« Il n’y a pas à cultiver une culture de l’hospitalité. Elle est la culture même, il n’y a pas de lien social sans un principe d’hospitalité. » Cette pensée de Jacques Derrida est au cœur de l’analyse de Mathieu Bietlot, publiée en 2013 dans le Journal de Culture & Démocratie. De manière dense et synthétique, l’auteur propose un éclairage philosophique sur cette notion d’hospitalité. Une démarche qui conserve toute sa pertinence dans un contexte où l’on oublie le caractère fondamental de l’accueil de l’autre.
Selon une tradition philosophique qui puise ses racines dans la mythologie antique et est entretenue par des penseurs contemporains tels Jean-Luc Nancy ou Alain Brossat dans la suite de Lévinas et de Derrida, l’hospitalité constitue un principe éthique absolu, pour ne pas dire l’essence même de l’éthique. Rigoureusement entendue, l’hospitalité se doit d’être inconditionnelle. Ce principe premier ne peut être subordonné à d’autres principes ni limité par des règles, des normes ou des critères. L’hospitalité n’a pas besoin de raisons, de justifications, elle s’accorde sans réserve ni calcul, en dehors de tout intéressement. René Schérern a montré que, dans l’Antiquité grecque, l’hospitalité fait référence à des lois immémoriales, des lois d’avant la loi, d’avant le droit, d’avant l’État et ses politiques. Jacques Derrida parle, lui, de la grande loi de l’hospitalité, « cette Loi inconditionnelle, singulière et universelle à la fois, qui commanderait d’ouvrir les portes à chaque un et à chaque une, à tout autre, à tout arrivant, sans question, sans identification même, d’où qu’il vienne et quel qu’il soitn ».
Inconditionnelle et absolue, elle reçoit l’autre sans lui ôter son altérité, sans attendre qu’il se conforme aux règles de la maison. Elle l’accepte comme étrange, comme intrigant, comme inconnu, comme intrusn, sans chercher à l’assimiler ou à le ramener à du connu. Elle exige « que je lui donne lieu, que je laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans ce lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nomn ». Être hospitalier, c’est s’exposer à la surprise et à l’imprévisibilité de l’autre. C’est se confronter à l’altérité infinie dont il est porteur. C’est donc se laisser altérer par l’autre, le laisser remettre ma maison et mon identité en question. C’est saint Julien accueillant et réchauffant contre son corps le lépreux. Pour Alain Brossat, l’hospitalité inconditionnelle implique d’accueillir l’autre également dans son adversité et son hostilité. C’est Elsa (Dita Parlo), l’Allemande, dans La Grande Illusion, qui héberge, nourrit et soigne les prisonniers évadés (Gabin et Dialo).
« L’hospitalité s’adresse, en effet, au plus lointain, au plus différent ; ici, elle s’exerce même au bénéfice de l’ennemi, et circonstance aggravante, en temps de guerren. » À la fois l’éthique de l’hospitalité commande cet accueil inconditionnel, à la fois elle n’a rien à prescrire. Selon Derrida, l’hospitalité n’est pas un principe éthique, c’est le principe même de l’éthique qui, pour Lévinas, précède tout commandement, toute ontologie, toute politique. « En tant qu’elle touche à l’ethos, à savoir à la demeure, au chez soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part coextensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite.n »
Politiques inhospitalières
Toute traduction d’un principe éthique dans une politique et législation se révèle inévitablement réductrice. De surcroît, l’hospitalité, par définition, s’accommode mal de toute réglementation qui chercherait à la mettre en œuvre puisqu’une telle codification implique d’établir des critères, des procédures, des droits, des devoirs, etc. qui ne pourront que limiter l’inconditionnalité et l’imprévisibilité de l’hospitalité. Brossat la qualifie de « cristal trop pur pour être confié aux États, à l’administration, aux pouvoirs modernesn ».
Et de fait, lorsque l’État aujourd’hui prend en charge l’arrivée de l’étranger à travers ses politiques de migration et d’asile – ou l’accueil de l’altérité à travers ses politiques d’intégration –, les législations et les pratiques en vigueur se situent à l’antipode absolu de l’éthique de l’hospitalité. inutile de détailler ici. De réforme en réforme, et quel que soit le ministre en fonction, ces politiques sont animées par une suspicion systématique à l’égard de l’étranger (fraudeur, profiteur, abuseur, intégriste, terroriste, etc.). Elles soumettent l’accueil de l’autre, sa protection, son séjour, ses études, son droit de vivre en famille, etc. à des conditions financières, administratives, policières de plus en plus élevées pour ne pas dire surréalistes. Elles attendent de l’étranger qu’il s’assimile complètement à la société d’accueil, qu’il s’intègre en reniant son altérité, ses coutumes, ses pratiques religieuses, etc. Elles ne tolèrent aucun imprévu dans la trajectoire d’intégration de l’étranger : qu’il divorce, change d’emploi, déménage sans le signaler ou commette un écart de conduite, il perdra son droit d’être là.
