge. Derrière cela, il y a l’idée qu’on peut éduquer à l’autonomie. Autonomie au sens fort du terme, c’est-à-dire pouvoir définir le plus possible ses propres lois de manière indépendante, non conditionnée. Souvent, aujourd’hui, on entend par « autonomie » le fait de pouvoir faire tout·e seul·e ce que le pouvoir veut que l’on fasse. Par exemple, quand un professeur dit qu’un élève est autonome, il veut dire que cet élève fait ce qu’il veut qu’il fasse sans qu’il ait besoin de le lui dire. Si on veut éduquer à l’autonomie – jamais atteinte, toujours en devenir, toujours à remettre en question –, il faut parier sur l’autonomie déjà là. Ces quelques rites permettent l’expression de la pensée autonome, certes imparfaite mais qui part du fait que l’on a des individus déjà autonomes et en voie de l’être davantage. On se fonde sur la part d’autonomie déjà présente et on la travaille avec le ou la jeune. En évitant de remplacer cette dépendance par une autre dépendance.

Est-ce que cela ne passe pas aussi par une modification des matières enseignées ? Pour cultiver cette autonomie mais aussi pour penser les enjeux actuels tel que le dérèglement climatique par exemple ?
Pour moi, ce n’est pas une question de matières. Je pense d’ailleurs qu’il faudrait délester la liste des matières à voir. Il y a des matières ou des compétences indispensables, notamment autour du langage (pas seulement la maitrise fonctionnelle, mais aussi la réflexion sur ce langage), mais pour le reste, je serais pour que l’on travaille davantage avec cette idée de projet dont je parlais plus haut, partir des problèmes qui concernent les jeunes et aborder les matières à partir de ces interrogations-là. Il faudrait juste veiller à ce qu’au fil de la scolarité on ne travaille pas toujours les mêmes problématiques. Ce cursus, qui n’en serait pas un, serait quand même commun dans le sens où ce qu’on essayerait de travailler, c’est l’autonomie et le rapport d’égalité de pouvoir entre les individus. Une partie optionnelle, croissante avec l’âge, devrait être articulée à la partie commune, c’est-à-dire au collectif hétérogène car c’est dans ce collectif que l’on amènerait les jeunes à réfléchir à leurs choix d’options et au pourquoi de ces choix. Chaque jeune amènerait aussi dans le collectif ce qu’il ou elle aurait appris ailleurs. Ce serait l’occasion de réfléchir à l’expérience vécue dans des espaces où les jeunes seraient amené·es à rencontrer d’autres types de personnes, pas nécessairement du même âge.

C’est comme cela que je concevrais l’école idéale. Je m’inspire ici notamment de John Deweyn et de Paulo Freiren. Et cette nouvelle école, je l’appellerai « l’Infusante ». Parce que je pense que c’est important de forger de nouveaux mots si l’on veut provoquer un changement d’imaginaire. Et parce que les collectifs d’apprentissage devraient être des lieux permettant aux jeunes et aux formateur·ices d’avoir le temps de partager aux autres l’essence de ce qu’ils et elles sont, et de laisser infuser en eux·elles ce que les autres leur auront partagé.

1

Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, 2004.

2

Gérard Fourez (dir.), Des compétences pour la vie, Couleur livres, 2007.

3

Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.

4

John Dewey, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Armand Colin, 2018.

5

Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, Agone, 2011.

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Journal 56
Rituels #1
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Imaginer nos rituels à venir

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Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

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L’Infusante ou l’école idéale

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