Du côté de la philosophie, on peut repérer dans l’œuvre de Kant un début de dévoiement de l’éthique antique dans les politiques actuelles. Kant a tenté de formuler des principes politiques susceptibles d’inscrire l’éthique de l’hospitalité dans une législation internationale. Mais il s’est heurté aux limitations inhérentes à toute politique. C’est dans deux petits textes, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique et Projet de paix perpétuelle qu’il pose les fondements du droit international et d’une politique de l’hospitalité. La surface de la terre étant limitée et « sphérique, les hommes ne peuvent se disperser à l’infini », il faut « qu’ils se supportent les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autren ». Les humains sont naturellement amenés à vivre ensemble et à définir les bases d’une organisation internationale qui permette une coexistence pacifique. Les trois principes posés par Kant pour garantir un état de paix entre les nations sont l’État de droit (« constitution républicaine ») qui devrait être instauré dans chaque pays, un droit international basé sur une fédération d’États libres (autrement la SDN ou l’ONU), et un droit cosmopolitique restreint aux « conditions de l’hospitalité universelle ». Kant entend par là que tout homme a le droit de se présenter sur un territoire « sans être traité en ennemi » et de « se proposer comme membre de la société n».
On peut saluer Kant d’avoir anticipé au XVIIIe siècle le droit international et osé poser l’hospitalité à son principe. Une lecture attentive du texte et des limites que Kant appose à ce droit révèle cependant que la conception kantienne de l’hospitalité s’apparente davantage aux politiques d’accueil contemporaines qu’à l’éthique de l’hospitalité. D’abord, l’hôte peut « renvoyer » ou « refuser de recevoir » l’étranger, sauf si cela entraîne sa « perte » ou sa « mort ». Kant anticipe ici la Convention de Genève de 1951. Ensuite, Kant ajoute que « l’étranger ne peut prétendre à un droit de résidence n», car l’hospitalité ne concerne qu’un « droit de visite dû à tous les hommes ». il s’agit donc moins du droit à l’immigration que d’un droit au tourisme. Enfin, le droit à l’hospitalité kantien se trouve conditionné. L’étranger sera accepté « tant qu’il se tient paisiblement à sa place » ou « tant qu’il n’offense personne » ou encore à condition de rester, en toutes circonstances, prévisible : un « homme de principe, dont on sait avec certitude ce que l’on peut attendre, non pas certes de son instinct, mais de sa volonté n». Cette condition est celle que de nombreux sociologues de l’immigration, d’Abdelmalek Sayad à Andrea Rea, ont appelée le devoir d’irréprochabilité, de docilité et finalement d’invisibilité auquel sont astreints les immigrés.
Être hospitalier, c’est s’exposer à la surprise et à l’imprévisibilité de l’autre. C’est se confronter à l’altérité infinie dont il est porteur. C’est donc se laisser altérer par l’autre, le laisser remettre ma maison et mon identité en question.
L’étranger peut éventuellement demeurer parmi nous, pour peu qu’il ne dérange nullement nos habitudes, ne soit pas étrange pour un sou, se plie à ce que l’on attend de lui, ne formule pas la moindre revendication, oublie aux vestiaires de son exil son identité et ses projets. Un être paisible et prévisible. L’hôte n’est accepté que s’il n’est pas l’Autre qui nous demanderait une attitude hospitalière avec la remise en question de soi et l’effort d’égalisation qu’elle requiert. Précisons, à la décharge de Kant, que cette limite qu’il assigne au droit de visite visait moins la situation des migrants actuels que les exactions des colons de son époque.
Infléchir la politique ou la subvertir?
Faut-il faire de l’hospitalité une éthique ou une politique ? Kant soulignait l’importance de définir l’hospitalité comme un droit fondamental reconnu par une instance politique et non comme une faveur relevant de la philanthropie ou de l’humanisme. Jacques Derrida entendait prolonger la réflexion kantienne en vue d’infléchir le droit international et les politiques actuelles vers plus d’hospitalité et de cosmopolitisme. Afin que la Loi inconditionnelle de l’hospitalité ne reste pas un vœu pieux sans effectivité ou une norme molle sans cesse pervertie, elle doit se traduire dans « les lois conditionnelles d’un droit à l’hospitalitén ». Des politiques sont nécessaires « pour tenter de rendre l’accueil effectif, déterminé, concret, pour le mettre en œuvre. D’où les “conditions” qui transforment le don en contrat, l’ouverture en pacte policé ; d’où les droits et les devoirs, les frontières, les passeports et les portesn ». Et Derrida bien sûr de rappeler que ces lois doivent demeurer en tension permanente avec la Loi ou les principes qui les animent.
Alain Brossat, à l’inverse, estime que toute tentative de transcription du principe d’hospitalité dans le droit est vouée à l’échec et que l’hospitalité est trop précieuse pour être confiée à la politique. C’est aux citoyens de la prendre en charge et, par là, subvertir les politiques. « Ce caractère incalculable, ingouvernable de l’hospitalité est bien la raison pour laquelle les États policiers de notre temps la tiennent en grande défiance et, le plus souvent, la proscrivent. Elle se glisse entre les mailles du contrôle le plus vigilant, elle peut être ouverte, déclarée ou furtive, secrète, discrèten… » Brossat dénonce ici, à la suite de Derrida, le « délit d’hospitalité » instauré par nos gouvernements pour sanctionner les citoyens qui hébergent des sans-papiers. il en appelle alors à une pratique volontairement désobéissante de l’hospitalité. Une pratique imprévisible, surprenante, susceptible d’opérer des déplacements, des dessaisissements, des remises en questions, des subversions du cours normal des choses et de l’ordre de la maison. L’hospitalité peut se pratiquer dans la souffrance et le sacrifice, tel saint Julien, mais souvent « elle est infiniment plus légère et joyeuse, puisqu’elle ouvre une brèche dans la monotonie des joursn ».
Sans trancher entre ces deux positions, nous apporterons un dernier élément susceptible de les articuler. Tout le propos de Kant sur l’hospitalité ne concerne pas l’État, mais les relations entre individus. L’hospitalité relève pour lui des droits et devoirs des citoyens, non de la puissance publique, du droit cosmopolite et non du droit des gens. il instaure donc une forme de solidarité internationale ou de droit d’asile privé, obligeant chaque citoyen à accueillir les personnes fuyant la persécution. Derrida reprendra cette idée ainsi que la distinction kantienne entre droit de visite et droit de résidence : le premier relève de l’éthique de l’hospitalité et incombe aux individus, le second relève de la politique et appartient aux prérogatives de l’État. Brossat précise, pour sa part, que l’hospitalité, réservée aux citoyens, est trop sacrée pour être confiée aux États, mais que ceux-ci peuvent être sommés d’organiser une politique de l’étranger ou un règlement des circulations, bref une politique de migration, plus civilisée et éclairée que celles que nous connaissons. Cette politique de migration devrait, à tout le moins, avoir pour boussole « ce qui constitue l’alpha et l’oméga supposé de la modernité démocratique – la doctrine des Droits de l’Homme ». il propose alors, ce que j’appellerai à la manière kantienne, l’impératif catégorique des Droits de l’Homme : « Tout droit de circulation que je réclame pour moi-même, je le réclame pour tous les autresn. »
René Schérer, Zeus hospitalier. Éloge de l’hospitalité, Paris, éditions Armand Colin, 1993.
Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, éditions Galilée, 1997, p. 46.
Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Paris, éditions Galilée, 2000.
Anne Dufourmantelle et Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, éditions Calmann-Lévy, 1997, p. 29.
Alain Brossat, « L’hospitalité comme cristal » in Autochtone imaginaire étranger imaginé, Bruxelles, éditions du Souffle, 2012, p. 97.
Jacques Derrida, op. cit., p. 42.
Alain Brossat, op. cit., p. 91.
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, 1795.
Ibid.
Une autre traduction propose: « il n’est pas question du droit d’être reçu et admis dans la maison d’un particulier. »
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1863.
Jacques Derrida, op. cit., p. 57.
Entretien de Dominique Dhombres avec Jacques Derrida, « il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité », in Le Monde, 2 décembre 1997.
Alain Brossat, op. cit., p. 96.
Ibid., p. 97.
Ibid., p. 92.